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Le monde nous appartient (2012)
Stephan Streker

Lignes de fuite

Par Mathieu Li-Goyette
Julien rêve de foot. Pouga, de crimes. Les deux, de reconnaissance. Le premier fait face à un père surmené et démissionnaire (Olivier Gourmet) bien trop occupé à régler ses problèmes de jeu pour veiller sur son fils. Le second n'a plus de père, ce criminel mystérieusement disparu qui lui a tout appris ; il trouve alors chez Zoltan (Reda Kateb) une figure paternelle de rechange qui est tout aussi truand et convaincant. Tout le film grandit peu à peu d'un hasard, de plusieurs hasards : par hasard Julien et Pouga fréquentent les mêmes quartiers, par hasard ils fêtent dans les mêmes boîtes de nuit, par hasard ils ne se sont jamais connus. Jamais sinon par la lame d'un canif, l'arme d'un crime qui unit viscéralement le bras du bandit au torse du sportif et qui transforme le hasard en fatalité. C'était par un soir tranquille, nous montre la scène d'ouverture, un soir tranquille où deux gamins, enorgueillis par l'amour et l'ambition, ont osé penser que le monde pouvait leur appartenir.

Toute l'intelligence de Stephan Streker émerge dès cette scène d'ouverture, une introduction qui n'aurait pas déplu au Billy Wilder de Double Indemnity et qui lance l'ancien critique de cinéma dans une direction hautement stimulante où le spectateur tente non seulement de recoller les morceaux du drame avant que celui-ci n'ait lieu, mais aussi de comprendre (tout en s'attachant à eux) ces deux personnages qu'on ne saurait antagoniser. C'est-à-dire que malgré la structure à rebours du récit, malgré la caractérisation des personnages en partie héritée du film noir, la vraisemblance des comportements et des espaces du film nous rattache constamment à une réalité sociale qu'aucun genre ne pourrait complètement tamiser. Notamment en en garnissant généreusement ses cadres d'objets du quotidien et ses plans extérieurs de détails architecturaux, Streker tire profit du 35mm et de la qualité de sa profondeur de champ. Il entoure ses personnages constamment, d'abord de cadres strictes (le père ou l'assistante sociale), mais aussi d'espaces rectilignes (escaliers roulants, tunnels, passages souterrains pour piétons) qui renvoient constamment à cette ligne de fuite d'où nul fuyard n'échappera : l'inévitable fatum qui les attend tous les deux en fin de parcours. L'auteur parvient ainsi à incorporer des éléments du film noir au film choral, créant un sentiment d'appréhension à chacune des déambulations nocturnes de Julien et Pouga.

Comme si De Palma avait réalisé un scénario de Robert Altman, Streker propose un alliage original, défiant les conventions d'usage en esquissant un paysage mental poétique chargé d'effets de lumière francs et assumés, puis d'un montage qui navigue fort bien entre le réel fantasmé et le fantasme devenu réalité. Et bien qu'on pourrait lui reprocher de chercher la poésie partout où il braque sa caméra, même si l'on pourrait se perdre dans la signification que semble vouloir prendre certaines de ses scènes, c'est son retour constant à des problématiques bien tangibles qui le sauve ponctuellement des excès de manières et de style. Ainsi le travelling contrôlé d'une scène fait place au plan épaule d'une autre où l'on suit de derrière la marche de Pouga au boulot, rappelant la nuque des protagonistes des frères Dardenne et ce plan emblématique qui, greffé à un corps, nous permet de nous désancrer de l'espace et de saisir la relation existentielle entre l'individu, l'espace qu'il foule et le poids de la quotidienneté. Le monde nous appartient est aussi bien divisé entre ses deux personnages qu'entre ses deux genres de prédilection, maintenant un équilibre judicieux entre le dire et le dit, entre le formalisme et le réalisme.

Mais Le monde nous appartient, c'est aussi une pléthore de petits détails qui fleurissent des images ; une attention particulière aux visages, au ton, au non-dit qui circule aussi vite qu'un malaise entre le geste de dédain de l'assistante sociale, le froncement de sourcil de Pouga et le spectateur, lui-même surpris d'accorder autant d'affection au coupable d'un futur fait divers qui ce veut aussi inintéressant que les autres. À partir de la banalité, le film s'emporte passionnément, dicte une structure qui accélère constamment le tempo jusqu'au meurtre et mise sur la collision de deux trajectoires, le fruit d'un hasard calculé par le cinéaste et détaillé 90 minutes durant.

Supporté par une distribution qui offre un jeu de plus en plus contenu et d'une bande sonore d'Ozark Henry qui nous maintient sur le chemin tortueux du drame urbain, la mise en scène est constituée de suffisamment de moments de bravoure et de rencontres inusitées pour exiger du spectateur toute son attention. En circonscrivant l'appareil sociétal comme une usine à rêves, mais aussi comme une fabrique d'individus (qui sont, comme l'explique Zoltan, « la somme de tous ceux qu'ils ont déjà rencontré »), Streker signe un film noir qui trouve dans l'histoire d'un fait divers anodin une mystique du hasard et du destin, renvoyant le genre à ses origines tragiques et théâtrales où la mort vient s'abattre comme le jugement divin qui accable l'Homme.

Mais de quel hasard est-il question et de quel geste doit-on se souvenir ? Du coup de poignard ou de tous les actes qui ont précédé ? C'est qu'une fois parvenu au bout de ce petit monde qu'il pensait dominer, Pouja n'a plus qu'à attendre l'arrivée des policiers, suspendu dans le vide, hagard, à se demander comment il en est arrivé-là, tellement épuisé par la vie qu'on ne pourrait plus complètement lui en vouloir d'être un meurtier. En levant le rideau du drame moral et en puisant dans ses ramifications les plus humaines et émotives, Streker dissout cette fascination ésotérique pour le hasard en un terrifiant agent de la mort et de l'inéluctable, faisant de chaque action, de chaque détail de sa mise en scène la potentielle clé d'un drame à venir.
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Critique publiée le 15 août 2014.