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Kumiko, the Treasure Hunter (2014)
David Zellner

Le réel comme une VHS embrouillée

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'image est familière, bien qu'elle fasse l'objet de cette déformation caractéristique d'une copie VHS épuisée par d'innombrables visionnements. Dans une voiture, un homme regarde l'argent que contient une mallette puis va enterrer celle-ci dans la neige. Le paysage s'est estompé, comme avalé par la blancheur aveuglante de l'hiver. Seule une clôture permet de délimiter l'espace, traçant une ligne qui traverse l'écran pour aller se perdre à l'horizon. Arrêt sur image. Retour vers l'arrière. Le mouvement reprend. La jeune Kumiko (Rinko Kikuchi) prend quelques notes, observant une fois de plus cette scène qu'elle a dû voir des centaines de fois. Elle est convaincue qu'elle en a percé le mystère. Elle croit connaître l'emplacement exact du « trésor » ensevelit par Steve Buscemi à la fin de Fargo.

Kumiko, en effet, est convaincue que le fameux film des frères Coen n'est pas qu'une fiction. Elle l'étudie comme s'il s'agissait d'un précieux fragment de réalité à décrypter, d'un documentaire qui recèle la clé d'un formidable secret. Elle passe et repasse dans tous les sens possibles ce même instant, cherchant dans ce souvenir embrouillé d'une histoire oubliée un indice qui lui permettra de vivre une aventures comme celles que l'on voit au cinéma. Ce rapport décalé à l'image sur lequel repose la prémisse gentiment excentrique de Kumiko, the Treasure Hunter ne sera jamais expliqué, planant sur le film comme un doute qui confère à l'ensemble un double sens. Mais chaque image, comme le laisse entendre le film, est ouverte à l'interprétation – tout comme chaque paysage peut devenir « étranger ». Tout dépend du regard posé.

Car Kumiko, the Treasure Hunter pose sur l'Amérique un regard étranger, rappelant à cet égard les premiers films de Jim Jarmusch. Impossible, en effet, de ne pas penser à ces deux touristes japonais explorant Memphis dans Mystery Train lorsque l'on voit Kumiko déambuler dans un Minnesota dont elle peine à décoder la banalité – cherchant derrière la façade de l'ordinaire cette contrée mythique qu'elle avait inventé à l'aide d'une poignée d'images cinématographiques. On sent, derrière la manière de filmer de David Zellner, un profond désir de réenchanter l'Amérique : son architecture, ses paysages, ses habitants et leurs us et coutumes. L'Amérique, semble dire le cinéaste, est « exotique » pour peu que l'on comprenne qu'elle n'est pas le monde.

Cette idée de perception traverse le film, chaque échange culturel reposant d'une manière ou d'une autre sur une distorsion. Kumiko rencontre ainsi, au fil de ses pérégrinations, une vieille dame qui ne connaît du Japon que ce qu'elle a pu apprendre dans le roman Shogun de James Clavell – tout comme Kumiko, au fond, ne connaît les États-Unis que par l'entremise de Fargo. Il n'y a pas à proprement parler d'émerveillement dans cet échange, tout au plus une sorte d'incompréhension mutuelle que traduit habilement la mise en scène au fur et à mesure que le film s'enfonce dans le décor, que sa protagoniste se perd dans un paysage de plus en plus en abstrait. Le film, comme une vidéocassette embrouillée, se termine lorsque le réel complètement recouvert par la neige ne correspond plus à rien de concret.

Le parallèle est intéressant : c'est parce qu'elle n'a pas su interpréter le réel correctement, tout comme elle n'a pas su déterminer la véritable nature des images présentées par le film des frères Coen, que Kumiko est ainsi désorientée. Tout est subtilement dissonant dans Kumiko, the Treasure Hunter. Ce que montre Zellner, c'est essentiellement l'absence constante d'un accord entre l'intention et la perception. Tous les effets comiques et dramatiques du film reposent sur l'étrangeté que génère cette discordance – ou plus exactement l'accumulation de telles tensions. Avec une aisance qui révèle tout en nuances l'intelligence de sa mise en scène, le réalisateur lie les unes aux autres les idées convoquées par son histoire, plaçant ce récit pourtant anecdotique au service d'un discours véritablement cohérent.

Kumiko, the Treasure Hunter évite en ce sens de se complaire, comme le font tant de productions américaines taillées sur mesure pour Sundance, dans la préciosité d'un récit à l'originalité séduisante. Ici, au contraire, les fondements essentiellement référentiels de la prémisse et le caractère quelque peu saugrenu de l'histoire se complètent parfaitement. Au final, plutôt qu'une déconnexion entre le cinéma et la vie, le film met de l'avant ce qui les unit; ou, pour être plus précis, il démontre que l'on peut être déconnecté du cinéma comme de la vie, avec une finesse et une sensibilité qui en font l'une des plus belles trouvailles de cette 18e édition du festival Fantasia.
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Critique publiée le 17 avril 2015.