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Mole Song: Undercover Agent Reiji, The (2013)
Takashi Miike

À force d’effronterie

Par Alexandre Fontaine Rousseau
On a parfois l’impression que la mise en scène de Takashi Miike exerce une autorité relative sur ses films. Ses meilleurs œuvres sont celles où il déchaîne plus qu’il ne tente de maîtriser l’action. Quand il ne cherche pas à se justifier, quand l’écran devient un territoire libre où l’image ne cherche plus à produire du sens mais se concentre plutôt sur la production d’énergie à l’état pur, le cinéma de Miike trouve sa raison d’être. Voilà pourquoi celui-ci s’accommode au final plutôt bien du numérique : l’absence de réalisme propre à l’image contemporaine, dédouanée des limites physiques que lui imposait la photographie classique, permet à l’auteur japonais de construire des films qui n’ont plus d’autre logique à respecter que celle de leur intrinsèque anarchie.
 
The Mole Song : Undercover Agent Reiji s’inscrit dans une longue lignée de divertissements sans foi ni loi qui capitalisent habilement sur cette prédilection de Miike pour la fureur et le bruit. L’humour y est outrancier, la violence aussi, mais c’est au final l’ivresse que procure cette combinaison explosive qui fait du film une réussite. La mise en situation, succession vertigineuse de faux-semblants exposés comme une série de gags tous plus absurdes les uns que les autres, impose un rythme de croisière véritablement délirant que l’ensemble s’évertuera à tenir coûte que coûte. Le titre surgit alors qu’on ne l’attend plus, au beau milieu d’un numéro de comédie musicale où des policiers chantent les règles du métier à un agent double nouvellement recruté.
 
Ce n’est pourtant qu’un début. La suite des choses, qui s’avère tout aussi folle que cette introduction où s’entremêlent séquences d’animation et slapstick déchaîné, prouve hors de tout doute que nous avons affaire à un Miike en pleine possession de ses moyens. S’appropriant la vitalité désespérée des films de yakuzas de Kinji Fukasaku, le réalisateur s’amuse à profaner les codes du genre, suivant ainsi l’exemple de son héros dont la dévotion exaltée à la notion d’honneur fait éclater les conventions du milieu dans lequel il s’immisce. Comme lui, Miike ne piétine la tradition que pour mieux la transcender. S’il ne fait preuve d’aucun respect, c’est que le folklore figé qui mime les émotions le dégoûte. Il ne suffit pas, chez lui, de répéter le rituel. Il faut l’actualiser. En ce sens, son emploi de la violence n’est pas qu’une simple opération de séduction. La violence est ce par quoi surgit le changement.
 
Voilà qui donne lieu à l’une des scènes les plus mémorables du film. Alors que l’on s’apprête à l’introniser définitivement au sein du clan qu’il a pour mission d’infiltrer, Reiji oublie le texte qu’il doit réciter durant la cérémonie. Au lieu de boire à même la coupe qu’on lui présente, il décide donc de manger celle-ci afin de prouver l’ampleur de sa dévotion. Ici, les écarts de conduite les plus extravagants permettent de retrouver le sens initial d’un geste dont la répétition infinie avait eu raison de la résonance profonde. Chez Miike, il faut dépasser les bornes, rompre à tout prix avec le passé au risque d’insulter les anciens. L’effronterie seule saura renouveler le monde. Voilà pourquoi l’un de ses criminels impitoyables épargne ceux qui le font rire : leur sublime arrogance face à la mort elle-même est trop précieuse pour qu’il puisse se résoudre à y mettre un terme.
 
Déjouant le cynisme qui le guette, Miike fait de son nihilisme jubilatoire une force incendiaire qui restructure en détruisant, n’épargnant rien ni personne – pas même le cinéma qui ne saurait être aujourd’hui ce qu’il a pu être hier. Tout chez lui, les bons coups comme les faux pas, est une conséquence directe de cette philosophie radicale qui le pousse à tourner sans relâche, à tout essayer et, si possible, à ne jamais se répéter. Il y a quelque chose de rassurant à voir que Takashi Miike n’a pas l’intention de se calmer ; et même si, au final, The Mole Song : Undercover Agent Reiji n’est pas le film le plus mémorable de son imposante carrière, il contribue à entretenir ce formidable mouvement perpétuel qui en est la principale raison d’être.
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Critique publiée le 21 juillet 2014.