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Palo Alto (2013)
Gia Coppola

La fureur de vivre

Par Jean-François Vandeuren
Si l’adolescence peut être perçue comme un champ de bataille, qu’en est-il lorsque plus aucune cause, plus aucune motivation, ne paraît suffisante pour justifier l’entrée en guerre? Contre quelles figures d’autorité est-il possible de se rebeller lorsque celles-ci agissent de manière aussi immature – sinon plus – que la génération qu’elle devrait normalement guider vers le droit chemin? Si l’on ne pourrait évidemment aller jusqu’à parler de génération perdue, la jeunesse errante et désincarnée peuplant ce premier long métrage de Gia Coppola, basé sur un recueil de nouvelles de James Franco, se voit néanmoins vite confrontée à sa propre solitude, forcée de prendre prématurément les rennes de son existence afin d’éviter toute forme d’enlisement. Il ne saurait ainsi être question d’avenir lorsque la priorité demeure d’abord et avant tout de trouver une façon d’échapper au présent. Une quête pouvant se révéler particulièrement ardue lorsque nous sommes contraints de naviguer dans le noir et sans le moindre repère.

Les deux pièges dans lesquels tombent généralement ce genre d’initiatives cherchant à dresser un portrait à la fois réaliste et poétique de l’adolescence se situent étrangement à l’opposé l’un de l’autre. D’un côté, les instigateurs de tels projets ne se révèlent pas toujours en mesure d’aborder les thèmes de la vacuité et de l’ennui – sur lesquels repose pourtant l’essence du récit – sans que ces deux éléments ne puissent être également employés pour décrire le résultat final. De l’autre, en voulant justement accroître l’efficacité de l’ensemble, ces derniers finissent par forcer l’évolution de leurs protagonistes par l’entremise de mécaniques cinématographiques n’ayant plus rien à voir avec l’intention de départ. Pour sa part, la nouvelle venue semble avoir retenu quelques leçons formelles du cinéma de sa tante Sofia en plus de s’être imprégnée du regard perçant qu’aura su porter Gus Van Sant sur la condition précaire de cette jeunesse dans des oeuvres de marque comme Elephant et Paranoid Park. Coppola remplit ainsi adéquatement ses fonctions de simple observatrice en laissant ses personnages s’exprimer d’une manière évidemment pas toujours très cohérente ou réfléchie et prendre position dans un univers trop souvent inanimé, plutôt que de les entraîner dans un parcours narratif plus défini.

L’un des dialogues les plus révélateurs de Palo Alto traite de la nécessité de savoir expliquer, et surtout comprendre, les causes et les effets d’un événement donné. Une notion difficilement assimilable pour une génération ne vivant que pour l’instant présent, pour laquelle aucune parole, aucun acte, n’est susceptible de créer un précédent ou d’entraîner de conséquences. À travers des répliques en apparence anodines, mais souvent lourdes de sens, Coppola révèle peu à peu le caractère d’enfants devenus rois dans un royaume sans souverain et sans tabous. Une idée soutenue, notamment, par la façon dont les personnages défieront continuellement l’ordre établi à travers un comportement (auto)destructeur et un rapport détaché face à la sexualité. Derrière ces élans de rébellion se cache toutefois un désir d’être encadré, de simplement se faire dire « non » de temps à autre, et donc de combler un manque affectif et d’attention. Les quelques rares adultes peuplant le film de Coppola adopteront d’ailleurs tous un comportement infantile, manipulateur ou fortement répréhensible, expliquant certainement que le lien de confiance entre les deux générations soit devenu ici à ce point ambigu.

Les seuls personnages à qui la réalisatrice permettra de regarder vers l’avenir sont ceux qui se montreront d’abord enclins à effectuer un pas en arrière. Après s’être amourachée de son entraîneur de soccer (James Franco), April (Emma Roberts) devra faire le point sur la direction que semble vouloir prendre son existence, elle qui ne pourra pas éternellement brûler les étapes de son développement pour tenter de suivre la cadence effrénée des autres filles de son âge. De son côté, après avoir commis une bêtise de trop, Teddy (Jack Kilmer) se retrouvera dans une situation où il aura l’opportunité de replonger dans le monde de l’enfance, et ainsi porter un regard plus mature sur la simplicité révolue et les multiples apprentissages s’amorçant au cours de cette période. Différents niveaux d’introspection que la cinéaste abordera en faisant toujours preuve d’une grande empathie, laissant ses sujets prendre naturellement conscience de leur situation plutôt que de chercher à leur faire la morale.

Les intentions formelles tout comme le discours tenu par Gia Coppola finissent toutefois par être rattrapés par la tendance de cette dernière à vouloir parfois trop relever la symbolique de certaines images, de certaines séquences. La jeune réalisatrice réussit certainement à plonger son auditoire dans l’état d’esprit désiré, bercé par la douce mélancolie de la direction photo d’Autumn Durald, sans avoir à souligner outre mesure les mécaniques narratives comme le grand dessein dramatique sur lesquels repose cette première carte de visite. Mais autant Palo Alto demeure un projet étonnamment articulé, autant il manque à celui-ci ce regard perçant et novateur qui lui aurait permis d’atteindre les mêmes sommets que les oeuvres de marque dont il s’inspire, sans toujours parvenir à mettre en valeur une identité qui lui est propre. Si elle nous transporte plus souvent qu’autrement en terrains connus, Coppola signe malgré tout un premier effort maîtrisé, relevant aussi bien le tragique que l’absurde de cette période charnière où la confrontation et la remise en question demeurent fondamentales à la découverte de qui nous sommes, et de ce que nous ne voulons pas être.
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Critique publiée le 8 juin 2014.