WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Chagrin et la pitié, Le (1969)
Marcel Ophüls

Que le chagrin, que la pitié

Par Mathieu Li-Goyette
À l’image de son père Max, Marcel Ophüls maîtrise l’art de la danse. Si la caméra virevoltait chez le patriarche, c’est l’archive qui fait la ronde dans Le chagrin et la pitié, film phare d’un auteur qui a passé sa vie à travailler à même l’Histoire (et ses histoires), cumulant les interviews et les images privilégiées d’une Europe en reconstruction (et en dégringolade). Quatre heures durant, le cinéaste alterne entre les anciens résistants, les anciens soldats de la Wermacht, les anciens collabos, les anciens nazis, les anciens politiciens britanniques et français, les anciens que cette guerre a usés jusqu’à la moelle, soulignant à traits vifs la morale de tout un chacun. Car si l’on dit que c’est en temps de conflit que les masques tombent, le bal d’intervenants organisé par Ophüls a tout d’une brillante leçon d’histoire et de politique où les orgueils des uns ne s’accordent pas toujours avec la tristesse des autres. 
 
Entre le chagrin et la pitié, il y a tout le basculement qu’a causé la victoire des forces alliées, ce renversement qui met les résistants au pouvoir dans la folie furieuse de l’écartèlement du régime de Pétain et c’est un peu de toute cette effervescence terrifiante dont le film d’Ophüls est fait. De ça et de l’occupation de Clermont-Ferrand par les Allemands, de la chute du gouvernement français jusqu’au lendemain de la guerre. Des horreurs commises par les nazis, nous arrivons aux crimes des résistants, notamment lors de cette période d’anarchie qui clôt l’œuvre, laissant une impression d’amertume indélébile en bouche, d’un chagrin et d’une pitié sans limites... 
 
Le chagrin et la pitié provoque encore tant d’émoi pour la simple et bonne raison que son discours ne cesse d’être lucide et limpide. Les images d’archives sont entrecoupées de témoignages captés vers la fin des années 60 par Ophüls et son compagnon de l’ORTF André Harris. Ensemble, ils cernent avec cette intelligence incisive qui leur est propre ce qui a pu motiver ce jeune aristocrate français, Christian de La Mazière, futur conjoint de Dalida, puis de Brigitte Bardot, à rejoindre les rangs des SS ; comment Pierre Mendès-France a vu les colonnes de Français sans le sou fuyant l’avancée allemande ; comment l’ancien Premier ministre anglais et Secrétaire d’État auprès de Churchill a vécu la chute de la France aux mains de l’Allemagne ; comment un leader de la résistance n’a jamais voulu se venger du concitoyen qui l’avait dénoncé... Et tous ces témoignages, qui n’obéissent à aucune règle de proportion (ni dans la longueur de leur intervention ni dans la prestance de leur nature), s’entrecroisent et se donnent la parole sans qu’aucune voix off autoritaire n’ait le lourd mandat de les faire se rejoindre.
 
En fait, seule la ville de Clermont-Ferrand suffit pour les réunir autour de multiples questions qui ont moins pour objectif de révéler des tensions idéologiques que de nous en apprendre sur ces hommes qui, d’une manière plus ou moins importante et plus ou moins belle, ont marqué l’histoire. C’est-à-dire que chez Ophüls, on ne s’attaque pas au sujet avec le didactisme du reportage ou du documentaire historique traditionnel. L’histoire, elle prend plutôt forme par le biais d’anecdotes, les images d’archive ayant alors la fonction d’assurer la nuance de la parole. Le tournage, lui, est plus près de ce que nous connaissons du cinéma direct et de ses tournages à trois (réalisateur, chef opérateur et preneur de son) avec une longue période d’acclimatation auprès des intervenants qui a pour objectif de délier leur langue et leur réchauffer la mémoire. 
 
C’est aussi là qu’Ophüls est autrement plus intéressant que les multiples cinéastes-reporters qui se sont adonnés à son art. Par l'intimité des images captées et par le naturel des conversations qu’il entretient, l’auteur fait preuve d’une qualité double de cinéaste et d’homme. Celle-ci donne à ses œuvres une densité qui est moins le résultat d’un travail de moine (en quel cas n’importe qui pourrait faire du Ophüls) que d'un flair dans le choix des individus filmés, dans la manière de leur parler et particulièrement lorsqu’ils sont anonymes (et ce pourquoi il semble que personne, sinon Ophüls, ne peut faire de ces films).
 
Ce qui caractérise ce style repose davantage dans la façon qu’à l’auteur de s’inclure dans l’œuvre, filmant soit Harris, soit lui-même, allant à la rencontre de ses interviewés. Le regard subjectif est ainsi constamment assumé, procurant l’impression d’une inscription dans l’histoire, mais aussi d’une interaction toujours humaine avec celle-ci (à l’inverse du cinéma direct québécois, par exemple, dont le rapport au réel est plus près du candid eye et de cette volonté d’être à la fois rapproché et éloigné du sujet). Cette subjectivité est d’autant plus présente qu’elle teinte le choix de la trame sonore, composée de chansons de l’époque, notamment de celles de Maurice Chevalier qui surplombent avec brio les archives. C’est précisément là, dans cette poétisation de l’image d’archive accompagnant l’image d’entrevue, que le sens de l’humour d’Ophüls émerge, une farce pessimiste qui fait rigoler là où d’autres nous auraient fait pleurer.
 
Tout cela – le montage image et sonore, la fascination pour les gens, l’acquiescement des intervieweurs laissant transparaître leur empathie – fluidifie ces quatre très ambitieuses heures de cinéma qui sont probablement parmi les plus nuancées, les plus généreuses et inspirantes de l’histoire du documentaire. Réalisé à une époque où de Gaulle souhaitait vivement que la France mette de côté ces rengaines pour s’attaquer, unie, à des problématiques dites plus contemporaines, Le chagrin et la pitié rue candidement dans les brancards, disant tout doucement qu’il ne faudrait pas oublier ce qui s’est fait de 1939 à 1945, mais qu’il ne faudrait pas non plus juger et condamner sur le compte d’un arbitraire justifié par une mémoire qui flanche. Et c’est ce « mais » qui fait ultimement d’Ophüls un grand cinéaste, à la fois historien et philosophe, refusant de laisser libre cours à la misère comme à la haine et trouvant en quelque sorte dans le montage une bouée pour garder la tête hors de l’eau. En définitive, si Le chagrin et la pitié a été accusé il y a quarante ans d’avoir rouvert des plaies que l’on tentait de cacher, c’est aussi peut-être grâce à ce film qu’il ne demeure de cette époque trouble de l’histoire de la France, que le chagrin, que la pitié ; et donc qu’il pourrait rester bien plus de choses – des biens plus graves, des bien plus haineuses – de toute la crise collaborationniste.
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Critique publiée le 4 avril 2014.