WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Une vierge chez les morts vivants (1973)
Jesús Franco

Extase et mort : le sadisme mélancolique

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Jesús Franco filmait de manière compulsive. L'ampleur même de son oeuvre trahit ce furieux désir, quasi pathologique, de faire du cinéma qui l'habitait. Franco enchaînait les films à un rythme effréné, à un point tel qu'ils se fondent les uns dans les autres, communiquent inconsciemment entre eux selon une logique inédite, labyrinthique, que le spectateur reconstruit librement au hasard de ses visionnements. Il faut se perdre dans l'oeuvre de Franco. Il faut s'y abandonner, se laisser dériver en sachant que l'on ne peut plus s'y fier à nos repères habituels, y revenir sans trop savoir pourquoi - jusqu'à ce que l'on comprenne, alors même que l'on commençait à perdre patience, ce qui nous y attire.

« Pourquoi mon corps a-t-il de nouveau envie de la mort? Pourquoi mes sens ne peuvent-ils survivre qu'avec le dernier souffle d'une victime? » Ce monologue tiré de La comtesse noire, histoire de vampire tournée la même année qu'Une vierge chez les morts vivants, résume assez bien l'esprit de ce cinéma où la petite mort se mêle à la grande, où l'extase des corps se révèle plus souvent qu'autrement un prélude à leur décomposition. Fasciné par le sexe et par la mort, par le lien secret qui unit ces deux forces vitales, Franco a osé mettre en scène leur communion licencieuse - sans craindre de franchir la frontière du bon goût, sans non plus craindre le ridicule. Jesús Franco filmait comme quelqu'un qui n'a peur de rien. Pour le meilleur comme pour le pire. Il tournait passionnément, bien et mal.

C'est cette rencontre insolite de la haute culture et des bas instincts qui fait tout le charme de son oeuvre. Franco s'approprie les genres maudits - l'érotisme, l'horreur - bien plus qu'il ne s'y complaît. « Je cherche et parfois je trouve dans les ténèbres des réponses que la lumière vous empêche de voir. » Cette autre phrase, tirée de La comtesse noire, révèle qu'il était non seulement conscient de son statut de cinéaste maudit, mais l'assumait pleinement. Mais c'est aussi l'admission de l'imperfection fondamentale de sa démarche. Franco était parfois inspiré. Il lui arrivait, presque par accident, à force d'images et de films, de tomber sur une parcelle de vérité ayant échappé aux autres.

Au coeur de ce chaos, Une vierge chez les morts vivants apparaît comme l'aboutissement d'une certaine vision, singulière et déconcertante, du cinéma et de ses possibles. Franco, c'est Baudelaire sur le plateau d'une série B : « Où sommes-nous donc? Quel est cet univers ouaté d'ombres et de silence, triste comme un cimetière par un matin d'automne? » Ici, quelques phrases suffisent pour qu'un paysage ordinaire évoque subitement la mort, pour que le parfum enivrant des fleurs recèle l'odeur âcre de la putréfaction. Une fascination inavouable pour la mort contamine le réel par le biais de la voix off. Les mots altèrent irrémédiablement l'image en se posant sur elle.

C'est qu'il est ici question, comme dans Le sadique baron Von Klaus, de l'emprise qu'ont les morts sur les vivants - de la hantise, qui se révèle le pendant mélancolique du sadisme. C'est cet attachement irrationnel à des fantômes, plus fort que le désir de vivre, qui pousse Christina dans les bras de la folie, puis de la mort : l'incapacité à se détacher du passé, le pouvoir infini d'un passé qui arrive à effacer toute forme de présent. La spirale que décrit le montage anéanti le présent, le dévore au fur et à mesure que s'impose la logique du rêve, de l'hallucination. Tant et si bien qu'il n'y a plus, au final, qu'une série de visions dans laquelle s'égare jusqu'à sa dissolution le personnage principal.

Franco épuise la réalité. Il la déforme, la dénature jusqu'à ce qu'il la détruise - preuve irréfutable du triomphe de la mort. Ainsi s'insinue l'angoisse. Ainsi s'impose l'horreur. Le jeu désincarné des comédiens et le caractère sibyllin de la narration désamorcent d'ailleurs toute impression de réalisme, contribuant à cette terrifiante victoire de l'illusion sur le réel. La mort s'insinue ainsi, par ce glissement fatidique vers un état de rêve total. C'est en supprimant tous les liens qui unissent l'image au monde physique que Franco atteint son cruel objectif. Le spectateur, à l'instar du personnage, est alors plongé dans un univers qui ne peut plus faire de sens. La raison n'y trouve plus aucune prise. Tout bascule alors dans l'abysse.

L'horreur peut par conséquent être décrite comme une puissance totalitaire, qui s'attaque à la nature même du langage cinématographique, le pervertissant à ses propres fins obscures. Chez Franco, la mise en scène est l'expression de la tyrannie des pulsions. Sa caméra, prolongement de son désir sadique, caresse les corps en même temps qu'elle en accélère la ruine. Tout engendre cet assujettissement. La mort engloutit tout sur son passage et c'est Franco qui la guide dans l'espoir, peut-être, de la dompter. L'avertissement proféré par Howard Vernon dans les premières minutes du film résonne alors clairement dans notre esprit : « Avec la mort, souviens-toi bien qu'on ne plaisante pas… et je peux dire que je connais ses goûts, je sais qui elle est. Elle est bienvenue dans cette maison. Je joue en son honneur. Je trouve qu'il n'y a rien de trop beau pour elle. »
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 14 mai 2013.