WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Le cinéma de Michael Jones : Quelques rattrapages au vol

Par Thomas Filteau


[Faustus Bidgood Productions]

 

« Mais maintenant ton secret est devenu aussi mon secret. Il fait partie de moi, et je me comporterai avec lui comme avec tous mes secrets : j’en disposerai au moment venu.
Et il deviendra le secret d’un autre. 
»

                               — Hervé Guibert, L’image fantôme

 

Le visionnage de The Adventure of Faustus Bidgood (1986), co-réalisé par les frères Andy et Michael Jones, s’est d’emblée présenté à moi telle la découverte d’un secret, comme si j’avais pu attraper au vol un chuchotement à-demi dissimulé, enserré entre son statut de film culte réalisé par « le grand-père du cinéma terre-neuvien », épithète attribuée à Michael Jones, et la discrétion actuelle du long métrage dans le canon du cinéma canadien. Film culte improbable, résultat d’un processus de tournage de près de dix ans, créé à partir d’un budget minime, Faustus Bidgood apparaît comme une épopée déraisonnable, le genre de films qui m’impressionne immédiatement en camouflant son génie dans la rencontre entre le brouillon et le touffu, entre son ambition démesurée et la modestie apparente du chemin qu’il emprunte.

De ce type d’expériences d’écoute s’ensuit inévitablement le désir de la confidence, l’envie de partager un objet insolite, mais tout autant, une forme d’angoisse générée par tout secret au moment de son dévoilement. La tâche de répéter ce qui forme et structure Faustus Bidgood semble d’autant plus vertigineuse, déraisonnable, que le film se compose d’une suite d’élans carnavalesques, de digressions circulaires et vertigineuses. Bien que sa forme narrative résiste au balisage, on distingue néanmoins en son centre la silhouette décuplée de son personnage titre (interprété par un Andy Jones silencieux au regard hagard), bureaucrate du ministère de l’Éducation, récemment délogé d’une institution psychiatrique, figure liminaire toujours à la lisière entre le réel et le fantasme. Dès le commencement de cette longue journée d’errance, alors qu’un taxi le transporte au bureau, Faustus peine à garder les yeux ouverts, et glisse dans un demi-sommeil qui le fait vaciller vers une temporalité alternative où il s’imagine président d’une Terre-Neuve qui, après un coup d’État orchestré un an auparavant, aurait acquis son indépendance du Canada.

C’est par une suite ininterrompue de glissements que les Jones transportent Faustus d’un côté à l’autre de ces réalités, dans un mouvement de balancier hypnotisant. Pourtant le « réel » n’apparaît pas moins absurde que les lubies politiques du protagoniste. La face authentique de la réalité est au contraire une accumulation de lignes de fuite burlesques : il y a le ministère de l’Éducation, accaparé par l’organisation d’une pièce de théâtre ; le terrifiant patron, Bonia-Coombs, qui fomente l’intégration d’une nouvelle politique éducative inquiétante, Total Education, et qui demande à Faustus d’effectuer de sales besognes en lui rappelant qu’il pourrait à tout moment le renvoyer à l’hôpital; le Premier ministre poète de la province, Jonathan Moon, qui s’est échappé pour la énième fois en laissant, sous la forme de vers, de vagues indices relayés à la télévision dans une forme de chasse aux trésors; la découverte récente sur l’île de cadavres d’enfants, victimes de meurtres inexpliqués mais attribués à Uncle Henny Penny, présentateur télévisuel qui, sous le poids des accusations fuit le studio d’enregistrement déguisé en poulet, et poursuit une longue errance, bouteille à la main, dans les environs de St-John’s.

Il ne s’agit là que d’une parcelle des histoires entremêlées que tricotent les frères Jones dans leur adaptation hybride du récit faustien (qui rappelle aussi à plus d’un égard l’Ulysse de Joyce). Se pressent dans cette accumulation exigüe une forte impression d’inadéquation entre perception et réalité, tiraillement d’où le film tire toute l’ambigüité de son humour. Les réflexions sur le décentrement sont fortement ancrées dans un imaginaire terre-neuvien, dans la réalité politique d’un territoire dont l’entrée dans la confédération s’est faite tardivement, fruit du référendum de 1948 où les résultats étaient plus-que-serrés (à 52% en faveur de l’annexion contre 48% pour l’indépendance). Par son caractère socialement excentré, le personnage de Faustus questionne doublement la liminalité politique et territoriale insulaire. Sa distance le prédispose peut-être au rêve, mais aussi à la honte, au silence. Dans ces jeux de décadrage, Faustus apparaît comme un détournement évident de la figure du Newfie en tant qu’objet simplet de risibilité, recomposé ici comme institution mineure et héroïque. Mais si l’on s’intéresse avec autant de légèreté que d’investissement émotionnel aux refoulés enfantins de Faustus, on s’attarde aussi à ses éclats de violence, ou de vengeance, alors que poignent de son immobilité silencieuse des soubresauts horrifiques : une hache plantée dans la tête d’une collègue l’ayant ridiculisé, une brocheuse utilisée comme arme sur le visage du patron autoritaire. L’humour issu de l’exacerbation de la limite ne provoque jamais un rire franc, d’un léger ridicule ou d’un absurde futile qui résiderait dans un plaisir immédiat. Il relève plutôt d’un jeu nerveux quant à la représentation du réel, qu’on ne sait jamais situer, juxtaposant l’espace de l’excès et du grotesque avec celui de la sincérité directe.

Alors qu’il se promène près d’une école primaire chrétienne, Faustus est témoin d’une suite d’abus de pouvoir de la part des professeurs : une sœur bouscule un enfant à répétition dans le corridor, en lui demandant de répéter, encore et encore, qu’elle ne l’aurait jamais heurté. Un peu plus loin, un professeur d’anglais explose de rage lorsqu’un élève n’arrive à épeler le mot « bicyclette », et lui rappelle leur différence de statut intellectuel en évoquant ses études universitaires sur le continent. Faustus, épouvanté, observe en silence, avant qu’une coupe franche ne révèle la séquence comme un simple songe. Ce n’était qu’un rêve, peut-être, se rassure-t-il, mais dans le mouvement qui permet de quitter ce cauchemar du faux-vrai réside toujours la certitude que c’est sous l’éclat de rire ou sous le voilement parodique que se distingue l’aveu ou la confidence.

Faustus Bidgood se préoccupe aussi des tactiques et méthodes de lecture d’un territoire, à travers la fascination du patron, Bonia-Coombs, pour l’idée d’une « grid reality ». Il conte à Faustus le moment oraculaire de sa découverte, après avoir assisté à la mort accidentelle d’un vieil ami qui avait reçu sur la tête un sac de soupe congelée jeté par la fenêtre au moment d’une querelle conjugale. Levant les yeux aux ciels alors que son ami s’effondre, Bonia-Coombs reçoit une vision: une grille, délimitant des cases numérotées, lui apparaît, projetée sur la terre à partir du ciel, délimitant des frontières abstraites et arbitraires. Le film des Jones se développe alors comme une directe opposition à cette structure de zonage puisqu’à l’encontre d’un tout-à-sa-place frontalier se déploie un chaos du limitrophe, en faisant de Bidgood un vecteur à travers lequel penser le décentré.

Comme la soupe qui choit dans la case numérotée, les films de Michael Jones sont remplis d’objets en chute, de personnages sautant dans le vide. Dans Secret Nation (1992), une doctorante terre-neuvienne étudiant à McGill, Frieda Vokey (interprétée par Cathy Jones, sœur d’Andy et Michael), rédige une thèse sur la relation des habitants de l’île au référendum, puis retourne au bercail familial afin d’enquêter sur un éventuel complot entrepris pour que le Canada s’arroge l’île en la faisant sa province. Son frère, Chris, est lui aussi récemment revenu après l’échec d’une carrière d’artiste à New York. Sa dernière performance, intitulée « If a joke falls in the forest, does anybody laugh? », impliquait sa chute du vingt-sixième étage d’un gratte-ciel. Chris semble toujours attiré par un appel du vertige et des hauteurs. Au moment où Frieda arrive à la maison familiale, celui-ci l’observe, dissimulé sur le plan supérieur du toit de la maison. Après la chute intervient le retour au quotidien, image des possibilités avortées par le sentiment de périphérie.

La courte filmographie de Michael Jones se clôt par Congratulations, un film de commande produit par le TIFF en 2000 dans le cadre du 25e anniversaire du festival, où une dizaine de cinéastes canadien·nes avaient été sollicité·es afin de réaliser des courts métrages projetés avant les films de la programmation. On y dépeint la fratrie Jones recluse, résidant dans une maison sur la côte de Terre-Neuve, à-demi retraitée de son occupation culturelle. Michael Jones y est présenté comme un « ex-cinéaste, du type cheap et indépendant ». L’arrivée d’un hélicoptère perce l’espace du quotidien, les menant à St-John’s afin de tourner un court message de présentation pour le festival. Pendant le vol, les Jones s’endorment successivement, rêvant à leur travail passé alors que défilent des scènes de leur filmographie, par le biais d’un regard mélancolique quelque peu exagéré par la candeur de leur expression, comme un regard archéologique qui souhaite déterrer avant qu’elles ne disparaissent les preuves de leurs créations.

Arrivé·es en ville, après le service de coiffure et d’habillage coutumier, les trois Jones reprennent leur rôle à la perfection, filmant en studio dans des habits de gala une courte improvisation, se remémorant l’année 1986 où Faustus y avait été projeté. Au retour, la fratrie se resitue dans l’espace clos du quotidien, puis pendant que Michael et Andy jouent aux cartes à la table de la cuisine, que Cathy découpe et évide une morue, une annonce à la radio attrape leur attention. Un présentateur y décrète l’ouverture du festival, où une « foule de réalisateur·ices canadien·nes se déplaceront ». Par ce dernier film doux-amer s’expose l’aveu d’une position ambigüe mais définitivement cynique vis-à-vis d’une inclusion seulement partielle ou ornementale dans les avenues officielles du cinéma canadien.

Dans la finale de Faustus, le protagoniste est transporté en ambulance après avoir été victime de la chute d’un piano. Alors qu’il dérive le long d’une autoroute, dans un état de semi-conscience, les portes arrière de la voiture s’entrouvrent et son corps inconscient glisse, oublié, pour finalement tournoyer en chute libre sur un fond obscur. Apparaît ici le contrepoint final de cette réalité-grille dans l’image d’un flottement constant, illocalisable, qui nous rappelle que les films des Jones restent toujours aujourd’hui des objets à attraper, décrivant eux-mêmes leur place comme incertaine et fragile. La double image que représente la chute se déploie alors comme un élan qui pressent à la fois la crainte de l’impact et l’espoir de se faire attraper. Les Jones semblent quémander, rieurs et sérieux, un geste qui les relancerait.

 

index du dossier

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 30 novembre 2022.
 

Essais


>> retour à l'index