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Image, rêve et mémoire

Par Paula Baeza Pailamilla


:: Wufkö (Paula Baeza Pailamilla, 2019)

Cet article est un extrait révisé du texte « Mirar con los ojos blancos », publié une première fois en version longue dans Cuerp_s del Futuro (2020), un projet de livre numérique dirigé par l’artiste Kevin Magne.

 

Pewma

Dans la culture mapuche, les pewma (rêves) sont un élément fondamental des sphères spirituelle, sociale et politique. Les informations qu’ils nous transmettent nous parviennent lorsque nous dormons. Les pewma peuvent nous montrer des événements passés, des choses à venir ou des choses à remarquer. Plusieurs pu lamngen (frères, sœurs, les gens de nos gens) discutent des pewma dans lesquels leurs kuifikeche (ancêtres) leur apprennent des choses comme la culture des pommes de terre, le witral (technique de tissage ancestrale), etc. Ce sont des espaces d’apprentissage, liés particulièrement au travail du rêveur. Le pewma est aussi un concept affilié à certaines informations auxquelles seuls les pu machi (leaders spirituels, politiques et cérémoniels traditionnels dans la culture mapuche) ont accès, ou à l’appellation donnée aux rêves ordinaires. Cela varie selon les territoires.

On peut généralement reconnaître les pewma à travers des sensations corporelles comme des sons ou des images. On peut donc dire qu’ils sont plutôt audiovisuels. Ils constituent une voie de communication, intangibles mais réels. Ces images, ces sons et ces sensations sont source de symboles, de signifiants que nous interprétons au moment du réveil et au contact d’autrui, et qui peuvent avoir des implications sur notre vie quotidienne — lors de la visite d’un proche, à l’occasion d’une prière, même au moment de prendre des décisions politiques essentielles pour la communauté, pour ne nommer que quelques exemples. Les pewma sont des catalyseurs de connaissances et d’informations infinies, une technologie organique ancestrale qui traverse nos corps et nos expériences. Dans ses propres mots, la lamngen (linguiste et éducatrice mapuche) Elisa Loncon dit que les pewma permettent de se rêver soi-même. Trame et chaîne : les pwema représentent les images et le territoire du songe — d’autres projections visuelles et sensorielles générées par nos corps, qui nous offrent l’accès au temps-territoire lors du sommeil, quand nos yeux sont fermés et que notre corps continue à fonctionner par le truchement de nos réflexes biologiques. 

 

Aiwiñ

Aiwiñ,en langue mapudungun, réfère à l’image produite par l’ombre que laissent les ancêtres décédés. Aiwiñtuwun signifie « se regarder dans sa propre ombre »; une projection dans l’espace qui peut être observée. 

Tout au long de l’histoire coloniale, la relation entre les images et les corps racialisés (dans ce cas-ci, les corps mapuche) fut très tendue. Premièrement, les représentations acheminées vers l’Europe par les chroniqueurs et les illustrateurs coloniaux nous dépeignaient comme des monstres sans tête avec plusieurs membres, une façon parmi tant d’autres de discréditer nos corps, inconnus à leurs yeux : un mélange entre l’humain et l’animal. Cette tension se retrouva ensuite dans la peinture et les illustrations d’un territoire conquis, où se déployait la représentation d’un peuple autochtone soumis, et dans les photographies des membres des nations selk'nam et mapuche qui furent amenés à Paris pour être exposés dans des zoos humains. Il ne s’agit là que de quelques exemples des façons grâce auxquelles le regard colonial a exotisé nos corps et nos territoires. 

Dans le contexte de l’agitation sociale au Chili le 18 octobre 2019, plusieurs monuments furent démantelés à travers le pays, particulièrement sur le territoire mapuche. Ces monuments représentaient des envahisseurs génocidaires célébrés en héros, constituant pour les autochtones des images infâmes et injurieuses. La destruction de ces sculptures constitue une action de révolte envers la dépossession territoriale, une saisie de l’espace public et le remaniement collectif symbolique de l’imaginaire de la rue, créant de nouvelles façons d’envisager le futur à travers le piratage d’un paysage urbain conçu pour nous en limiter l’accès.  

Ce sont ces corps assimilés aux ombres [1], ces corps exotisés, scrutés et représentés de façon monstrueuse qui aujourd’hui détruisent les étendards de l’invasion coloniale. Une ombre collective se projette sur un territoire qu’elle reconstruit. Une ombre animée par la présence des pu kuifikikeche (ancêtres) pour stimuler et transmuter l’environnement. Une ombre qui s’apparente à une absence de lumière, mais qui produit ses propres projections temporelles. 

 

Afentun 

Le territoire nous dévoile l’étendue de sa diversité et de sa complexité, une peau qui réunit le corps des lawen (plantes médicinales), les eaux, la vie animale et organique, les cycles planétaires et les pewma. Ces cycles dévoilent les changements énormes que nous ressentons en temps de crise — de tels bouleversements, profonds et douloureux, sont le corollaire de cette période que la sagesse andine nomme Pachakuti [2]. Étendu dans la durée, le chaos qu’elle provoque est indispensable pour que tout revienne en ordre; que soit rétabli l’équilibre cosmique.

La crise provoquée par la COVID-19, le confinement et l’isolement obligatoire ont poussé de nombreuses personnes à entretenir des relations strictement virtuelles, travaillant, étudiant et socialisant par l’entremise d’appareils électroniques et numériques. L’écran fonctionnant à la fois comme un œil et un reflet de nous-mêmes, un portail permettant de naviguer dans une mer d’informations au sein d’un territoire numérique qui, chaque jour, empiète davantage sur le réel et possède ses propres systèmes de surveillance qui, au cours de la pandémie, se sont endurcis. 

Les technologies numériques d’aujourd’hui ressemblent à de faibles lueurs comparées à l’éclat des systèmes organiques comme les cycles naturels, la sensorialité corporelle et les pewma. Inversant la conception occidentale du temps, la culture mapuche conçoit que puisqu’on ne peut voir le futur, ce dernier se trouve derrière nous, inaccessible; au contraire, le passé nous est déjà connu et, de ce fait, il se trouve devant nous, appréhendable [3]. En ce sens, le futur invisible pourrait receler une multitude d’images — images stockées par la technologie dans quelque espace inconnu et inaccessible, mais que les rêves, en tant que réseau intangible produit par notre imagination, peuvent nous révéler.

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Nous sommes mapu et de ce bosquet font partie les pewma, les cycles cosmiques et nos corps, réveillant des souvenirs et un savoir palpable, nous révélant que les territoires intangibles constituent également une résistance. Le corps du futur pourrait être le corps de tous les temps, de tous les corps et de toutes les terres. 

 


[1] Judith Butler, « Conferencia completa de Judith Butler: "Cuerpos que todavía importan" »,Youtube (2015), https://www.youtube.com/watch?v=-UP5xHhz17s.
[2] Silvia Rivera Cusicanqui, Chíxinakax utxiwa : una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadores (Buenos Aires : Tinta Limón,2014).
[3] Ibid.


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Paula Baeza Pailamilla, artiste mapuche, pratique la performance, l’art textile et l’art audiovisuel. Ses œuvres sont caractérisées par les pratiques relationnelles et les actions collectives investissant le corps politique, social et historique. Elle s’intéresse à l’autodétermination des Mapuche au sein des sociétés chilienne et européenne, ainsi qu’à la relation entre les espaces publics, le corps des femmes autochtones et leur invisibilisation en contexte urbain diasporique. Elle a réalisé Wüfko (2019) au Festival de Cine Internacional de Wallmapu.

 

traduction de l'anglais au français : Olivier Thibodeau
 

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Article publié le 19 août 2022.
 

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