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L’Imposture et Le commerce du sexe d’Ève Lamont

Par Sylvie Nicolas



Elle(s)

Je suis entrée dans L’Imposture et Le commerce du sexe d’Ève Lamont avec le sentiment d’être en retard sur la découverte de son travail. Mais il n’existe aucun retard quand une œuvre me ramène au maintenant des choses, quand elle me donne à entendre et à voir ce qui, autrement, risque de m’échapper. Dans L’Imposture, en particulier, j’ai été happée par ce mystère que je ne cherche pas à expliquer, par ce moment précis où j’ai oublié que je visionnais un documentaire pour me retrouver avec Elle(s) à arpenter les rues et les quartiers, à longer les façades, à frôler du bout des doigts les noms des disparues gravés dans les pierres, à entendre le dire des femmes et des filles filmées de dos, de face, près d’une fenêtre, assises, debout, comme si j’étais chaque fois auprès d’elles dans l’immense territoire du vrai. Auprès d’elles et en même temps qu’elles dans l’intimité et l’abandon tout naturel au langage. Celui du cœur et celui du corps. Il a bien fallu que la caméra se fasse discrète pour que j’en vienne à occulter sa présence tout en étant consciente de la beauté toute simple des images qui m’étaient redonnées. Il a bien fallu de la tendresse et un amour inconditionnel pour les femmes et les filles pour que j’en vienne à croire que je me trouvais là, mon cœur suspendu aux leurs. Pour que tout se déroule dans la pudeur et la sensibilité et que du silence et de l’ombre dévorante émerge la parole. Ce mystère évoqué plus haut se situe là aussi dans ce projet et sa réalisation, dans la façon qu’a Ève Lamont de faire de ce documentaire un lieu intemporel, exempt de toute forme d’exploitation du sujet, un espace où l’humaine présence prend le pas sur la victime et où la survivante est bel et bien une terrible vivante. L’Imposture propose un voyage intérieur qui nous mène d’elles à nous et inversement, là où on se retrouve sans mots quand vient le temps de dire, là où elles trouvent les mots pour se dire. « J’ai tué quelque chose en moi » laissera tomber l’une d’elles le plus simplement du monde, et il n’est pas possible d’en douter. Les images, la musique, les éclairages, les voix, le langage, les mots, les fenêtres, les rues, les regards vifs, tendres, bouleversés, inquiets, résolus, se sont installés en moi à demeure. Si les femmes de L’Imposture continuent de m’habiter, c’est que la rencontre a eu lieu et je sais pour l’avoir vécu en poésie, en art et autrement, qu’aucune rencontre ne peut avoir lieu si on tente de me soumettre à une démonstration ou de me convaincre. Pas d’illustration de la souffrance, pas de pédagogie 101 de la prostitution, pas d’instrumentalisation ou de spectacularisation des sujets dans L’Imposture. Ainsi est mise en lumière l’affirmation de Rose Dufour, anthropologue en santé publique, qui soutient que tout ce qu’elle a appris elle l’a appris des filles et des femmes qu’elle accompagne.

C’est avec la même force tranquille que Lamont signe la réalisation du Commerce du sexe. Le choix du mot « commerce » dans le titre n’est pas accessoire. L’origine latine du mot est sans équivoque : commercium (Cum + merx, littéralement : Avec + chose, marchandise). Et il s’agit bien de commerce, du commerce de ces choses et de ces marchandises que sont les corps des filles et des femmes. À grande ou à petite échelle, du quartier au monde entier. Un fabuleux et très lucratif commerce de location humaine largement publicisé, des petites annonces dans les journaux aux vastes campagnes dans le web, sans omettre les néons aux portes des bars, lieux de massages bas de gamme, ou autres formes d’exhibition ou d’exploitation des corps, jusqu’aux offres de « services » plus sophistiquées qui travestissent les corps en bars à sushis pour clients désireux de vivre une expérience de dégustation hors du commun. Peu importe l’échelon où le « vendeur » se situe, qu’il soit membre d’un gang de rue, proxénète, tenancier de bar ou de centre de massage, gérant d’escortes, entremetteur ou membre d’un vaste réseau de trafic, il s’affaire à louer le corps des filles et des femmes au quart d’heure, à la demi-heure, à l’heure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. C’est avec la même intelligence du propos, le même souci de ne jamais spectaculariser son sujet, que procède Ève Lamont. Les images parlent d’elles-mêmes. Les voix des hommes du commerce du sexe, leurs commentaires, leurs réponses aux clients qui s’informent, laissent des traces indélébiles. Impossible de fermer les yeux sur l’élégance du geste de celui qui commente tout bonnement la qualité de la clientèle qui était la sienne, le souci qu’il avait d’offrir un service sur mesure et de bonnes conditions de travail à ses filles. Tout comme on retient sans peine cette phrase d’un autre qui offre au client la garantie « de la détente » (entendre ici la promesse d’une éjaculation) lors du massage proposé. Ici aussi la caméra se fait discrète, respectueuse du sujet qui se prête à la confidence. C’est dans le chœur composé par ces voix que tout se joue, dans les images qui agissent en contrepoint, dans l’orchestration sensible des enjeux, que le documentaire progresse. L’éclairage qu’apporte l’enquêteur,les commentaires personnels et les faits que rapporte le journaliste d’enquête ne trompent pas : nous sommes comme eux conscients de l’ampleur du phénomène et de l’enfer vécu par celles qui font l’objet de cette marchandisation du vivant. Elles se font moins présentes, cette fois, les voix des filles et des femmes. Pourtant, même absentes, même ensilencées par leur mise en marché, je n’ai pas cessé de sentir leur présence, de les entendre, d’être à nouveau ramenée à elles. Mais dans ce commerce et sa troublante mécanique, elles n’ont pas voix au chapitre, ce qui témoigne de la cohérence et de la force du documentaire.

L’Imposture et Le commerce du sexe d’Ève Lamont font appel à l’intelligence du cœur, à l’inestimable intelligence du cœur humain et au désir réel d’aller à la rencontre de l’autre. Pour ma part, il y a rencontre chaque fois qu’une œuvre me permet de découvrir une autre façon de voir, un autre langage à entendre. Chaque fois qu’un œuvre continue de tracer ses sillons.

Le travail d’Ève Lamont compte parmi les œuvres qui me confirment que je suis issue de tous les langages, que j’appartiens à toutes les époques en même temps, à toutes les injustices, à toutes les secousses et toutes les turbulences : même corps, même héritage, même génération, même monde. Car tout langage destiné à irriguer le fragile territoire de vivre demeure en moi comme une éternelle parlure. Ça vaut pour ce qui s’égare, ce qui se redresse, s’estompe ou s’éloigne, ce qui bouleverse, tourmente ou apaise, pour tout ce qui permet à la parole de se faire entendre, à la voix de retrouver son corps, ses détresses et sa pleine lumière. Alors que le processus de création pourrait mener à croire que nous avançons seuls, détrompons-nous. Toutes les œuvres qui nous marquent, toutes les voix qui nécessitent de se faire entendre nous accompagnent.

 

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BIOGRAPHIE

Poète et traductrice littéraire, Sylvie Nicolas a publié plus d’une trentaine de titres. Sa traversée des genres littéraires lui a valu quelques prix et mentions, mais surtout d’être qualifiée de singulière. Pendant plusieurs années, elle a été critique de théâtre à Québec pour le journal Le Devoir et chargée de cours en création littéraire à l’Université Laval. Elle travaille également comme directrice littéraire à la maison d’édition Hannenorak à Wendake.

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Article publié le 16 octobre 2021.
 

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