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Voyage à Pompéi

Par Sylvain Lavallée


Une histoire d’amour et de mort en trois temps

 « But still more imagined that there were no Gods left
And that the universe was plunged into eternal darkness. »

— Pline le Jeune, cité dans Pompeii

Prologue

De sous la terre brune émerge une proéminence blanche, ronde, bosselée, une étrange saillie, indice d’une masse enfouie. Truelles, pinceaux, des mains s’affairent à creuser, balayer, épousseter, révéler peu à peu des formes familières – « est-ce une jambe, un bras ? » commente un homme regardant l’événement. À ses côtés, un couple silencieux, stupéfié, fixe ce passé qui remonte à la surface, la résurrection statufiée de corps anonymes, oubliés. Ils sont deux à sortir de la terre, un homme et une femme nous dit-on, un autre couple peut-être, figés dans une position grotesque, étonnante dans leur symétrie, étendus tous deux avec un genou replié, une main portée devant, comme s’ils avaient amorcé le geste d’enlacer une présence invisible avant d’être arrêtés dans leur mouvement, photographiés dans la pierre dans cette pose indéfinie. Côte à côte, ils offrent un reflet à cet autre couple vivant, l’image d’un amour mort mais préservé, le souvenir ancien d’un monde perdu qui, avec une cruelle limpidité, vient rappeler notre fragilité par cette vision d’une mort embaumée.

Nous sommes à Pompéi, en 1954, et ces corps déterrés, figés au moment même de leur mort, éveillent une émotion brute, insoutenable, qui oblige à détourner le regard. La femme brusquement quitte la scène, en larmes : elle a trop vu.

 

*

 

Un ciel noirci par la suie, couvert d’un gris impénétrable d’où peine à se faufiler quelques rayons de lumière; un horizon de flammes, une masse nuageuse incendiaire, boursouflée, se propageant à toute vitesse sur l’herbe verte qu’elle engloutit; le sublime d’une destruction pure, d’une apocalypse naturelle réduisant l’homme à la petitesse d’une frêle silhouette se découpant sur ce paysage d’enfer. Ils sont deux, un homme et une femme, dans une étreinte ultime, les yeux dans les yeux – « Regarde-moi. Juste moi. » –, et derrière eux le souffle de Vulcain qui s’avance, majestueux et terrifiant. Indifférents à la colère des Dieux qui s’abat sur eux, ils s’embrassent en concentrant leurs regards sur leur amour exalté, leurs deux corps enlacés se dressant comme le dernier lieu de paix et de repos à l’abri du chaos du monde – pour un instant du moins, le temps que le feu les rejoigne et les embrasse à son tour, ne laissant derrière lui qu’une tempête d’étincelles et de cendres.

Nous sommes à Pompéi, en 79 après J.-C., et un monde vient de s’éteindre.

 


1. Présent

« One by one they were all becoming shades. Better pass boldly into that other world, in the full glory of some passion, than fade and wither dismally with age. He thought of how she who lay beside him had locked in her heart for so many years that image of her lover’s eyes when he had told her that he did not wish to live. »

— James Joyce, The Dead


Leur mariage, tout d’un coup, semble bien fragile : à la maison, dans leur pays, tout allait bien, tant que le faisceau des habitudes les maintenait dans un quotidien qu’ils auraient cru immuable, tant que la vie se déroulait avec une telle régularité que le temps se dissolvait dans l’éternité d’une répétition programmée. Mais voilé derrière cette fixité apparente des choses, le temps faisait son ouvrage, usait les corps et creusait la distance entre les êtres, incapables de voir l'érosion qui les travaillait pourtant. Il aura suffi d’un voyage, d’un premier véritable moment partagé à deux, pour que l’illusion du même s’effondre, et que la désunion apparaisse entre mari et femme, une béance d’autant plus effrayante qu’elle a surgit d’un coup, avec la force d’une évidence s’imposant sans qu’ils puissent comprendre pourquoi ils y avaient été aveugles aussi longtemps. « Où sommes-nous ? » demande la femme, Katherine, en voiture avec son mari, Alex; « Je ne sais pas exactement » répond-il. Perdus sur les routes de l’Italie comme dans les décombres de leur mariage, les Joyce se révèlent l’un à l’autre comme des étrangers, deux solitudes emmurées derrière leurs corps devenus impénétrables aux yeux de l’autre.

Pour elle, le paysage italien agit comme une madeleine, rappelant à son souvenir un poète autrefois amoureux d’elle : sous ses yeux elle devenait poésie, une femme neuve, qu’elle ne savait pas être avant de le rencontrer, et pour laquelle il s’était montré prêt à mourir afin de lui déclarer son amour. Lorsqu’elle confie à Alex cette histoire passée, il l’accueille avec une condescendance envers le romantisme de ce poète qu’il connaissait à peine, sans voir qu’ainsi il s’attaque surtout à Katherine qui aura été, pour un autre homme, une femme que lui n’aura jamais su voir, et qu’elle aurait aimé être sans doute, une femme dans laquelle elle se projette et qu’il répudie à coups de sarcasmes; blessée, elle lui jette un rapide coup d’œil, comme pour vérifier que c’est bien l’homme qu’elle a épousé qui la traite avec un tel mépris, et elle le trouve là, étendu au soleil, les yeux fermés, indifférent à celle qui se trouve à ses côtés, à la violence qu’il lui inflige. Derrière eux, le Vésuve les observe, Pompéi s’étend à son flanc, la mort guette le couple en arrière-plan de leur drame.

Par ce dédain, peut-être Alex cache-t-il la jalousie naissant en lui, comme si sa femme venait de lui être arrachée par un fantôme, par cette irruption d’un autre regard, passionné, lui dérobant la personne qu’il croyait le mieux connaître, une personne qu’il ne peut pas réconcilier avec celle qui se tient devant lui. Plus tard, dans une soirée mondaine, il s’étonne de la voir rire aux éclats, entourée d’hommes, manifestant une bonne humeur qu’elle n’a pas affichée avec lui depuis des lustres. Il a beau refuser de se déclarer jaloux, quand il reproche à sa femme son manque d’humour et son romantisme ridicule, Alex s’en prend aux regards des autres hommes, capables de faire rire Katherine ou de l’émouvoir par leur poésie; il fixe sa femme dans l’image qu’il se fait d’elle, qu’il peut posséder pour y asseoir sa certitude aveugle. Accepter le romantisme de Katherine serait accepter qu’elle lui échappe, qu’elle lui soit en partie inconnue, qu’elle ne soit pas uniquement sa femme, mais une multitude de femmes qu’il ne pourra jamais embrasser entièrement. « Tu m’aimes bien quand je suis la parfaite hôtesse pour tes amis » lui réplique-t-elle, alors qu’elle se sent ainsi réduite à presque rien par son mari, qui ne sait plus voir, ou refuse de voir, toutes ces femmes qu’elle peut être.

Entendu lors de cette soirée : « Nous sommes tous des naufragés. Il faut lutter si fort pour rester à flot. » Le navire s’est fracassé, en effet, après avoir vogué des années sur les eaux calmes d’un bassin sans horizon; maintenant échoués sur la berge d’une terre inconnue, Alex et Katherine se séparent, naufragés de leur amour en perdition.
 


 

Cassia revient au bercail après un long séjour à l’étranger : « Nous sommes à la maison », s’exclame-t-elle, radieuse, alors que son chariot suit une route flanquée de mausolées et de cryptes, au bout de laquelle trône le Vésuve, surplombant une ville portuaire fortifiée. Une délégation pleine de joie et d’espoir suivant un chemin funèbre menant droit à la mort, Cassia vient de quitter Rome pour fuir la corruption d’un monde en déchéance, retrouver l’indépendance d’une Pompéi en reconstruction et l’amour de parents trop longtemps délaissés. Lorsque les rues bondées obligent son véhicule à l’arrêt, elle s’élance à la course dans les rues de sa ville natale afin de s’imprégner de ses odeurs, du fumet des poissons et des légumes s’élevant des étalages marchands. Elle se rappelle chaque statue, chaque intersection, les souvenirs d’un passé heureux remontent en elle et viennent chasser ceux, plus douloureux, d’une Rome maudite : tout dans ce Pompéi retrouvé signale la possibilité du renouveau, d’une vie à refaire en renouant avec ce qu’elle croyait avoir perdu. Le temps a embelli les choses, sans doute, mais qu’importe, cette mémoire d’une époque plus douce vient recouvrir le présent pour le faire briller d’un éclat enivrant.

Sur la route, une des roues de son véhicule s’était enlisée dans la boue, provoquant la chute d’un cheval : Cassia a gardé en elle l’image de cet esclave se proposant pour aider la bête agonisante, posant une main pleine de tendresse sur le cou de l’animal, avant de lui tordre la tête, d’un geste sec, pour achever ses souffrances. Pour la première fois leurs regards se croisèrent, et elle reconnut immédiatement en lui cette douceur, qui se manifestait dans un acte de compassion, qu’elle était sans doute la première à voir. Elle ne savait pas que cet homme, Milo, avait assisté, enfant, à la mort de sa famille et de sa communauté, exterminées par les Romains, qu’il s’était réfugié dans une pile de cadavres pour éviter d’être tué, et qu’il en avait émergé pour aussitôt être capturé : devenu gladiateur, il semait la mort à son tour, n’attendant que l’occasion de venger son passé. Obligé de mettre en spectacle cette violence qui l’habite, il trouve alors dans le regard de Cassia une forme de rédemption, la possibilité d’être un autre homme – ou d’être, enfin, un homme, plutôt qu’un objet de consommation. Cassia, fuyant Rome, où un sénateur avait aussi tenté de se l’approprier, de la réduire à une autre sorte d’objet de plaisir, peut trouver dans cet esclave un vis-à-vis, malgré la noblesse de son rang. Séparés par cette différence de classe, ils se retrouvent par cette humanité qu’ils savent s’accorder l’un à l’autre en voyant au-delà des apparences et des conventions; cette rencontre, elle aussi, inspire à Cassia l’idée du renouveau, alors que la vie se manifeste à même ce terrain des plus mortifères, à travers les cadavres, les mausolées et la gangrène d’une société avilissante.

Traînés dans une soirée mondaine, les esclaves se tiennent debout, immobiles sur un piédestal, comme de froides statues offertes aux regards, qui tournent autour d’eux en inspectant leurs muscles. Un regard parmi d’autres vient troubler la pose de Milo, celui de Cassia, bien sûr, qui dans son attention prolongée, non vers son corps mais plongée directement dans ses yeux, perturbe le spectacle en éveillant des émotions qu’il doit nier pour l’occasion. Appelée à ses tâches, elle quitte à regret la scène de leur amour naissant, pour découvrir que le sénateur Corvus l’a suivie de Rome jusqu’à Pompéi, et que tout ce qu’elle voulait fuir ne l’a jamais quitté : il vient lui proposer un mariage pour reprendre ce qu’il veut posséder, autant Cassia que Pompéi. Aussitôt le volcan répond, il gronde en secouant la terre, renversant les victuailles et le vin; les Dieux parlent à travers la catastrophe qui se prépare, et qui condamne, par une violence inouïe, les agissements d’une humanité dévoyée.

Dans l’étable, les chevaux s’agitent, et seul Milo peut, encore, calmer les animaux, de sa main pleine d’affection – la même main qu’il tend à Cassia, un instant plus tard, pour l’inviter à chevaucher avec lui sur la bête maintenant domptée. Après une longue hésitation, elle saute le rejoindre et ils s’enfuient tous deux dans la nuit noire, minces figures perdues sur la montagne. Il n’y a nulle part où aller, seul comptent l’élan et la vitesse, le mouvement de la vie qui les arrache à l’immobilité de leur esclavage, la chaleur de deux corps collés l’un contre l’autre, ravivant les consciences par ce contact prolongé témoignant d’une présence amie, tapie derrière la peau autrement réduite, aux yeux de la société, à une carapace inerte, vide, un apparat sans substance. Liberté de courte durée : ils doivent y renoncer, temporairement, car même si le monde entier semble à leur portée, ils se trouvent devant un cul-de-sac. Ils cessent de courir pour attendre les inévitables représailles, se présentant sous la forme d’un fouet qui s’abat sur le corps de Milo, le ramenant encore une fois à un bloc de chair, meurtri, seule la souffrance le rappelant alors à cette humanité dont on cherche à le dépouiller.

 


2. Passé

À travers la pierre sculptée, celle de cavernes transformées en catacombes comme celle des sculptures érigées en l’honneur des hommes, autour desquelles notre regard tourne pour mieux cerner la beauté de leurs formes volumineuses, des siècles d’histoire remontent à Katherine. Étrangement, son visage fait écho aux statues qu’elle contemple, dans une étonnante symétrie liant l’un aux autres, Katherine se sentant interpellée, questionnée, par les yeux vides des bustes autrement pleins de vie, trouvant en eux des interlocuteurs plus perspicaces que son mari, plus présents à son malheur : nous pouvons encore savoir qui étaient Néro ou Tiberius, tant la pierre parle en faisant fi du temps qui nous sépare de ces êtres, tant elle est plus éloquente que la peau des hommes, dont l’élasticité permet plus souvent de cacher que d’exprimer. L’art déjoue la mort en préservant de l’oubli, mais le geste de figer dans la matière s’oppose à la vie qui se déploie dans le mouvement, et il ne peut rendre compte, sauf de façon indirecte, de cette incessante course vers l’avant; le temps, d’ailleurs, vient le rappeler en usant la pierre, en la sculptant à son tour pour recouvrir le travail de l’homme. « Temple of the spirit. No longer bodies, but pure, ascetic images » : au moment de visiter la cave de la Sybille, que les amoureux fréquentaient naguère pour s’enquérir de la direction de leur amour, Katherine se rappelle les mots du poète, invitant à quitter la chair périssable pour trouver l’éternité dans la pureté d’une image, « compared to which mere thought seems flesh, heavy, dim ». Opacifiée par les habitudes, la pensée se calcifie, ne parvient plus à percer l’étoffe épaisse du quotidien – peut-être est-ce à cela que pense Katherine lorsqu’elle va à la rencontre de ces œuvres passées, des temples de l’esprit où elle se recueille pour retrouver foi en la vie humaine, des corps de marbre qu’elle compare à celui de son mari, au sien aussi au fond, devenu comme un sépulcre où repose les derniers vestiges d’une âme étiolée par le temps.

Partout la mort suit Katherine et amène un frein au mouvement de la vie qu’elle tente de réintégrer, comme cette procession funèbre l’obligeant à stopper sa voiture. Elle erre dans l’Italie pour en recueillir les sons et les visions pendant que de son côté Alex séduit les femmes, tous deux cherchant à se convaincre qu’ils sont encore vivants, qu’ils participent à un monde qui leur semble dorénavant lointain, inaccessible paysage indifférent à leurs souffrances intérieures. Dans les catacombes, un guide prend les bras de Katherine et les étend de chaque côté de son corps, pour lui montrer comment, autrefois, on enchaînait les esclaves aux murs : connaissant trop bien ce rôle de prisonnière, elle s’en défait aussitôt pour murmurer un « tous les hommes sont pareils ». Que découvre-t-elle, à force de côtoyer ainsi les ruines vivantes d’un autre monde, à côté desquelles son mariage paraît bien inerte, déjà terne malgré qu’il soit, en principe, toujours d’actualité ? Peut-être se dit-elle quece dont on se souvient est toujours déjà éteint, mais que pourtant rien ne vient nous toucher avec autant d’acuité que ces fantômes qui hantent nos esprits, sans doute parce que seul ce qui survit au temps prend à nos yeux de la valeur, que ce soit une blessure passée qui persévère à déverser sa douleur, ou la joie d’un événement miraculeux qui nous émerveille d’autant plus que le sentiment qu’il nous inspire ne s’est jamais épuisé, et que nous trouvons dans cette mémoire accumulée non seulement qui nous sommes, mais aussi un rempart contre le néant, la preuve que tout n’est pas éphémère même si le présent s’effrite sous nos doigts; preuve délicate, puisque déjà elle pointe vers un lointain inaccessible, qui peut à tout instant basculer dans l’oubli et emporter ce qu’il reste de nous. Mais comment savoir ce qu’elle pense vraiment ? Son visage nous reste fermé, et pourtant il irradie d’une puissance mystérieuse, comme s’il contenait en lui tous les secrets de l’univers, non pas dissimulés derrière la beauté des traits de cette femme, que nous reconnaissons sans pourtant la reconnaître (elle s’appelle Ingrid Bergman, pouvons-nous penser), mais affleurant à la surface, d’autant plus inaccessibles qu’ils sont librement offerts à notre regard.

Encore, je contemple cette figure, au moment d’écrire ces lignes, la figeant dans un arrêt sur image pour tenter de lui arracher ses secrets – mais en vain, impossible de déchiffrer ce qui se joue sur cette physionomie. Il ne reste que l’émotion pure, l’impression d’entrevoir l’éternité et de toucher au divin, se laissant sentir à même la matière la plus familière qui soit. Il me faut repartir le cours du temps, laisser Ingrid Bergman s’épanouir dans la durée, cesser de la retenir à moi, pour que depuis la trace durable qu’elle aura laissée en mon esprit puisse naître le nouveau monde qu’elle m’aura inspiré.
 


 

Enchaîné à un pilier s’élevant au milieu de l’arène, Milo voit ressurgir son passé sous la forme d’un spectacle destiné à divertir la foule : les soldats romains émergent de la noirceur des cachots, glaives et boucliers aux poings, pour massacrer les esclaves représentant les Celtes. Guerre autrefois gagnée par Corvus, sur laquelle repose aujourd’hui sa réputation, son plus grand exploit, pour satisfaire la vanité du sénateur le maître de cérémonie reproduit cette bataille sur scène. « Ce n’est pas du sport. C’est de la politique » jubile Corvus avec lucidité, alors que le sable commence à rougir du sang des hommes. Mais le présent refuse de répéter le passé, Milo trouvant là l’occasion d’assouvir sa vengeance, de panser par la violence les douleurs de ce traumatisme d’enfance, d’introduire dans cette répétition imposée une différence laissant place à l’avenir; avec un confrère d’armes il abat le pilier le retenant prisonnier à son histoire, il s’affranchit de ce poids accablant et trouve enfin, croit-il, la liberté recherchée.

La fin du monde ne survient jamais sans raison : même quand elle prend la forme d’un caprice de la Nature, indifférente aux sorts des hommes, elle révèle au moins la société qu’elle extermine en exposant ses structures, par leur vulnérabilité, cachée d’ordinaire derrière les apparences d’une société inexpugnable dans son totalitarisme tentaculaire, par cette faillibilité apparaissant au moment que tous doivent lutter pour leur survie. Alors quand le ciel s’assombrit, quand les boules de feu pleuvent, quand les vagues s’élèvent et emportent la ville et les navires, quand le feu descend sur l’humanité, les Dieux n’ont pas quitté le ciel, ce sont plutôt les hommes qui ont plongé le monde dans la noirceur par leurs actions délétères, et qui ne peuvent plus voir les Dieux, continuant de nous jauger par-delà ces ténèbres qui n’aveuglent que notre seul regard. Que ce soit le désir de possession de Rome, voulant assujettir le monde à une volonté tyrannique, d’une médiocrité qui se dévoile à même ce désir de Toute-Puissance, ou que ce soit l’incapacité de laisser le passé reposer dans le monument de nos souvenirs, ces entreprises trop humaines étouffent le possible et achèvent le monde en le privant de tout mouvement. La résistance de Milo paraît bien futile, la liberté qu’il convoitait trouvera son terme dans le chaos de la destruction, alors que le volcan rugit de colère, réduit en cendres tout ce qui se trouve à la portée de son souffle infernal, les hommes disparaissant dans des nuages de flammes d’une beauté hallucinée, suscitant autant de terreur que d’admiration devant cette formidable force, d’une démesure surnaturelle, à côté de laquelle même les plus grands projets des hommes paraissent d’une pâle modicité.

Certes, les visages de ces hommes et de ces femmes (Kit Harrington, Emily Browning, qu’importe) ne laissent deviner rien de plus que quelques émotions fort reconnaissables dans leur plate quotidienneté, comme des avatars rabougris de cette vie intérieure cosmique autrefois portée par celles que nous avons nommées, sous le coup d’une intuition heureuse, des stars. Peut-être n’est-ce que moi, mais devant le ballet de ces corps emportés par le barbarisme offert en divertissement, il m’est difficile de ne pas voir un théâtre conscient offert à une industrie vaniteuse, n’ayant cesse de faire revivre le passé sans être capable d’y faire germer un possible qui permettrait d’appeler un avenir… jusqu’à ce que les esclaves de cette industrie la renversent sur elle-même, et viennent liquider le passé d’un geste de défi. Ces hommes et ces femmes ne me parlent guère, certes, mais les images de désolation offrent le spectacle émouvant de la fin de l’Empire, comme si elles venaient achever le geste de révolte de Milo pour accomplir ce que lui ne peut pas. Plutôt que de venir s’échouer sur la fin des croyances, ou sur la futilité de toutes actions humaines, sur la destruction par le feu comme seul possible avenir, nous trouvons plutôt un renouement merveilleux avec le plus sincère des romantismes, dans l’image d’un couple s’enlaçant au creux des flammes; je ne peux retenir mes larmes devant cette vision transcendante d’un amour idéal, sortie d’un temps où les idéaux existaient encore.

 


3. L’avenir

« Like the tender fire of stars moments of their life together, that no one knew of or would ever know of, broke upon and illumined his memory. He longed to recall to her those moments, to make her forget the years of their dull existence together and remember only their moments of ecstasy. »

 — James Joyce, The Dead

Alors les voilà tous deux réunis à nouveau devant ces formes inertes, ces amants d’un autre temps qui auront su garder vivant leur amour jusqu’à travers la mort, regardant par-delà les siècles l’amour sec et desséché d’Alex et de Katherine. Peut-être que tous les amours meurent, sauf quand ils ont la chance d’affronter le néant ensemble, ou peut-être que tous les amours restent vivants, même quand plus rien ne signale encore la vie, quand il ne reste plus que deux corps vides étendus dans le silence. Impossible de savoir ce que voit Katherine à ce moment, mais elle ne peut supporter plus longtemps cette vision qui éveille en elle des émotions encore inconnues, comme si elle se sentait soudainement rattachée à une force plus grande qu’elle, un courant qui la traverse de part en part et qui, peut-être, provient de ce passé la ramenant vers ce qu’elle croyait avoir perdu : seule l’expérience cruelle de l’indicible peut encore nous relier à un monde qui nous échappe. D’ailleurs, quelques moments plus tard, Katherine se fait emporter par la foule, par un défilé religieux qui, dans son mouvement de ferveur, s’empare de son corps pour le faire dériver, le séparer d’un mari qui s’apprête à la divorcer. Paniquée, elle crie pour qu’Alex l’entende, enfin, et vienne la rejoindre, là où elle est maintenant; il s’élance vers elle, pris d’une énergie qu’il ne savait pas posséder. Quand ils se retrouvent, au sein de cette foule agissant comme si elle assistait à un prodige, le miracle surgit bel et bien entre eux, l’émotion cesse de se réfugier derrière les murs qu’ils avaient érigés pour s’en protéger, et dans un déferlement répondant à l’effervescence de la multitude, l’amour s’empare de tout et les remarie dans une étreinte sincère.

Figés au sein de la masse qui poursuit son mouvement, cette fois leurs corps ne semblent plus alourdis par les habitudes, celles qui les troublaient en faisant du temps une éternelle répétition du même, ils sont plutôt comme ces statues faisant vibrer tout ce qui les entoure, accueillant le passage du temps qui les traverse et qui poursuit sa course malgré eux. Ils disparaissent, déjà devenus souvenirs, alors que la foule continue de marcher, s’enfonçant vers un horizon inconnu, rendu possible par le miracle qui la propulse vers l’avant.



 

Alors les voilà s’embrassant, réunis enfin, pendant que derrière eux le feu s’avance, des amants qui, au moment de leur mort, choisissent l’amour, pour apporter ce qu’il reste d’espoir à un monde condamné. La futilité de leur geste s’oppose aux ambitions conquérantes de Rome, à la vengeance de Milo, à toutes ces actions cherchant une vaine emprise sur le monde; en s’abandonnant à l’amour ils accueillent la mort, et trouvent là une beauté humaine, que le temps saura reconnaître en l’embaumant dans le feu sacré. Ils disparaissent dans celui-ci, mais pour réapparaître aussitôt en statues calcinées, figées à jamais dans leur étreinte : ils ne sont plus des corps, les voilà devenues images ascétiques, et notre regard fasciné tente de les cerner en tournant autour de la pierre noire, de ces figures de lave séchée.

Le monde a été plongé dans les ténèbres, il ne reste plus rien, sauf ce monument sculpté par la mort elle-même, créé à partir de la chair, témoignant de la grandeur des émotions qui nous habitent, plus fortes que nos corps qui se décomposent. Même le temps se recueille devant un tel amour, il le conserve dans la matière du monde, n’osant pas s’y attaquer, et dans une générosité que nous lui reconnaissons trop peu, il l’offre à notre regard pour nous rappeler qu’afin d’accéder à la pérennité, il faut d’abord accepter l’éphémère, et que les choses perdurent seulement si nous acceptons qu’elles meurent.

 

Épilogue

Ainsi, les amants de Pompeii (Paul W.S. Anderson, 2014) se retrouvent déterrés par les archéologues de Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1954), comme si Anderson avait enfoui son film sous celui de Rossellini, pour irradier l’histoire du cinéma par cet amour venant toucher le cœur d’Ingrid Bergman, celle qui, par son regard de voyante, fut l’âme du vingtième siècle, la témoin d’un monde devenu insupportable, qu’elle nous incite à rejoindre malgré tout, parce qu’il le faut, par un acte de foi salvateur. Une main tendue d’un artiste à l’autre, à travers des décennies d’histoire, faisant fi de toutes conventions, ne se laissant pas embarrasser par le statut canonique d’une œuvre comme Voyage en Italie, considérée (à raison) comme l’une des plus hautes instances du septième art, alors que Pompeii est vu (à tort) comme l’une de ses plus viles productions commerciales; et sans non plus chercher à redorer sa réputation en s’associant avec la gloire des plus grands, tant de toute façon le geste d’Anderson demeure secret, souterrain, et qu’il n’en appartient qu’à nous de le reconnaître.

Certains diront peut-être que je suis fou, et que la statue des amants à la fin de Pompeii ne ressemble en rien aux corps ensevelis de Voyage en Italie : ils n’auront pas tort, du moins sur ce deuxième point. Mais ces films ne nous enseignent-ils pas à voir plus loin que la fausse évidence des choses ? C’est-à-dire non pas abattre du regard une matière qui dissimulerait quelque chose comme un esprit, mais à voir à même la matière cet esprit qui a toujours été devant nos yeux; les apparences ne sont trompeuses qu’à ceux qui acceptent de se laisser tromper. Autrement dit, peu importe que les statues ne se ressemblent pas, il est même d’autant plus émouvant qu’elles soient différentes et qu’ils n’en reviennent qu’à nous de les lier, de reconnaître tout ce qui les rapproche malgré (ou à travers) ce qui les distingue. Alors suis-je fou ? Oui, sans doute, mais pas plus que l’amant trouvant un trésor enfoui dans le corps de son amante, un secret inaccessible aux autres, peut-être même à celle qu’il aime, une vision qui ne lui appartient qu’à lui seul, et à laquelle il restera fidèle peu importe la possible perplexité des autres (« que voit-il en elle ? », se demandent-ils), et pour peu que cet amoureux fou ne soit pas en proie à la jalousie, il tentera de partager sa vision, souvent dans ce langage codé inventé au plus creux de l’intimité, pour que de son amour et de cette félicité puisse naître un être nouveau, voire deux, elle et lui se propulsant vers le haut par la grâce de cette folie, complice, sauvage et libre. Si c’est de cette folie que l’on m’accuse, je la revendique volontiers.  

La statue à la fin de Pompeii n’a jamais existé, elle n’a pas été restaurée par une équipe d’archéologues, ni n’a été formée par le plâtre versé dans une terre gardant en son creux les formes vides des cadavres d’autrefois : elle nous apparaît là, dans le présent d’une image cherchant de toutes ses forces à transcender sa condition pour rendre compte de ce qu’elle ne peut pas, la trace d’un autre monde qu’elle aurait imprimé, conservé. Taillée dans une matière numérique renvoyant au moule photographique, comme pour commémorer autant l’amour des personnages que ce moule lui-même, dans un geste qui cherche à se souvenir de ce qui relève d’un autre temps, cette image trouve son inspiration dans l’amour de Milo et de Cassia, s’en abreuve, et trouve là la force de s’élever au-dessus d’elle-même pour atteindre la grâce. Loin d’un easter egg pour cinéphiles baziniens (enfin, oui, mais pas seulement), il s’agit d’une autre histoire d’amour, une image folle d’un amour sans borne qui se projette dans le temps, ou plutôt qui le contracte pour contenir en un instant toute l’histoire du cinéma, pour ainsi aller se lover sous les images d’un autre film, attendant sagement d’être découverte, d’être aimée à son tour, pour que cette statue des amants érigée à la gloire des mythes puisse nous inspirer à rêver un autre cinéma, reprendre et poursuivre par les moyens d’aujourd’hui ce que déjà le regard d’Ingrid Bergman nous suggérait, pour trouver des visions qui, comme celle-ci, fait flancher la fabrique de la réalité pour nous réapprendre l’amour. Un amour adressé à notre contemporanéité, elle qui a oublié que même flagrant d’inutilité, les rêves demeurent porteurs d’espoir, et qu’il faut les porter à bout de bras pour les garder vivants, jusque dans la mort s’il le faut, car les rêves ne s’échouent jamais sur les arêtes d’une réalité trop tranchante, ils meurent dans le cœur des hommes abandonnant leur conviction.

Quant à moi, depuis mon deuil impossible d’un amour fou, survenant dans les remous d’un autre deuil, d’une longue relation tenant du mariage, j’écris cette histoire comme si c’était la mienne, même si elle ne m’appartient pas, même si elle tient du mythe (mais que serait le mythe s’il n’était pas vécu ?), et pour me rappeler que les ténèbres tombent sur le monde lorsqu’il devient trop douloureux, lorsque nous ne savons plus le voir tant il nous apparaît monstrueux, d’une cruauté tenace; éclatés, pulvérisés, les rêves semblent nous avoir quittés, mais à bien y regarder, ils sont devenus poussière d’étoiles, pâles éclats argentiques réussissant à percer la noirceur, et de là, pour peu que nous sachions les reconnaître, il peuvent encore nous inspirer la foi, nécessaire pour animer nos pas, et nous ramener vers le monde qui nous attend, là où, dans notre désespoir, nous l’avions délaissé.

 

 

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Article publié le 26 novembre 2020.
 

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