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Le vidéoclip comme pratique d'un safe space (1)

Par Charlotte Gagné-Dumais

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Le vidéoclip est un média intéressant dans ce qu’il a d’intermédial : il combine texte (paroles), images, musique, conception sonore, mise en scène, scénographie, scénarisation, performance ; le clip est un concentré de moyens expressifs. Certains clips vont même flirter avec les codes du court-métrage en incluant des dialogues, des monologues ou une narration plus complexe qui dépasse l’exercice esthétique qu’est parfois le clip. De plus, le format du vidéoclip le rend accessible à la fois aux créateur.trice.s (les vidéoclips peuvent être sensiblement peu dispendieux à produire) et au public (leur forme courte, économe, souvent punchée, invite à la réécoute et au partage). Les vidéoclips donnent aux artistes l’occasion de créer un espace fictionnel dont ils.elles ont le contrôle et qu’ils.elles peuvent utiliser pour se représenter, représenter la communauté dont ils.elles se réclament, s’exprimer et donner la parole ou l’espace à d’autres. Les vidéoclips peuvent être le lieu de la représentation inclusive, donner un répit aux dynamiques d’oppression et procurer aux spectateur.trice.s un lieu sûr provisoire, disponible à la revisite. Ils peuvent illustrer un monde exemplaire, fantasmé; ils peuvent êtres inspirants ou même provoquants.

Safe space est l’appellation commune et anglophone pour désigner un espace sécuritaire généralement mis en place par des personnes vivant un ou plusieurs types d’oppression; les safe spaces sont couramment créés par les personnes LGBTQIA2S+, les personnes racisées ainsi que les mouvements féministes. Ils désignent des espaces physiques ou virtuels qui permettent à une communauté opprimée de sécuriser un lieu où ses membres peuvent s’exprimer, débattre, créer et échanger tout en étant en dehors des dynamiques oppressives qu’ils.elles subissent au quotidien. Nonobstant, les safe spaces ne sont pas à l’abri d’une intrusion ou d’une agression, donc certaines communautés utilisent de plus en plus le terme safer space. Ces espaces peuvent prendre la forme de groupes et de forums sur les réseaux sociaux, de clubs ou d’organisations dans des milieux communautaires ou académiques, des espace sociaux ou commerciaux (les cabarets de drag, par exemple, sont généralement considérés comme des safe spaces pour certains membres de la communauté LGBTQIA2S+) ou encore des évènements temporaires (conférences, clubs de lecture, spectacles, etc.). Ces espaces ne sont pas sans faille, et ce qui est sécuritaire pour une communauté peut encore être marqué d’inégalités et d’oppressions pour une autre, d’où l’importance d’une multiplicité de ces espaces, du respect de leurs conditions (certains safe spaces sont non-mixtes ou refusent l’accès aux personnes blanches) et la valorisation des luttes intersectionnelles. De ces espaces sont généralement exclus les hommes blancs cisgenres, pour lesquels on pourrait considérer qu’une majorité des lieux publics sont déjà sécuritaires pour l’expression de leurs idées et de leur identité. 

Alors que les personnes racisées et queer souffrent d’un manque de représentation continuel dans les médias de masse, certain.e.s artistes ont une pratique qui s’apparente à la création d’un safe space par la forme du vidéoclip, permettant une prise en main de la représentation de soi et des siens. La création d’un tel espace par un tel moyen est fascinante étant donné la consommation rapide et l’aspect communautaire du médium : il y a création d’une communauté autour de l’œuvre grâce aux échanges possibles, notamment sur les réseaux sociaux (partages, commentaires) entre l’artiste et le public, ainsi que pour les spectateurs.rices entre eux.elles. Qui plus est, le vidéoclip est souvent un supplément à l’œuvre existante qu’est la chanson ou le disque. Le clip agit comme une extension de cette relation, en donnant plus de détails ou de profondeur sur les intentions derrière la chanson, ou même en en bonifiant le contenu [1]. Les clips sont donc un moyen efficace pour les artistes de rejoindre leur public, ainsi que de contrôler la représentation de leur persona, ainsi que de leurs idées et idéaux, créant un univers qui leur est propre donc, forcément, un espace sécuritaire.

Conséquemment, le motif de l’intimité est l’un des plus récurrents dans cette pratique du safe space, car une disposition à la vulnérabilité et au dévoilement n’est possible que dans des contextes sécuritaires. Les clips qui explorent le safe space peuvent appeler à la fois au rassemblement et à une exclusion nécessaire : ils donnent un espace visible de représentation, d’inclusion et de liberté à la communauté qu’ils visent, tandis que les autres, ceux.celles qui sont manifestement exclu.e.s du safe space illustré par le clip, peuvent le voir comme un outil de réflexion sur leur propre position de privilégié.e.s tout en étant confronté.e.s à la nécessité de tels espaces lorsqu’ils sont revendiqués par le biais d’une œuvre.

Les clips analysés dans cet article dévoilent les différents recours à de tels safe spaces ainsi que les communautés qui y sont reflétées. Ces espaces sont peut-être encore plus flagrants dans l’univers de la musique hip hop alors que celui-ci est historiquement taxé d’homophobie, de transphobie et de sexisme. À l’inverse, son imaginaire a souvent été manipulé par la critique blanche afin de réitérer des stéréotypes racistes, ce qui en fait, de part et d’autre, une forme assiégée, parfois fautive, mais surtout capable de dévoiements et de petites révolutions.

 

 

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La protection des marges :
« 
Don’t come to the woods » et « F.R.E.A.K.S. », Backxwash

Backxwash est une rappeuse et musicienne trans zambo-canadienne basée à Montréal. Elle a gagné en notoriété dans les dernières années notamment grâce à l’audace de ses projets musicaux et à une nomination à la courte liste des prix Polaris. Même si la rappeuse détient peu de vidéoclips à son répertoire, ceux des chansons « F.R.E.A.K.S » (2019) et « Don’t Come to the Woods » (2019) donnent à voir comment la musique contribue chez elle à l’établissement d’un ou de multiples safe space(s) pour elle et pour sa communauté. Le style de Backxwash est marqué par une ardeur brûlante et colérique ainsi que par des textes touchant la maladie mentale, les réalités queer et la sorcellerie. Dans une entrevue pour le blogue Not your boys club, la rappeuse explique comment la colère exprimée dans sa musique s’adresse à ses oppresseurs et comment celle-ci contribue à construire dans sa musique un espace sécuritaire : « If you’re an oppressor, in order for me to feel completely safe, I’m going to lash out at you. If you’re sitting in a room as an oppressed person, and an oppressor comes into the room, even though they haven’t done anything to you at that moment, you don’t feel safe because you know what they are capable of ».

Chez Backxwash, les gestes de l’intime qui peuplent ses safe spaces peuvent être déroutants pour un public moyen, ce qui provoque un double mouvement d’attraction et de répulsion. Ne sont invité.e.s dans le safe space que ceux.celles qui se reconnaissent dans la musique de l’artiste. Les autres, les potentiels oppresseurs, en sont exclus; comme Backxwash rappe dans « F.R.E.A.K.S » : « No sympathy for the cis ». Chez elle, la délimitation prononcée, exclusive, des safe spaces assure leur existence.

Le vidéo de « Don’t Come to the Woods » montre d’abord la rappeuse à l’orée des bois, puis, dans les derniers plans, celle-ci qui s’y enfonce avec aisance, le sourire aux lèvres.
 


La répétition de la phrase « Don’t come to the woods » est un avertissement : Backxwash tient ce lieu comme chasse gardée. L’imagerie qu’elle utilise pour représenter son personnage (croix inversées aux oreilles, yeux blancs et vides, tête cornue, longue robe noire) et son univers (lévitation, bougies, feu, incantations tracées à la craie, autel, gros plan d’une main ensanglantée) est déroutante pour ceux.celles qui ne sont pas habitué.es ou à l’aise avec les codes de l’horreur.
 


Se décrivant à la fois comme une sorcière (« Ding dong the bitch is here / I been summoned from a hundred and 50 years / Got a couple things to mummer since the witch is here », la première phrase constituant un jeu de mots sur la chanson « Ding-Dong! The Witch Is Dead » de la comédie musicale The Wizard of Oz [1939]), comme un monstre (« I’m Pegasus in the mixy ») et comme un démon (« Baphomet of this faggot shit and I'm back in this »), Backxwash se réapproprie d’une part des figures surnaturelles et mythiques, et d’autre part des termes sexistes et homophobes. Elle repousse forcément ses oppresseurs, attirant à elle les gens étranges, les rejeté.e.s, les hors normes, les siens. Les bois, l’espace créé par Backxwash, résiste à ceux.celles qui n’y sont pas invité.e.s : « Brutish plan? Revenge on stupid man / Do it damn casket is suit for them ». Ceux.celles qui trouveront confort dans les symboles qu’elle y recrée ne ressentiront pas les mêmes émotions ; les bois de Backxwash invitent ceux.celles qui s’y reconnaissent de la même façon qu’ils effraient ceux.celles qui n’y sont pas bienvenu.e.s. Ici, les limites du safe space sont clairement présentées. La lisière se dévoile comme lieu des échanges et des manifestations surnaturelles où c’est la sorcellerie qui représente l’intimité : des gestes de rituels, sacrés, cachés, incompréhensibles aux non- initié.e.s. Backxwash se place à la frontière comme porte-parole et comme gardienne des lieux à la fois.
 


Dans « F.R.E.A.K.S », la référence à la communauté est plus évidente, car Backxwash se trouve entourée d’ami.e.s, qui, comme elle, se situent hors des normes sociales, des êtres singuliers, des queers : « The shit is real / Man, you know the deal / Came through with the motherfucking queers ». Le titre les nomme tel.le.s quel.le.s.
 


Les représentations des marges sont à la fois physiques (les personnages évoluent dans des lieux qui semblent abandonnés, aux limites d’une ville), sociales et identitaires (les personnages ont des maquillages et des habits extravagants, reprenant des codes vestimentaires associés aux cultures night life et queer). Les paroles sont portées par plusieurs des personnages, donnant l’impression que les phrases agissent sur eux.elles comme une hymne à la revendication de leur identité et à l’occupation de l’espace. Ils.elles sont des freaks: « They can call me a fag I’m honestly glad / I grew up to be a freak and I acknowledge the fact », entonne Backxwash. Les gestes intimes partagés dans ce clip participent également au double mouvement d’attraction et de répulsion de l’univers de Backxwash : dans les entrailles d’un immeuble de béton abandonné, elle et ses ami.e.s s’adonnent à une pratique issue du BDSM.
 


Les pratiques marginales illustrées dans le clip servent encore à départager ceux.celles qui sont bienvenu.e.s ou non dans le safe space qui y est représenté. L’espace que les personnages du clip occupent en dehors de la société « normale » leur sert ici de safe space : s’ils.elles ont été exclu.e.s à cause de dynamiques oppressives restreignant l’expression de leur identité, ce sont dans les marges qu’ils.elles retrouvent leur confort.

 

 

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Le safe space comme power move :
« 
Apeshit » , The Carters

The Carters est composé du couple royal de la musique américaine : la chanteuse Beyoncé et le rappeur Jay-Z. Si, à la première écoute, « Apeshit » ne semble pas s’élever au-dessus d’un classique brag track [2], c’est le clip qui permet à la chanson de prendre une autre dimension. Celui-ci se démarque par son côté ostentatoire : il est filmé au musée du Louvre. C’est cette réappropriation d’un espace célèbre pour sa célébration d’art majoritairement occidental et blanc, le tout sur un fond de dynamiques coloniales, qui donne toute sa dimension politique au vidéoclip. Le simple choix du lieu de tournage fait déjà état du succès et de la fortune des Carters : être capable de se payer un des lieux les plus célèbres du monde comme toile de fond d’un clip est une démonstration sans équivoque du pouvoir acquis par le couple. Beaucoup des images du clip s’attardent à la représentation de leur pouvoir et de leur notoriété, ce qui dessert a priori l’illustration d’un safe space, mais les choix de mise en scène du clip permettent de les lire sous cet angle. Le vidéoclip se présente également comme une célébration de la culture (personnelle et artistique) afro-américaine du couple, des corps, des visages, des mouvements et des gestes des figurant.e.s et des danseur.euse.s, presque tous.tes noir.e.s, comme réappropriation et valorisation d’un art et d'une image relégués à l’arrière-plan du célèbre musée que se réapproprient les artistes pour l’occasion.

Avant que la musique ne commence, le clip débute sur quelques gros plans d’œuvres artistiques et de plafonds ornés, avec en trame sonore l’écho de pas sur le plancher : on nous annonce déjà que ce qui compte dans les images à suivre n’est pas le caractère singulier de la collection du Louvre, mais bien celui des gens qui entrent dans cet espace et se l’approprient. La séquence se termine par un gros plan sur un ornement représentant le signe astrologique de la vierge (signe astrologique de la chanteuse), clin d’œil à un orgueil bien mérité. S’ensuit un travelling arrière qui part de la Joconde pour se terminer sur Beyoncé et Jay-Z, montrant au spectateur que l’œuvre qu’il importe de regarder ici n’est pas l’intemporel tableau mais bien les voix, les corps et les performances des deux artistes. L’œuvre à voir, c’est le vidéoclip. Même la Joconde le dit avec ses yeux qui suivent tout et qui fixent aujourd’hui les Carters.
 


Ce motif est repris devant une série d’œuvres connues : la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace, le Radeau de la Méduse, etc. La caméra accompagne les œuvres puis le couple avec plusieurs travellings; la présence des artistes finit par surplomber celle des œuvres, opérant un transfert dans l’intérêt qu’on leur accorde respectivement. Cette mise de l’avant du couple témoigne de leur volonté de prendre de pouvoir dans un espace, le Louvre, qui accorde historiquement peu d’importance à la représentation des corps et des identités de personnes noires. La mise en scène de ce couple influent est illustrée de façon à ce qu’il serve d’exemple, d’aspiration pour la communauté afro-américaine : « I can't believe we made it (This is what we made, made) / This is what we're thankful for (This is what we thank, thank) / I can't believe we made it (This a different angle) / Have you ever seen the crowd goin' apeshit? ».

Le clip réussit à transformer le Louvre en safe space pour Beyoncé et les autres acteur.rice.s du vidéo notamment par l’insertion d’une pause au milieu de la chanson qui laisse place à plusieurs images illustrant des gestes intimes, dont une étreinte entre un homme et une femme.

Ce sont ces quelques gestes qui contribuent à créer un sentiment de calme, de douceur et de sécurité, qui contraste avec le lieu dans lequel le clip se déroule. C’est également le cas pour les images de la femme qui coiffe les cheveux d’un homme, lesquelles donnent sens à l’intimité présente dans le vidéoclip, mais participent également à la valorisatio capillaire des Afro-américain.ne.s, dont les coiffures naturelles sont souvent source de discrimination raciale. Ici, le Louvre devient un endroit où les personnes noires peuvent exprimer leur identité. Dans les deux cas, ce sont les femmes qui prennent soin des hommes.
 



En plus d’une valorisation des corps noirs, le vidéo met en place une valorisation des femmes noires. Celles-ci occupent une place importante dans les images du clip, grâce aux chorégraphies qui se déroulent devant la Victoire de Samothrace et le tableau du Sacre de Napoléon. Dans cette seconde chorégraphie, Beyoncé se place au centre d’une ligne de femmes, qui à leur première apparition, se tiennent toutes par les mains. Cette image assure l’imposante présence de Beyoncé, qui semble se positionner comme reine devant Joséphine, mais qui exprime également de la solidarité, une unité et un esprit de communauté; ces femmes sont fortes parce qu’elles sont ensemble.
 



La figure de la femme est mise de l’avant également par la forte présence accordée à Beyoncé par rapport à celle accordée à Jay-Z. En plus de rapper la majorité de la chanson, presque toutes les images consacrées à la performance de Beyoncé se passent à l’intérieur du musée, Jay-Z apparaissant surtout dans le lieu comme figure de soutien (il ne fait que quelques interjections). Le gros de la performance de Jay-Z dans la chanson est filmé à l’extérieur, notamment dans la cour du Louvre, où sont représentés également les figurants masculins, rappelant la façon dont l’espace réapproprié du Louvre est un espace féminin, où les hommes sont des alliés plus que des figures de proue. De plus, les images en extérieur montrent un groupe d’hommes agenouillés, en appui aux paroles de Jay-Z (« I said no to the Super Bowl, you need me, I don't need you / Every night we in the end zone, tell the NFL we in stadiums too ») afin d’illustrer un geste reconnu de lutte pour les droits afro-américains aux États-Unis [3]. Ces gestes de protestation ont lieu à l’extérieur du Louvre, qui lui est devenu un safe space où, dans un imaginaire idéalisé, ils n’ont plus lieu d’être.
 



Si les safe spaces de Backxwash se situent dans les marges, pour les Carters l’acte de transformation du Louvreen safe space, plutôt que sa simple occupation, en fait une véritable démonstration de pouvoir.

 

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[1] Que serait « This is America » de Childish Gambino sans les images qui l’accompagnent?

[2] Le brag track ou chanson de vantardise est un genre typique du hip-hop où l’interprète s’exprime sur les signes (souvent matériels) de son succès. Dans ce cas-ci par exemple : « He got a bad bitch, bad bitch / We livin' lavish, lavish / I get expensive fabrics / I got expensive habits ».

[3] Cet agenouillement est un symbole de protestation porté d’abord par le joueur de la NFL Colin Kaepernick en 2016 afin d’attirer l’attention des médias sur les injustices et le racisme subis par les communautés afro-américaines. Jay-Z mentionne ici comment il a soutenu la cause en refusant l’immense contrat proposé par la NFL pour le spectacle de mi-temps au Super Bowl, ce qui selon lui n’a jamais été un frein à son succès. 

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Article publié le 23 octobre 2020.
 

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