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Praxis du racisme (4)

Par Mathieu Li-Goyette

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:: Watchmen (Damon Lindelof, 2019) [HBO]

L’INALIÉNABLE EN PARTAGE

Que nous reste-t-il alors, sinon de rêver d’un montage alterné qui ne saurait pas, dès sa première coupe, laquelle des deux alternances aura le dessus ? Rêver d’un montage dont l’avancée processuelle, même si elle ne peut échapper à sa réalité créative (bien sûr que chaque montage alterné est prédéterminé, mais ce n’est pas une raison pour lui faire pratiquer cette prédétermination), tente au moins d’échapper à toutes ces forces concentriques qui lui coupent ses possibles. « Du possible, sinon j’étouffe [13] ».

Cet enjeu capital porte en son sein toutes les représentations non blanches ou minorisées du cinéma. Toutes celles qui, dans leur apparition à l’écran, doivent encore lutter non pas pour leur apparition, mais pour leur présence, avec l’histoire qui l’accompagne, le contexte qui la ceint, le pouvoir — judiciaire comme cinématographique — qui l’enharnache, avec comme sommet cinématographique de l’injustice et de la pratique du racisme l’instrumentalisation de la condition afro-américaine, justement parce qu’elle est la victime principielle — avec la condition autochtone — du cinéma américain et de son édification esthétique. Mais revenons justement à nouveau à Watchmen.
 

There’s a sheriff on a horse. / He’s shooting at somebody riding after him. It’s a man all in black, a man in a hood. / And he’s got a lasso, and he throws it at the sheriff. / Pulls the sheriff right off his horse. / And they’re in front of the church now, and doors burst open and all the townsfolk come running out to see what’s going on. / The man in black tells them the sheriff’s no good. / Cattle thief. He’s stealing from the town. / And now they ask the man who he is. / He throws his hood back, and it’s Bass Reeves, the black marshal of Oklahoma. / He shows his badge. / The townsfolk cheer. / And they start shouting for him to string up the sheriff, but Bass Reeves won’t have it. / — There will be no mob justice today. Trust in the law.”

La solution, au cinéma comme dans la vie, commence ainsi par l’écoute de l’expérience de l’autre. Une écoute d’autant plus importante et soulignée qu’elle intervient six épisodes après qu’on ait vu ces images pour la première fois et qu’on ait cru y lire tout ce qu’il y avait à y lire. À la narration de l’expérience « objective », expérience attachée au prestige des formes de l’histoire du cinéma et placée en amorce de la série comme en amorce de cet article, s’ajoute ainsi comme dans une révélation transformatrice la narration de l’expérience subjective, celle du gamin assis dans la salle et que nous avions perdu de vue depuis.

« Trust in the law » est une injonction cousine à celle de « Croire au montage ». Et bien sûr, le jeune Will Reeves (Danny Boyd Jr.) y croit, en la loi; comme nous, nous croyons au montage. Lui, qui partage son patronyme avec le héros qu’il a vu au grand écran faire triompher la justice, continuera même d’y croire après être sorti de la salle, même après que des suprémacistes aient abattu ses parents en pleine rue. Dépossédé de sa famille, coupé de ses racines, il ne reste plus qu’un désir de justice pour animer le jeune Will, pour lui faire croire que la mise en ordre du monde ne sera pas le fait des préjugés et d’une intolérance satisfaite, mais bien l’œuvre d’une justice impartiale, aveugle à la couleur de sa peau.

C’est pourquoi Will Reeves devenu adulte (Jovan Adepo) raconte au beau milieu de ce sixième épisode, moment charnière de la minisérie, comment sa vie a basculé en ce jour de juin 1921. Il raconte comment la blessure vive de cette expérience traumatique, qui apparaît — sans montage —, dans le fond de la profondeur de champ, lui rappelle la violence des événements et le désespoir qui n’a pas arrêté de couler dans ses veines depuis cette journée, le poussant à endosser l’uniforme bleu de la police, à « croire en la loi » au point de s’y confondre : flic exemplaire, Will se fait d’abord garant du respect de la loi en l’incarnant lui-même, et en le faisant en tant qu’Afro-Américain patrouillant les rues de Tulsa une quinzaine d’années seulement après le massacre.

Si toute la démarche de la série de Lindelof s’articule autour de la transmission des valeurs et le poids que leur héritage implique lorsqu’on les télescope à travers l’Histoire (c’est le sujet des autres récits parallèles de la série, impliquant par exemple Angela [Regina King] et son héritage vietnamo-afro-américain [14], ou encore la Dre Trieu [Hong Chau] et sa relation démiurgique avec Ozymandias [Jeremy Irons]), c’est parce que le projet esthétique de Watchmen repose sur une déconstruction de la structure des affects. Non pas d’où viennent ces affects, ni où ils atterrissent, mais ce qui les structure et les distribue, donc comment le désir de vengeance devient patriotisme (par le biais d’un masque de superhéros et ce qu’il inspire), comment la haine devient suprémacisme blanc (par le biais d’une cagoule blanche et ce qu’elle inspire), faisant circuler dans des structures bien connues (le récit de superhéros, le récit du ségrégationnisme américain) des personnages et leurs affects. Dans Watchmen, ces personnages et ces affects aboutissent sur un résultat différencié, dont l’écart entre la normalité culturelle et le monde tel qu’il nous est montré agit comme une forme de subversion performative, une attaque théorique des conditions de la normalité culturelle.
 


:: Watchmen (Damon Lindelof, 2019) [HBO]


Cette démonstration par la négative est éloquente lors de cette scène du premier épisode où un policier est assassiné alors qu’il n’avait pas l’autorisation d’utiliser son arme de service. Tout est dans la matérialité de la scène, ses motifs répétés, ces images vues mille fois d’une voiture et ses gyrophares faisant signe à une autre de s’arrêter, dans la démarche du policier, sa longue lampe de poche, son ton intimidant qui demande les papiers, dans l’appréhension qu’il puisse dégainer trop vite, qu’il s’agira d’une autre victime de profilage, de haine raciale. Quand le policier se penche à la hauteur du conducteur, coup de théâtre comme dans le pastiche de Griffith en ouverture : l’arrêté est blanc et l’homme de loi est noir. L’inversion fait subversion, sabotant l’appréhension, la faisant dévier en cours de chemin, car maintenant nous savons qu’il y a peu de chances que ce soit le policier qui dégaine en premier — non pas que ce soit impossible, mais l’inversion identitaire participe ici d’une inversion sociologique, d’un changement de paradigme. Celui-ci est d’autant plus marquant que la scène montre que le policier
n’est pas armé, que son pistolet de service est cadenassé dans sa voiture et que, après avoir trouvé l’interpellé suspect (il l’est), il doit retourner à sa voiture, s’y asseoir, appeler la station, décrire la situation, citer les bons codes de la loi, attendre l’autorisation, espérer qu’il n’y aura pas d’incident mécanique, technologique (il y en a un) et, ensuite, dégainer (trop tard, il est déjà criblé de balles). Entre le désir de dégainer et le pistolet dégainé se terrent toutes les raisons pour dégainer, des raisons qui peuvent être racistes comme prudentes, haineuses comme justes. C’est dans la structuration de ces raisons qu’on reconnaît des événements passés, médiatisés, comme la mort de George Floyd, de Breonna Taylor, de Tony McDade, d’Ahmaud Arbery, de Fredy Villanueva chez nous, et de tant d’autres. Dans cette structuration, on reconnaît aussi le militantisme des armes à feu pratiqué aux États-Unis par la NRA, ce droit suprême accordé par le Deuxième amendement de la Constitution américaine. Si le spectateur est si surpris d’entrée de jeu, c’est parce qu’au revers de l’inversion symbolique du blanc et du noir s’ajoute un renversement qui joue sur le fil des deux consciences morales dominantes aux États-Unis : les militants proarmes s’insurgeraient évidemment face à cette scène, diraient sans doute que c’est « bien fait pour lui »; et ceux qui militent contre la brutalité policière penseraient d’abord qu’il s’agit là d’un astucieux dispositif pour freiner la violence habituelle de ces interventions. Or, si les uns sont satisfaits par la conséquence, les autres le sont par le raisonnement qui a poussé la mise en place d’une pareille mesure de sécurité, de telle sorte que Lindelof utilise ici la science-fiction pour produire une amplitude dystopique à partir d’une démarche de prospection éthique.

Impossible ici de trancher nettement, de comparer la justesse d’une mesure systématique au risque d’un racisme systémique, précisément parce que le policier est noir et que le suspect est blanc, parce que la scène montre en fin de compte que l’uniforme du suprémacisme blanc est passe-partout, qu’il peut se cacher autant dans le coffre arrière de la voiture de police que dans celui de la voiture du suspect. De la même manière que ce suspect a été arrêté sans raison (il dit transporter une cargaison de nourriture et c’est effectivement ce qu’il transporte), ça ne l’empêche pas d’avoir aussi son uniforme du Klan (rebaptisé ici la 7e cavalerie) blotti à côté des laitues. On pourrait taxer cette scène de bordel symbolique, mais il n’en est rien. L’inversion des codes découle plutôt d’une volonté de surprendre un spectateur de plus en plus à la solde des polarités culturelles auxquelles il souscrit, à savoir que les publics « de gauche » comme « de droite » exigent aujourd’hui du cinéma populaire une mise en représentation de leurs valeurs respectives qui puisse adhérer complètement, intégralement, aux stéréotypes divers autour desquels ces mouvements se constituent, aussi positifs ou négatifs soient-ils. Il ne s’agit donc pas de voir cette scène ni comme une déclaration pro Deuxième amendement ni comme l’application studieuse d’un nouveau règlement qui aurait été constitué après la mort d’un énième George Floyd, mais bien d’y voir là un jeu sur les prédéterminations du genre et du cinéma, une friction spéculative produisant à la fois les étincelles du suspense et de l’introspection idéologique. Si Watchmen a été aussi louangé, parfois même de manière un peu superlative, c’est sans doute parce que cette fiction contemporaine, postmoderne en ce qu’elle est postsymbolique, se résorbe dans la performativité des valeurs, des préjugés, des objets et des individus qui s’agencent sur le champ de bataille de l’imaginaire américain actuel.


 

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Pour fonctionner de telle façon, dans cette scène comme dans le pastiche de Griffith, et comme dans le sixième épisode qui reprend le destin du jeune Will Reeves là où on l’avait laissé au sortir du cinéma, il faut, pour Lindelof et les autres artisans de la minisérie, s’attaquer de front aux éléments qui viennent donc structurer les affects, leur donner cet infléchissement idéologique que nous évoquions et moduler leur intensité sensible. Comme on l’a vu avec la scène de l’arrestation, ce renversement passe par la matérialité des situations, leur rapport réflexif avec l’actualité, l’Histoire, la culture, dans une matérialité qui trouve son expression la plus forte et la plus subversive dans la couleur de la peau des protagonistes et dans cette attaque en règle contre tout le système chromatique, raciste, inventé de toutes pièces par le pouvoir colonial blanc et son historiographie. Le pari de Watchmen rejoint alors celui du Watchmen original de Moore et Gibbons : s’approprier un système préjudiciaire en tous points (le vigilantisme et le suprémacisme blanc) et l’enfler jusqu’au seuil de son éclatement spectaculaire.

 


:: Watchmen (Alan Moore et Dave Gibbons, 1986-1987) [DC Comics]

 

Une dernière remarque divulgâchante s’impose, formulée à partir de ce sixième épisode, épisode en flash-back qui repose sur un médicament psychoactif, le Nostalgia, qu’avale Angela et qui la transporte dans la mémoire génétique de celui qui s’avère être son grand-père, Will Reeves.

Will Reeves est policier et, fidèle à ses rêves de jeunesse, il croit que la loi s’applique au-dessus des préjudices, qu’elle sert même à nous protéger de ceux-ci plutôt qu’à les renforcer. C’est pourquoi Will Reeves n’hésitera pas à interpeller le civil qu’il voit en train de lancer nonchalamment une bombe incendiaire dans un commerce juif en 1938 à New York. Prénommé Fred (en référence à Fred Trump), ce civil reviendra plus tard dans l’épisode à la tête d’une épicerie (Fred T. & Sons) où se cache une machine hypnotique inventée par le Klan et capable de contrôler les esprits, mais seulement après que Will l’ait arrêté et que la police, complice du Klan, l’ait sciemment libéré sans caution. Dans une scène traumatisante, où des policiers suprémacistes cherchent à l’effrayer pour avoir osé arrêter l’un des leurs, Will se retrouve pendu au bout d’une branche d’arbre, la caméra subjective nous condamnant, grâce au voyage psychique et transhistorique d’Angela sous l’emprise du Nostalgia, à souffrir nous aussi du point de vue du pendu. Comme à bien d’autres reprises dans cet épisode majoritairement en noir et blanc, rythmé par la révision historique, la transmission de l’expérience de Will à Angela est une transmission de corps et de culture, qui cherche à incarner visuellement, dans une imbrication télescopique, la transmission de la douleur chez les individus d’une génération à l’autre. Cette transmission s’établit ainsi en dehors des aléas du langage et de l’autorité historique, en dehors du symbolique, pour mieux se rendre à la racine du clivage identitaire instrumentalisé qui mène Will à balancer au bout d’une branche.

L’extrême violence de la scène est renforcée par le long maintien du plan subjectif, puis par l’alternance, au montage, des dimensions du passé de Will et du présent d’Angela. Les deux partagent des destins montrés côte à côte par le montage, parce qu’ils partagent d’abord leur condition afro-américaine (comme tous les autres personnages afro-américains de la série et parce que celle-ci débute par le massacre de Tulsa), mais aussi parce que cette désillusion face à l’intégrité du corps policier les marque au point qu’ils s’inventeront une justice en dehors du système légal, accomplissant ainsi la prophétie avancée par le pastiche inaugural de la série, à savoir que la condition noire étasunienne n’aura pas de justice avant de pouvoir remodeler à son image les dispositifs ainsi que les structures qui permettent à la justice d’être rendue. Doublement, ce qui compte finalement dans ce montage alterné et transhistorique, c’est que le trauma puisse permettre de véhiculer la douleur, l’affect, à travers l’Histoire, même quand celle-ci semble hors de portée, même si elle est le fait des vainqueurs et des menteurs. C’est ainsi que, dans cet épisode, ce qui était auparavant un montage alterné permettant l’inéluctabilité d’une lutte et de son vainqueur symbolique devient un instrument de réflexion, de rapprochement plutôt que d’exclusion ou d’alternance, alors que les scènes de genre (les scènes de film policier qui parsèment l’épisode) sont plutôt montées ensemble par le biais d’imbrications visuelles et oniriques (une porte peut déboucher en plein milieu de la rue ou un souvenir apparaître projeté derrière son narrateur) — des imbrications qui n’opposent aucunement les actions montrées, ni même leur antagonisation évidente, mais soulignent plutôt leur incorporation mutuelle.

La violence que subit Will aux mains de ses collègues est immonde. Si un montage alterné nous l’avait montré ainsi, puis nous avait ensuite ramenés à Will en train de coudre son premier costume de superhéros, sa quête de justice aurait basculé dans la vengeance, dans une logique d’œil pour œil, dent pour dent. Or, en conservant tout effet de montage parallèle pour garantir la transmission de la souffrance de Will à Angela par l’interchangeabilité de leur corps et de leur condition, en privilégiant une mise en scène de la liaison symbolique pour raconter la naissance de la figure superhéroïque de Will, Hooded Justice, Watchmen réfléchit sur les dimensions possibles d’un vigilantisme justifié, pleinement fidèle à ses idéaux d’origine. Une justice qui ne se résume pas à l’affranchissement individuel des injustices qui nous touchent, mais une justice qui procède de la mise en commun des souffrances, soit quelque chose qui peut persister, survivre aux structures de pouvoir, aux institutions, au montage.
 


:: Watchmen (Damon Lindelof, 2019) [HBO]


Quis custodiet ipsos custodes ? 
Who watches the watchmen? Qui surveille les gardiens ? L’accroche d’Alan Moore, empruntée au satiriste romain Juvénal, servait à contester les motifs de quiconque pouvait bien s’enorgueillir d’un costume et d’une boussole morale dont il serait lui-même le Nord. À ces questions, ajoutons son équivalence cinématographique : qui surveille le montage ? Qui surveille si ces mises en commun de plans, si ces raccourcis sémantiques, ces stéréotypes qui forment la charpente des genres, ne sont pas coupables d’une pratique du racisme ? D’une diminution de la Vie au profit du cinéma ? C’est pourquoi la transmission d’affects par l’entremise des corps, en l’occurrence par la pigmentation foncée de la peau, partagée par d’innombrables nuances, est dans Watchmen une forme de réappropriation inaliénable de ces pratiques favorisant une politique des affects, garante non pas de la justice en elle-même (cela appartient au récit dans une œuvre et à la législation dans la vie), mais d’une représentation juste en ce qu’elle assure un rééquilibrage entre les formes de représentation d’origines blanches et les sujets dits noirs qui s’y retrouvent, en héros comme en méchants, en protagonistes comme en figurants. En poussant le raisonnement, c’est ainsi que Black Panther, dans la reproduction d’un système héréditaire royaliste et d’une équipe de production « entièrement noire » (Marvel le disait) est moins le signe d’une véritable renaissance du Black Power au cinéma qu’une invitation lancée à l’égard de la communauté afro-américaine à s’installer, avec la permission du temps d’un film, à l’intérieur d’un dispositif narratif et d’une logique représentationnelle foncièrement blanche — un autre type d’alternance.

Ne reste alors que cet inaliénable qui est la matière brute des plus belles subversions de Watchmen, cet inaliénable de la couleur de peau, inaliénable doté d’une mesure d’innommable (celle qui conduit à la pratique raciste) qu’il neutralise à la racine de son implication symbolique. Aucune préfiguration n’est permise dans Watchmen, sinon pour déjouer les attentes, car la préfiguration, celle par exemple attachée à Hooded Justice, le seul personnage dont Moore avait gardé l’identité secrète dans l’œuvre originale, a toujours laissé supposer la présence d’un personnage blanc, depuis sa première publication en 1986. Le grand coup de Lindelof est bien de s’en être pris à cette préfiguration mystérieuse, à savoir que Hooded Justice, comme tous les superhéros de la première génération, ne peut qu’être blanc, alors que dans les faits, il s’agit de notre cher admirateur du marshal noir de l’Oklahoma, Will Reeves, le jeune policier déchu, torturé, maintenant maquillé d’un white face, doublement caché en dessous du masque superhéroïque qui l’aura protégé jusqu’à nos jours de tout soupçon.
 


:: Watchmen (Damon Lindelof, 2019) [HBO]


De retour au présent, Angela a enfin compris. Compris comment les structures sont plus déterminantes que les gens qui s’y trouvent, compris que l’affect est un fil historique qui résiste aux réécritures des dominants, car ils ne peuvent tronquer la douleur au nom de l’efficacité, compris que la matérialité de cette souffrance et de cette condition est le point de départ de sa révolution et du traçage de ses possibles. Compris enfin, comme le vieux Will qui survit encore en 2019 et qui traque des suprémacistes avec une machine hypnotique fonctionnant au rythme intermittent d’un projecteur de pellicule, que toute pratique visuelle du racisme est pliée, dissimulée dans la machine (le cinéma, la télé, les médias, etc.) et qu’elle se perpétue moins dans ce qui se censure à l’évidence (les black faces, les personnages diminués, ridiculisés) que dans l’évidence, comme le disait Baldwin, des choses qui ne sont pas vues. L’évidence de leur articulation prédéterminée, de leur omniprésence dans ce qu’on a appelé le langage du cinéma et de leur agencement esthétisant, historicisant, racisant.

 

 

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Pour toutes ces raisons, le cinéma, tel qu’il se discute, s’enseigne et se pratique, doit cesser d’être un langage pour être, avant toute chose, un partage du sensible.

 

 


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[13] « L’intolérable n’est plus une injustice majeure, mais l’état permanent d’une banalité quotidienne. L’homme n’est pas lui-même un monde autre que celui dans lequel il éprouve l’intolérable, et s’éprouve coincé. […] Quelle est alors la subtile issue ? Croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible, à l’impensable, qui pourtant ne peut être que pensé : “du possible, sinon j’étouffe”. » Deleuze, Gilles. 1985. L’image-temps. Paris : Éditions de Minuit, p. 221.

[14] Il s’agirait du sujet d’un tout autre article, à savoir que l’agentivité d’Angela avec son passé vietnamien rappelle à bien des égards l’agentivité des héros du récent Da 5 Bloods (2020) de Spike Lee, où l’asservissement des Afro-Américains, exprimé par leur surreprésentation durant la guerre du Viêt-Nam, s’articule autour de l’interventionnisme américain là-bas. Les militaires noirs trouvent ainsi plus de points en commun avec leurs adversaires Viêt-Cong, à travers le colonialisme blanc dont ils souffrent parallèlement, qu’avec la patrie qui contraint leur existence soit à la ségrégation intra-muros, soit au sacrifice colonialiste.

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Article publié le 29 juillet 2020.
 

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