WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Télévision : Big Love

Par Anne Marie Piette
Big Love est une série américaine destinée à la télévision, créée par le duo Mark V. Olsen et Will Scheffer, et coproduite par Tom Hanks, elle fêtait en mars dernier son 10e anniversaire. Diffusée entre le 12 mars 2006 et le 20 mars 2011, elle fût en 53 épisodes l’une des nombreuses séries à succès de Home Box Office, mieux connue sous l’acronyme HBO. « It’s not TV. It’s HBO », était d’ailleurs le joyeux slogan de la chaîne payante spécialisée à cette époque non lointaine, peu de temps avant la démocratisation des supports de visionnements et l’optimisation d’internet avec la vidéo à la demande.





Coup de cœur bigarré, situé à Sandy, une banlieue de Salt Lake City en Utah, l’histoire élaborée en cinq saisons dépeint le quotidien sans pareil de la famille Henrickson, et de son charismatique chef de famille Bill Henrickson (Bill Paxton, embrassant le rôle phare en parfait gaillard pourvoyeur), tout à la fois leader diplomatique, père d’une nombreuse couvée, vaillant et ambitieux propriétaire de « Home Plus »— magasin à grande surface de type produits de détails et bricolage pour la maison — tout au long d’un cheminement complexe et tortueux, impliquant un mode de vie marginal et illicite vécu au nez et à la barbe d’une société les ayant exclut depuis plus d’un siècle. Agités jusqu’aux derniers plans, les Henrickson accéderont pour un temps de façon toute paradoxale au rêve américain tout en occultant leur polygamie…
 
« Big Love » c’est littéralement le grand amour : trois presque quatre magnifiques femmes, huit voir neuf parfaits enfants — dont les derniers s’ajouteront au gré des saisons — trois maisons, autant de voitures. C’est le concept du mariage pluriel vécu en banlieue cossue de Salt Lake City dans le contexte des années 2000 aux États-Unis. Une vie sociale et publique restreinte, cryptée d’un secret à garder, de mensonges plus ou moins éhontés selon le degré d’assumation de chaque personnage, pour voisinage curieux et indiscret, vécue dans un stress permanent. Le scénario possède les qualités d’un mélodrame aux préoccupations morales : des protagonistes droits et fiers, impliqués et volontaires, de bons citoyens aux valeurs ferventes, imparfaites, mais cherchant à offrir le meilleur d’eux-mêmes, à la fois victimes et battants, faits de résilience, et expérimentant souvent violemment les limites et contraintes d’une existence qu’ils ont choisies pour des motifs nobles et élevés, mais qui les aura marginalisés.
 
Originaire de Juniper Creek, une communauté mormone fondamentaliste fictive située à quelques heures de route de Salt Lake City au sud-ouest de l’Utah, et rappelant Short Creek, et sa communauté Mormone fondamentaliste, maintenant située entre Colorado City en Arizona, et Hildale en Utah, Bill est du côté de sa mère Loïs Henrickson (Grace Zabriskie), le petit fils de Orville Henrickson, ancien prophète de Juniper Creek, mort dans des circonstances douteuses aux côtés de son successeur, Roman Grant (Harry Dean Stanton). Reconnaissant dans le caractère du jeune Bill la même volonté de libre arbitre que son grand-père, Bill fût banni de Juniper Creek à l’âge de quatorze ans par son père Frank Harlow (Bruce Dern), un homme fourbe et lâche, excité par l’argent et le pouvoir, à la botte de Roman, initiateur et complice. Loïs, en battante, responsable d’une station-service, vit en autonome, séparée de Frank et de ses « sœurs épouses »depuis la mort de leur fille Margaret. Joey Henrickson (Shawn Doyle, Fargo la série), le frère de Bill, second fils de Loïs et Frank, est une ancienne étoile de football. Ce gentil loser dépressif et sommaire vit ironiquement et bien maladroitement en monogamie volontaire avec sa femme Wanda (Melora Walters), troublée mentalement par des tendances psychotiques. Tous deux sont ainsi les attendrissants monogames mésadaptés de leur contexte social polygame.
Les cinq saisons de Big Love sont construites à l’ordinaire autour d’une histoire primaire comportant des sous-intrigues. La base de celle-ci se trouve expliquée au compte goutte au gré des épisodes. La période suivante se situe en amont de la série dont nous avons éventuellement quelques bribes et de rares flashbacks.
 
 

 
 
Depuis son renvoi de Juniper Creek, Bill, dont le contact avec sa parenté y vivant toujours était mauvais, avait pratiquement vu la communication interrompue. Cette proximité géographique entre deux vies parallèles leur conférait un goût amer, et pesait comme une ombre sur son projet de famille à Sandy alors qu’il vivait désormais, exilé, en monogamie volontaire avec sa femme Barbara « Barb »Henrickson née Dutton (Jeanne Tripplehorn), et leurs trois enfants Sarah, Benjamin et Tancy. D’une famille dysfonctionnelle à une autre, s’étant affranchi, croyait-il, de son passé polygame… qui le rattrapera. On apprendra lors d’un dialogue bien placé en saison 1 que Barbara eut un cancer quelques années plus tôt. N’étant plus en mesure de pourvoir à l’agrandissement de la famille, craignant pour l’avenir de ses enfants en bonne mormone pour le salut de sa famille si elle venait à décéder, elle consentit alors dans des conditions que l’on imagine confuses et précipitées à s’engager dans la pluralité du mariage. C’est là que Nicolette « Nicky » Grant intervint (Chloë Sevigny, formidable en fille de prophète belliqueuse ne s’intéressant que très peu à son prochain), envoyée depuis Juniper Creek, d’abord comme aide-soignante pour la convalescence de Barb, elle devint bientôt la seconde épouse de Bill et de Barb. Son look de mormone fondamentaliste, coiffée d’une longue tresse, vêtue de jupes longues, de chemisiers austères et de bottillons de cowgirl, lui attirent d’abord la suspicion puis la foudre du voisinage de Sandy. Provocant la constante exaspération de son entourage tout en restant irrésistiblement attachante, on reconnaît sous ses airs suffisants une souffrance aiguë, et un besoin viscéral d’être confirmée. Lorsque la saison 1 démarre, Bill et ses deux premières femmes ont déjà symboliquement épousé en troisième noce Margene Heffman (Ginnifer Goodwin), jeune employée paumée de Home Plus, ex-babysitter des enfants du foyer Henrickson, élevée par une mère monoparentale irresponsable et alcoolique. Tandis que Barbara expérimentera une adaptation continuelle à sa nouvelle famille super size, Bill — tout comme Nicky —, conditionné à cette mentalité depuis l’enfance, renouera totalement et limpidement avec la pratique du principe. Margene sera, quant à elle, le satellite inconscient et volontaire de cette charmante dynamique. Cette jeune mère, femme enfant nonchalante et désintéressée, douce et ronde comme une peluche, passera les premières saisons à perdre son temps, prenant peu à peu conscience du flou dans lequel elle rame, avide de trouver une place où exister, convaincue surtout de son insignifiance en comparaison à ses deux « sœurs épouses ».
 
La saison 1 s’ouvre sans trop de surprise sur un pilote libidinal tapageur. On trouve d’abord un peu facile l’équation du sexe omniprésent pour ferrer un public et introduire la vie d’un homme polygame, marié simultanément à trois femmes vives, entières, et très jolies. Cette dynamique se voit nettement rééquilibrée suivant les épisodes, et la tendance fallacieuse, faussement superficielle dès l’introduction, donne à plus juste titre le coup d’envoi sur un aspect faisant partie intégrante de la relation plurielle très particulière qu’impose la pratique polygame au sein des ménages concernés : ici trois couples sexuellement actifs dans un même mariage. Chaque femme ayant une nuit attitrée avec son époux, des nuitées relayées à tour de rôle. Plus le nombre d’épouses est élevé — dans le cas des Henrickson, trois femmes — plus le délai entre deux nuits consécutives avec son mari sera long à patienter pour chaque épouse. L’heureux jules, s’il est bienveillant, juste et attentionné comme l’est Bill Henrickson, se fera un devoir d’honorer au mieux chacune de ses femmes, idéalement à chacune de leurs nuits, dans une constance aux airs, nous le comprenons maintenant, d’un marathon de performances sexuelles… Le viagra interviendra d’ailleurs à l’insu de ces dernières, mais ici, pas de scènes de sexe bidon à trois ou à quatre, les nuitées d’amour sont circulaires selon un rythme bien établi, au cours duquel chaque épouse tient mordicus à respecter l’intimité de chaque « couple » formé au sein du mariage pluriel ; une pudeur discrète est de mise. Si un mariage sain comporte une vie sexuelle, Big Love, malgré l’application particulière du principe de polygamie et la fougue hormonale certaine de son patriarche, est l’histoire d’une famille mormone dévote qui se veut somme toute normale, non pas celle d’un type et de son harem, tous obsédés par la couchette. Cette convention dans le mariage, qu’elle soit imposée et traditionnelle, ou plus volontaire comme dans le cas de l’histoire fictive des Henrickson, implique d’une part inévitablement son lot de querelles internes, d’insatisfactions, d’émotions peu nobles, de jalousies, et de remise en question. Sans surprise, elle nécessite avant tout une communication mature et efficiente, un lâcher-prise, et beaucoup de résilience. L’équilibre se trouve dans cet entre-deux permanent, exercice de perfectionnement quotidien, et thérapeutique. Ces pôles contradictoires occupent une place légitime dès que les relations s’approfondissent, que les caractères de chacun(e)s se mettent en place, et deviennent autant de témoignages concrets de la vie en communauté qu’expérimente de façon très personnelle chaque membre de la famille. Il est un discours mature au cheminement riche, et s’éloigne alors des louvoiements insipides d’un simple soap opera.
 
 

 
 
Big Love est une série rigoureuse et complexe rehaussée d’à-côtés persistants. Sa force tient d’abord à l’intime, aux univers psychologiques très denses de chaque personnage, pour la plupart admirablement interprétés. Il en va de même pour le choix des décors et les interactions avec divers lieux et objets, soulignant avec éloquence les mentalités et traits de caractère de chacun, leurs univers respectifs. Une maison vide épurée, de vieux cartons non déballés, une voiture « turquoise » pour Margene ; un cd de Wanda Jackson, une habileté manuelle à réparer un broyeur à déchets, à déplacer un sèche-linge pour Nicolette ; ou encore une guitare acoustique, relique symbolique et mythique pour le prophète. Elle tient également de la présence délicieuse et constante d’une musique folklorique évoquant l’Amérique des pionniers, célébrant la piété, le céleste, souvent chantée a cappella, et magnifiquement interprétée, revisitant quelques morceaux précieux tels The Church in the Wildwood de Dr William S. Pitts ; Big Rock Candy Mountain de Harry McClintock; ou plus simplement Oh Happy Day de The Edwin Hawkins Singers ou Will You Miss Me When I'm Gone? de June Carter Cash. Juniper Creek, milieu rural pittoresque, qui sans vouloir être cliché occupe vraisemblablement un personnage attachant à lui seul, est un pan de la série exploité avec brio. Sont quelque peu mis en relief les aspects ayant largement contribué à alimenter la mauvaise presse des villages ghettos mormons fondamentalistes : à savoir de grosses tendances homophobes, suprémacistes blancs, antiétatistes, et totalitaires. Bien que l’organisation semble y être d’abord d’ordre religieux, on découvre assez tôt que sa structure est fonctionnelle et souveraine depuis tant de décennies par la création d’une fiducie de type mafieuse au capital élevé, sujette aux extorsions de toutes sortes. Un emprunt financier accordé quelques années auparavant pour l’ouverture du premier Home Plus est d’ailleurs à la source d’un conflit agressif opposant Bill et Roman, pourtant beau-fils et beau-père devant Dieu.
En deçà de la recherche d’équilibre au sein même des quatre conjoints et de leur marmaille, c’est bien sûr la dynamique de Bill et Roman se livrant un réel combat de coqs qui alimente puis lie de la plus délectable manière les diverses intrigues fondamentales du scénario d’une saison à l’autre. Chantage et filouterie de rat seront les maîtres mots du prophète alors que Bill et son partenaire professionnel Don Embry (Joel McKinnon Miller) s’apprêteront à ouvrir une deuxième succursale, cette fois à flot et pleinement autonomes. La montée progressive du conflit entre les deux hommes, que Bill aura longuement dissimulée à ses femmes en raison du lien filial délicat, sera prétexte à de multiples scènes de malaises cocasses dont l’anniversaire du jeune Wayne, fils de Bill et de Nicky, et petit-fils de Roman Grant, en est un exemple savoureux. (Home Invasion, Saison 1, Épisode 3, réalisé par Charles McDougall [Sex and the city, Desperate Housewives, House of Cards]). L’est également celle de l’orchestration d’une photo de famille à Juniper Creek, où, habillés en blanc de pied en cap, la famille Grant élargie et leur progéniture, c’est-à-dire une quantité hallucinante de gens sur plusieurs générations, doivent être immortalisés par la venue d’un photographe, et ce juste avant de tomber à l’eau par l’arrivée de la police nationale, suivant l’intrigue de cet épisode. (Reunion, Saison 2, Épisode 3, réalisé par Alan Poul [Six Feet Under, Rome]).
 
La distribution de Big Love, impressionnante, reste juste et cohérente. Elle inclut certains bonnets récurrents au cinéma de David Lynch comme le grand Harry Dean Stanton, formidable en prophète pervers narcissique, craint et respecté, dont l’ascendance forte et charismatique est communicative à chaque regard, chaque haussement de sourcils, chaque sourire en coin. Son personnage de Roman Grant vaut de l’or, on aime ce vicieux caractère librement inspiré de Rulon Jeffs qui était jusqu’à sa mort en 2002 le prophète et président de l’Église « Fondamentaliste de Jésus Christ des Saints des Deniers Jours », en Arizona. À son décès, on lui dénombrait pas moins de soixante-quinze femmes, et une descendance dans les trois chiffres en additionnant ses petits-enfants. La génialissime Grace Zabriskie y interprète pour sa part Loïs Henrickson, la mère de Bill. Un personnage au caractère changeant, et par moments insaisissables. Femme excentrique, aussi vulnérable que frondeuse et manipulatrice, Loïs représente une volonté d’être, un féminisme ravagé, têtue, et meurtrie par la vie, sous la doctrine fondamentaliste.
 
 

 
 
La distribution compte encore le grand Bruce Dern dans le rôle de Frank Harlow, père de Bill, interprétant une fois de plus l’immoralité, la méchanceté, et la perversion à l’écran. Un autre exemple parfaitement réussi de personnage « antipathique charismatique ». On y trouve également une Mary Kay Place hilarante et corrosive en femme de prophète passive agressive ; son jeu aussi appuyé que nuancé implique de nombreuses scènes mémorables. La présence ponctuelle de Luke Askew en Hollis Green, prophète sadique d’une communauté rivale et Sandy Martin dans le rôle de sa femme hommasse au possible. Shawn Doyle et Melora Walters, fascinants dans leurs rôles de frère et belle-sœur de Bill. Matt Ross, intense, incarne quant à lui Alby Grant, un homosexuel refoulé, fils de prophète désaxé, et limite sociopathe. Il est également le grand frère de Nicky. On se régale aussi du jeu de Daveigh Chase en Rhonda Volmer, une jeune vierge à peine pubère destinée à épouser Roman Grant de près de soixante ans son aîné, avec la bénédiction maternelle. Une vraie diablesse sous son minois de chaton à la voix de rossignol. Big Love aborde à travers elle, bien que de façon soft, dans une absence de scènes ou de gestes trop éloquents, la violence psychologique, les abus, et la pédophilie latentes, favorisés dit-on dans ces milieux fondamentalistes. C’est en symbiose sur l’air de Tiny Dancer d’Elton John que la chipeuse affabulatrice troquera ses habits de jeune mormone polygame pour un jacket volé, incarnant désormais la parfaite petite blue jean baby. Fuguant à répétition, se rebellant pour son salut, la jesus freak se trouvera effectivement à la rue.
 
Mormonisme et mariage pluriel n’ont pas formé un duo officiel bien longtemps. L’Église Mormone de Jésus Christ des Saints des Deniers Jours fut controversée dès ses débuts, c’était sans compter les rumeurs de pratiques sexuelles jugées ambiguës. Fondée à New York en 1830 par Joseph Smith, elle s’est basée sur le fondement d’une apostasie totale, soit la perte ou altération de la doctrine divine initiale après la mort des apôtres dans sa pratique et dans les saintes Écritures. Des révélations divines modernes reçues par Joseph Smith donnèrent d’abord lieu au Livre de Mormon afin de renouer avec une pratique conforme à l’époque de Jésus Christ. La doctrine de polygamie aurait été l’une des révélations reçues ponctuellement par Joseph Smith sur une période donnée pour accélérer la prolifération de l’espèce. Persécutée tant par les chrétiens que les athées, l’Église se déplaça régulièrement d’un état à l’autre jusqu’à son établissement en Utah, dans la Vallée de Salt Lake, en juillet de l’année 1847. Quelques décennies après le décès de son instigateur, sous la pression continuelle et les violences soutenues, le prophète successeur Wilford Woodruff reçu de façon bien pratique une nouvelle révélation divine et instaura dès 1890 que la polygamie n’était désormais plus souhaitée dans la religion mormone, elle fût suspendue puis déclarée illégale. Le mariage multiple comme doctrine reconnue au sein de l’Église mormone aura donc officiellement duré une cinquantaine d’années seulement. Les fidèles insubordonnés étaient excommuniés. Les quelques groupes minoritaires issus du mormonisme fondamentaliste, des récalcitrants puristes pratiquant toujours la polygamie — dont L’Église fondamentaliste de Jésus Christ des Saints des Deniers Jours est encore aujourd’hui la plus importante organisation — se sont regroupés au fil du temps dans des villages ghettos principalement en Utah et en Arizona. Dissociés et non reconnus par L’Église de Jésus Christ des Saints des Derniers Jours et du mormonisme vrai, ils sont répudiés. Encore aujourd’hui, la pratique est jugée archaïque et scandaleuse, en dépit des lois américaines, bien qu’elle soit progressivement moins décriée et mieux tolérée dans l’ensemble. Est-ce par la simple progression d’une mentalité libérale qu’en 2013, deux ans après la fin de la série Big Love, la pratique de la polygamie fût dépénalisée en Utah, au cœur même du mormonisme ? Aucunement légalisée pour autant, et ayant toujours mauvaise presse, on peut néanmoins supposer que l’impact positif qu’aura eu la série populaire aura fait naître un intérêt et une fascination sur cette pratique, comme le souligne la pullulation d’émissions de type télé-réalité sur le sujet ayant vu jour dans les années suivantes : My five wives, Polyamory: married and dating, etc.
 
 

 
 
Pour ébranler les bonnes mœurs et les mentalités sur ces pratiques réprouvées, il faut une fenêtre ouverte avec bienveillance sur une parcelle de tangible, un degré de vérité, aussi glauque soit-il. En ce sens, on reconnaît dans Big Love de façon unanime quelques échos à The Sopranos, autre excellente série de HBO. The Sopranos jetait un regard tout amical et décomplexé sur une famille de mafieux dans une banlieue du New Jersey tandis que Big Love introduisait avec tendresse et courage le quotidien d’une famille polygame, vivant pour sa part en pleine banlieue de l’Utah. Dans les deux cas, on nous les rendait sympathiques, presque normaux, on voyait pour le moins qu’il était possible de vivre cette vie ou plutôt à quoi cette vie pouvait ressembler, au-delà de la répulsion qu’elle peut inspirer de prime abord par défaut.
Mais si Tony Soprano, interprété par le regretté James Gandolfini, se souciait peu de la moralité de ses actes et de la portée de leurs implications, Bill Henrickson en faisait une préoccupation permanente. Très pieux, continuellement surmené, parfois franchement dépassé par les événements, il n’était pas rare de le retrouver priant, tard le soir, isolé dans sa voiture, sur le parking silencieux devant ses maisons ; espérant un signe, la confirmation d’être sur la bonne voie, soucieux pour le moins de mener à bon port toutes les âmes dont il était responsable. Le personnage de Bill représente bien le rêve américain, peu importe son histoire ou son passé, les boulets qu’il se traîne, s’il travaille fort et honnêtement, il accédera à l’abondance coûte que coûte. Bill est le mari dévoué, le patron ouvert, le collègue volontaire. Bill est également cet homme intéressé, égocentrique, n’hésitant pas à bousculer tout un chacun au gré de ses choix et convictions, avec toujours de bonnes intentions (mais ne dit-on pas que l’enfer en est pavé ?). Rusé sans être malin, idéaliste tout en étant consciencieux, Bill c’est le charme et la dualité, tout à la fois responsable, diligent et, semble-t-il, un excellent amant. Téméraire, oppressé, et coincé dans ses actions, il optera finalement pour la concrétisation de ses idéaux en affichant sa vérité à la face du monde de façon tout à fait épique.
 
Que ne serait Big «Bill» Love sans ses trois amours ? Jeanne Tripplehorn, Chloë Sevigny, et Ginnifer Goodwin offrent une performance admirable en « sœurs épouses » et femmes de Bill. Leurs interprétations individuelles seules ne tiendraient pas la route sans un trio cohésif. Complémentaires malgré leurs incompatibilités de caractères, joyaux de la série, elles supportent bien souvent à elles trois sa structure même. Ainsi, de l’adéquation des dames de cœur dépend beaucoup le succès de cette série. Une série nous l’avons dit d’abord forte de ses convictions, morales, personnelles, mais avant tout collectives. Big Love tisse une toile complexe de rapports de force, de liens hiérarchiques, et vient dans sa fiction tenter d’ennoblir celle-ci d’une touche progressiste, et féministe, où parmi cette horde de gens vivant de façon archaïque, certain(e)s auraient assimilé et intégré des valeurs dites modernes d’égalité, ou du moins de diplomatie volontaire, d’un respect fondamental des individus formant ce tout ; depuis le franc monopole de ce vieux Roman, dans l’omnipotence de la religion sur les choix et mœurs de chacun, en passant par les tentatives boiteuses d’affranchissement de Loïs, vers une Barbara désireuse de devenir détentrice de prêtrise, normalement réservée aux seuls mâles, à la saison 5.
 
 

 
 
Le personnage de Sarah Henrickson (Amanda Seyfried) représente bien cette modernité latente. Décontractée et sarcastique sans en perdre sa douceur et sa tolérance, elle est le maillon sceptique du troupeau, considérant sa mère comme une femme frustrée ayant fait des choix contre nature par amour fou pour son père. Sa prime enfance fût celle de tant d’autres dans une famille monogame normale avant d’expérimenter malgré elle une transition suspecte vers un modèle de famille polygame. Son boulot d’étudiante flippant des burgers chez Deb’s, sa copine queer Heather (Tina Majorino), son amoureux Scott (Aaron Paul), sont autant de pans de sa vie choisis et exploités de façon sympathique et judicieuse, alimentant les intrigues parallèles que l’on prend plaisir à suivre, la soustrayant momentanément à un univers qu’elle estime pathétique.
 
 

« Juger un homme par ses questions plutôt que par ses réponses. »
— Voltaire
 

Dans l’optique même de Big Love, pour être mené à bien dans un climat relativement sain pour son ensemble, un tel mode de vie n’est pas donné à tous. Il doit être basé sur un objectif commun supérieur, à défaut de quoi l’adversité prendrait le dessus et aurait raison de lui. Ensemble, Bill, Barbara, Nicolette, Margene et leur progéniture vivent un quotidien tourmenté, mais organisé au mieux selon un planning très rigoureux tenu par les trois femmes aux casquettes multiples, et présidé par Barb, première et seule épouse légale de Bill, lui conférant une autorité naturelle sur ses « sœurs épouses ». Barb est une femme de ressources qui en a vu d’autres. Elle incarne pour la famille Henrickson la constance et la sécurité. En dix-huit ans de mariage, Barbara aura suivi Bill dans toutes ses volontés, et ce jusque dans la polygamie. Les membres de sa famille, mormone classique, incluant une mère conventionnelle tendance psychorigide (Ellen Burstyn), et une sœur autoritaire, de nature méprisante et défiante (Judith Hoag), l’ont répudiée pour cette même raison. Dans cette mentalité selon laquelle il faudrait un village entier pour élever un seul enfant, et où le passage sur terre n’est qu’un prélude à ce que représente l’éternité dans l’au-delà, nous comprenons très vite que les « sœurs épouses » sont liées entre elles au même titre que leur mari. Ce mariage pluriel leur confère un lien dans l’éternel, et bien que platonique il n’est non pas qu’une simple collocation, partage de lits ou d’utérus.
 
Le générique d’introduction des premières trois saisons était d’ailleurs réalisé de façon joliment symbolique à ce sujet : sur l’air de God Only Knows des Beach Boys (1966), ce prélude faisait à la fois allusion aux liens uniques des quatre époux, tous essentiels à l’équilibre de la famille (« God only knows what I’d be without you »), donc à l’amour pluriel de ses protagonistes, mais était aussi dans sa portion finale et métaphysique un clin d’œil sur leur mode de vie en lui-même, laissant en suspend les jugements potentiels sous le regard objectif d’une vérité que personne ne détiendrait alors. Dieu seul le sait, dit la chanson. Les quatre conjoints y patinaient d’abord lascivement sur une glace lisse se brisant soudainement en autant de morceaux, les forçant à s’éloigner les uns des autres. Les trois femmes et le mari se retrouvaient finalement assis à table, partageant conjointement un repas, et une prière. Mains dans les mains, détourés avec le cosmos en arrière-plan, ils étaient unis devant Dieu, côtes à côtes, une journée à la fois, dans cette vie puis dans l’au-delà vers une vie post-terrestre.
C’était avant que cette mise en bouche ne soit remplacée à la saison quatre par un obscur générique sur l’air de Home du groupe Engineers. Moins rassembleur, on en comprenait les intentions, un changement de ton, une histoire qui se corsait, une chute possible, l’équilibre de la famille qui se casserait possiblement la gueule, mais de Big Love, on aime à oublier ce détail, et prétendre que le seul et unique générique d’introduction n’ayant jamais existé est celui narré sur les Beach Boys. Un générique d’une simplicité symbolique ne faisant pas l’unanimité qui pourtant avait l’efficacité, la gaieté espiègle, et cette petite touche céleste.
 
Big Love n’a pas la même constance du début à la fin, si les trois premières saisons sont impeccables — nous suivons d’abord avec beaucoup de plaisir l’avancée sociale de Bill et de sa famille dans leurs luttes excitantes et tangibles — s’essoufflent ensuite les deux dernières par des choix scénaristiques questionnables : l’intrigue entourant l’achat des casinos ou encore l’entrée démagogique de Bill en politique, précédant sa victoire au Sénat ; l’aliénation soudaine de Carl Martin (Carlos Jacott), ce voisin stérile qui jusqu’alors nous semblait un peu mou, et aimait, tout comme sa bonne femme Pam (Audrey Wasilewski), les soirées hawaïennes. Apprivoiser doucement la nouvelle Margene qui telle une girouette par grand vent se retourne à 180 degrés pour devenir une parfaite femme d’affaires. Cette tendance girouette également qu’a Ben (Douglas Smith), le benêt au baby face de la famille, à vouloir d’abord perpétuer la tradition du principe dans un futur rapproché avec un penchant certain pour les jumelles polygames, puis à se vouloir monogame avec sa délicieuse belle-mère d’à peine quelques années son aînée. Est discutable, en fin de série, le choix d’établir des circonstances atténuantes à la psyché de Nicolette, alors qu’un événement traumatisant longuement caché à sa famille vient justifier en quelque sorte son comportement instable que l’on avait pourtant apprécié mordicus et accepté tel quel ; sans compter la perte, bien qu’intéressante et souhaitable, de personnages costauds qui laissait déjà pressentir la fin. Des amours impossibles d’Alby, de l’affranchissement de Nicolette et de ses parjures amoureuses, de la destinée de Joey et Wanda, toutes les sous-intrigues ne seront pas complètement refermées suivant l’épilogue.
 
La conclusion d’une œuvre est un moment crucial, faite de renoncement, elle confirme parfois, mais occulte souvent des intentions que l’on appréhendait. Devant celle de Big Love, beaucoup se questionnèrent ou restèrent perplexes. Comment, et pourquoi un tel déploiement d’énergie, par quelle ironie du sort, cette finalité viendrait-elle soustraire à Bill et aux Henrickson une parcelle de crédibilité ou serait-elle au contraire l’antiphrase intelligente et déconcertante du mélodrame moral auquel il se mesurait et duquel on s’accommodait avec bonheur en espérant son happy end ? Bill le conquérant, physique et moral, Bill le détenteur de prêtrise, le sénateur, et pourquoi pas Bill le prophète ? Comme l’érection du patriarche, tout ce qui monte redescend. On pourrait soupeser une continuité logique à la récurrence d’une résilience forcée, soumettant les personnages aux diverses forces morales, qu’elles soient acceptées comme préétablies par une puissance divine supérieure, ou socialement encouragées par le joug d’un prophète, d’un patron, ou d’un mari. Issue surprenante, ce laisser-aller brutal n’en est que plus évocateur. Big Love et ses personnages sont autant de tentatives extraordinaires, grouillant en tous sens au fil des saisons. Au même titre que son sujet, objet imparfait aux intentions pures.
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 26 juillet 2016.
 

Essais


>> retour à l'index