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Rétrospective 2022 : Un retard

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

 Nous ne cherchons plus la vérité, mais un paysage à qui parler

— Benoit Jutras, Verchiel

 

Je suis partie du XIXe arrondissement pour assister à l’adaptation de Boule de Suif au Théâtre du Lucernaire. Hélas, le trajet en métro a pris deux fois plus de temps qu’estimé et la pièce avait déjà commencé quand je suis arrivée à Montparnasse. Je me cherchais un peu dans le hall quand on m’informa qu’il y avait une petite salle de cinéma dans le sous-sol du théâtre et qu’une projection allait bientôt commencer. Le titre du film, Magdala (Damien Manivel, 2022), ne me disait pas grand-chose, le synopsis  qui évoquait Marie Madeleine  encore moins. La fille au guichet s’impatientait et j’hésitais entre aller écrire au bistrot d’en face ou m’asseoir devant ce biopic biblique. Enfin, c’est la température qui eut le dernier mot (le temps, en ce mois d’août, était caniculaire) et j’optai pour le sous-sol climatisé.



*

 

C’est la danseuse d’origine jamaïquaine, Elsa Wolliaston, une femme noire corpulente, aux cheveux blancs presque rasés, qui apparaît à l’écran. Cette image d’une actrice septuagénaire ne pouvait pas être plus éloignée de celle proposée par l’iconographie chrétienne — combien d’artistes occidentaux ont peint la scène du « noli me tangere » en représentant Marie Madeleine sous les traits d’une femme blanche aux cheveux longs, toute menue et aguichante ?


:: Elsa Wolliaston (Marie-Madeleine) dans Magdala [MLD Films] // Le Caravage, Marie-Madeleine en extase, 1606, collection privée, Rome

Prostituée repentante, symbole de pénitence ou apôtre des apôtres, Marie Madeleine est une figure controversée dans la chrétienté. Si les évangiles écrivent qu’elle a assisté à la résurrection du Christ, son statut est toujours débattu et diffère d’une église à l’autre: a-t-elle été l’épouse de Jésus de Nazareth? N’est-elle qu’une vulgaire tentatrice? Doit-on condenser sous ses traits d’autres personnages cités dans la Bible, comme Marie de Béthanie ou la pécheresse qui oint le Messie de parfum?

Damien Manivel prend ici position en offrant une lecture absolument singulière de ce personnage. Le réalisateur fait le choix de la présenter, avant tout, comme une amoureuse. La source de sa foi apparaît ainsi attachée à la réminiscence, pénible, d’un amour perdu (celui du Christ), d’un amour imploré, d’un amour à retrouver. Sa piété est ainsi celle de la femme en deuil, sa sensualité s’enracine dans la mémoire d’une amante qui a désiré ardemment.

Si la prémisse vise à imaginer les derniers jours de Marie Madeleine, l’œuvre se présente aussi comme un spectacle végétal. Se déroulant en forêt, Magdala donne une voix à la nature à travers un cadre très épuré. La direction photo donne toute l’importance à la lumière, à la façon dont elle se dépose sur la chlorophylle des plantes, dont elle irradie sur la peau nue de la protagoniste. La caméra s’attarde à un détail, contemple le monde dans ce qu’il a de plus anodin pour lui redonner son expansion : une toile d’araignée, le bourdonnement d’un insecte, l’enchevêtrement des fils sur un vêtement. Il n’y a pas de dialogues, mais on aurait tort de penser qu’il s’agit d’une œuvre silencieuse, car les plans sont portés par une ambiance sonore absolument riche, qui restitue les bruits de la nature, insectes, vent, feuillage, etc. Marie Madeleine se promène ainsi dans une solitude totale, ayant pour seul interlocuteur le paysage, en qui elle trouve un dépositaire pour adresser sa foi — une foi qui hésite entre espoir et désespoir. Les seules paroles sont adressées à un oiseau : « Toi ».

La caméra la suit dans ses activités les plus simples, les plus humbles : marcher, manger une mûre, boire de l’eau, uriner, se laver, se recueillir, dessiner un visage, se réfugier sous un arbre, prier, dormir, pleurer. Les scènes sont longues, hyperréalistes ; on sent le temps qui passe, c’est-à-dire la durée de la vie qui se rétrécit. Si Magdala épouse la trajectoire d’une femme en exil, en quête et en proie à la mort, elle ne semble toutefois jamais perdue. On la montre en effet comme étant inlassablement connectée à une force plus grande, à un astre, à un arbre. Une scène de réminiscence, dans laquelle les deux amants se baignent en forêt nous transporte dans leur passion. Cette vision impudique ne gâche pas l’évanescence du portrait ; elle est absolument bouleversante.

Il aurait pu y avoir quelque chose de vulgaire ou de profanatoire dans ces scènes prosaïques, mais la réalisation se déploie toute en délicatesse, en silence, en suggestion. On sort de ce film avec l’impression d’avoir fait un songe. En y repensant, j’ai le sentiment qu’un artiste a mis en mouvement des images que je portais au fond de moi, que j’avais déjà vues sur des tableaux, qui sommeillaient dans mon inconscient. Je me rappelle ce film comme je me rappellerais un rêve, et je ne sais plus si c’est moi ou le cinéaste qui ait mis bout à bout ces images pour construire un récit inspiré de l’évangile. J’aime qu’on se soit permis de fabuler, d’extrapoler vers une dimension plus tellurique en donnant un tel corps et de tels gestes à cette femme, et que Marie Madeleine soit montrée dans sa piété, son amour, sa dévotion, sa puissance, sa grâce. Le regard est sensuel, la texture est nébuleuse. Manivel redonne au cinéma sa matérialité, la force de l’image picturale.



*

 

Magdala n’a pas cessé de m’habiter depuis. Je n’oublie pas cette image de Marie Madeleine qui coud une petite croix avec deux branches. Quelques mois plus tard, je m’envolais vers Jérusalem.

En lisant sur cette figure biblique, j’appris qu’elle se serait rendue jusqu’en Provence, dans une forêt qu’on appelle aujourd’hui la Sainte-Baume. On peut visiter cet écosystème protégé qui est considéré comme un lieu sacré par les croyants. J’appris également que le nom de Marie Madeleine lui venait d’un village en Galilée, situé sur les rives du lac Tibériade, qui existe toujours aujourd’hui.

 J’irai à Magdala.

 

           

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Article publié le 30 janvier 2023.
 

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