WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Cinéma d'animation indépendant : Cahier critique

Par Barry Ahmad, Crystal Clark, Mark Andrew Hamilton, Olivier Thibodeau et Shawn Suyong Yi Jones


prod. Crossing Communities Art Project

TWO SCOOPS
Jackie Traverse  |  Canada  |  2008  |  2 minutes 55 secondes

Two Scoops est un court documentaire d’animation réalisé par l’artiste multidisciplinaire et cinéaste Jackie Traverse, dans lequel l’autrice combine l’animation à la main avec une narration intime à propos de ce qu’on appelle la « rafle des années 60 » (que nous expliquerons brièvement plus tard). Le récit visuel, accompagné des lamentations de la cinéaste, est ponctué par une chanson douce qui rappelle une mère qui chante à son bébé. L’animation à la main, combinée au son et à la narration permettent de personnaliser l’expérience de la cinéaste, accentuant ainsi l’impact que peut avoir le film sur le spectateur. 

Les premières images offrent une représentation artistique mais littérale de deux pelles à main (en anglais : scoops), avec du texte qui rappelle au spectateur la connexion intime de Traverse avec la rafle des années 60 (en anglais : the Sixties Scoop). Des visages d’enfants bouche bée, l’air souffrant, sont agglutinés dans ces pelles à main, qui ressemblent à celles qu’on peut voir dans les bacs de nourriture en vrac ou les boîtes de céréales. Via la narration, Traverse dévoile l’expérience personnelle d’avoir vu ses frères et sœurs enlevés à sa famille (ramassés à la pelle), ce qui a provoqué chez eux une érosion de leur lien de parenté et leur a légué un héritage traumatique.  

Lors d’une scène dure et douloureuse du film, Traverse en jeune fille passe des heures à chercher un trèfle à quatre feuilles qui, selon elle, lui permettra de faire le vœu de ramener ses frères et sœurs à la maison. Le film aborde les effets intergénérationnels d’une enfance passée sans les liens de parenté autochtones traditionnels. Les spectateurs sont invités à réfléchir à cette question : « pourquoi n’ont-ils pas aidé les familles plutôt que d’enlever leurs enfants ? » 

La capture violente des enfants autochtones entre les années 1960 et 1990 est généralement surnommée la rafle des années 60. Un amendement fédéral de 1951 donna aux provinces le droit de mettre en application un système de protection de l’enfance récemment développé auprès des familles autochtones. Des travailleurs de protection de l’enfance ignorants des façons de vivre autochtones, de leurs méthodes d’éducation et de leurs systèmes de parenté, entretenant en plus des préjugés négatifs au sujet des autochtones, ont obtenu le pouvoir de retirer les enfants de leurs familles sans préavis. Des familles habituées à vivre de la terre et à pratiquer des cérémonies ancrées dans l’amour de l’autre et de la terre, n’étaient plus autorisées à effectuer les rituels qui les avaient soutenus durant des dizaines de milliers d’années, causant ainsi beaucoup de souffrance.  

Les enfants autochtones, qu’on capturait précédemment par la force pour les mettre dans des pensionnats, étaient maintenant enlevés de leurs familles et placés dans des domiciles non-autochtones que la cinéaste décrit comme « des entrepôts à bébés ». C’étaient désormais les employés de la protection de l’enfance plutôt que les « agents indiens » (nom donné à l’époque aux représentants gouvernementaux chargés des relations avec les autochtones) du système des pensionnats qui retiraient les enfants de chez eux par la force. Le retrait forcé des enfants était conforme à une série de lois et de politiques d’assimilation racistes et violentes, comme la Loi sur les Indiens. Les enfants appréhendés durant la rafle des années 60 étaient souvent vendus, adoptés ou acheminés de foyer d’accueil en foyer d’accueil, où ils étaient fréquemment victimes d’abus et de suppression ou de stigmatisation de leur identité culturelle. Plusieurs d’entre eux n’ont jamais eu la chance de renouer avec leurs familles biologiques ou leurs pratiques et leurs langues ancestrales. Les familles qui tentaient de ravoir leurs enfants étaient souvent bafouées, ce qui causa beaucoup de douleur et de souffrance aux individus, aux familles et aux communautés. Les tactiques d’enlèvement « ont fragilisé la structure familiale traditionnelle, et par le fait même, fragilisé la société aborigène en entier » (Johnston, 1983, p.61). Le patrimoine intergénérationnel de chagrin et de deuil relatif à la famille, l’identité, la culture, l’héritage et la communauté se fait encore sentir aujourd’hui. (Johnston, 1983)

Les tactiques génocidaires inhérentes au système des pensionnats visaient à « tuer l’Indien au cœur de l’enfant », et se poursuivent depuis la création du système de protection de l’enfance, qui continue à émuler ces tactiques auprès des familles autochtones d’aujourd’hui. « Millenial Scoop » (la rafle du millénaire) est le terme présentement utilisé pour décrire la quantité alarmante d’enfants autochtones qui continuent à être capturés et traités par le système de protection de l’enfance. Il y a plus d’enfants autochtones en familles d’accueil aujourd’hui qu’au plus fort de l’époque des pensionnats. La disparition et le meurtre de femmes et de filles, l’incarcération, la pauvreté, l’itinérance, le suicide, la toxicomanie, le racisme, la violence physique et psychologique qui affligent les populations autochtones sont un résultat direct des politiques racistes et des attitudes adoptées envers les familles, les communautés et les sociétés autochtones visant à prendre le contrôle du territoire et de ses premiers habitants. (Crystal Clark)

 

Référence :

JOHNSTON, Patrick. Native Children and the Child Welfare System, Toronto, Canadian Council on Social Development et James Lorimer & Co, 1983, 150 p.

Lectures supplémentaires :

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA. Accueil, [En ligne], 2022. [https://fncaringsociety.com/].

HANSON, Erin. « Sixties Scoop », dans Indigenous Foundations (revue en ligne du programme d’études autochtones de l’université de la Colombie-Britannique), [En ligne], 2009.
[https://indigenousfoundations.arts.ubc.ca/sixties_scoop/] (consulté le 5 septembre 2022).

ALBERTA TEACHER’S ASSOCIATION. « The Sixties Scoop », dans Stepping Stones, [En ligne], 2020. [https://www.teachers.ab.ca/SiteCollectionDocuments/ATA/For%20Members/Professional Development/Walking%20Together/PD-WT-16r%20Sixties%20Scoop.pdf] (consulté le 5 septembre 2022). 

STEVENSON, Allyson. Intimate Integration: A History of the Sixties Scoop and the Colonization of Indigenous Kinship, Toronto, University of Toronto Press, 2020, 352 p. 

Liste de livres à propos de la rafle des années 60 et de la rafle du millénaire :
https://epl.bibliocommons.com/list/share/1470326677/1605012669

 

*

 

Crystal Clark est une mère, éducatrice, conseillère pédagogique et artiste métisse crie/dénée dédiée aux appels à l’action de la commission de vérité et réconciliation du Canada. Elle a étudié les nouveaux médias à l’École de cinéma de Vancouver; elle est détentrice d’un baccalauréat en éducation, d’un diplôme en beaux-arts et d’une maîtrise en technologies de l’éducation, ainsi que d’un diplôme en création littéraire et arts visuels autochtones du centre En'owkin. Elle possède aussi une grande expérience d’enseignement chez les Premières Nations et une certaine expérience en développement des ressources, recherche et aide à l’éducation autochtone pour les professeurs de l’Alberta, ainsi qu’en formation des professeurs sur les technologies de l’éducation.

 


prod. The Queer Songbook Orchestra

REACH THE SKY
Daniel Sterlin-Altman  |  Canada  |  2018  |  5 minutes 50 secondes

Depuis sa fondation, le Queer Songbook Orchestra (QSO) de Toronto raconte les souvenirs de la communauté 2SLGBTQ à travers des réflexions musicales, de vrais morceaux queer transformatifs envisagés sous une lentille orchestrale unique. Leurs concerts live sont ponctués d’interludes parlés, effectués par des membres de leur communauté venus exprimer des souvenirs liés à ces morceaux, explorant par le fait même l’intersection entre la musique et la découverte de soi. 

Pour leur premier vidéoclip, le QSO s’est attaqué à l’adaptation radicale du Reach the Sky de la légendaire chansonnière canadienne Rita MacNeil, telle qu’imaginée par leur membre Thom Gill. Travaillant de concert avec l’animateur berlinois Daniel Sterlin-Altman et la crocheteuse Chason Yeboah, il résulte de leur travail — dans les mots de Shaun Brodie, le directeur artistique du QSO — une inoubliable « réflexion, tendre et affectueuse, sur l’expérience queer. »

« En partant de l’idée d’un groupe d’amis qui participent à un road trip à la recherche d’eux-mêmes, nous nous sommes concentrés sur quatre thèmes centraux : la célébration de l’iconographie queer, la magie queer, l’identité queer et la solidarité queer », se rappelle Sterlin-Altman. Trois des poupées crochetées de Yeboah conduisent sur une autoroute partagée qui se sépare bientôt en trois chemins distincts. Chacun des trois personnages explore alors séparément une zone mystérieuse qui remet en question son genre et sa sexualité — l’un des personnages rougit face au clin d’œil suggestif d’une sirène, un deuxième extirpe d’un cadre-photo l’amoureuse butch de ses rêves, le dernier observe une version féminisée de lui-même dans un miroir. De retour sur la route, leurs automobiles respectives se fondent dans un nuage rose qui se transforme en camionnette assez grande pour abriter toutes leurs six identités. Pénétrant dans le « Sky Car Wash » [lave-auto céleste], le vidéoclip se termine alors que tout le monde s’envole à travers le ciel nocturne, fièrement nu·e·s, fièrement eux·elles-mêmes. Les images planantes correspondent alors à la conclusion épique du morceau.

« [Le co-créateur de QSO] Stephen Jackman-Torkoff et moi sommes tombés sur Yeboah dans un salon d’art, et nous adorions ces incroyables poupées nues qu’elle réalise au crochet », déclare Brodie. Après qu’on leur ait conseillé le court métrage Hi, It’s Your Mother (2016) de Sterlin-Altman, le QSO avait trouvé son collaborateur idéal. Brodie s’en rappelle bien : « Je savais tout de suite que c’était la personne avec qui j’avais envie de travailler. » Or, tandis que Mother s’amuse à montrer des doigts tranchés et du sexe anal, Reach the Sky opte plutôt pour une sincère épiphanie. Pour Sterlin-Altman, cette approche constitue « une expérience enrichissante pour moi en tant que cinéaste qui a normalement si peur d’exprimer ses sentiments! » Le projet est bien plus qu’un simple vidéoclip, mais un court métrage qui, selon lui, sert aussi « de vitrine pour l’atmosphère et les valeurs que représente le Queer Songbook Orchestra ».

Avec une durée d’un peu moins de six minutes, Reach the Sky semble infini, comme une chaude étreinte. Les poupées de Yeboah sont étonnamment expressives, tandis que le rythme créatif et les décors de Sterlin-Altman laissent une impression mémorable. L’harmonie entre la musique et le récit est absolument magistrale, et donne envie de s’y replonger plusieurs fois. En plus de ses mérites filmiques, le film provoque facilement une forte réponse émotionnelle, laissant derrière lui le plus doux des arrière-goûts. Et, avec des sélections dans plus de 30 festivals internationaux à son actif — incluant des projections dans des festivals LGBTQ+, des festivals d’animation et de courts métrages à travers le monde — l’œuvre a reçu en retour l’étreinte qu’elle mérite de la communauté cinéphile internationale. 

« C’était beau de voir combien de gens ont été émus par le récit, par le fait de se voir représentés et célébrés à l’écran [par] ce cadeau d’amour onirique offert à la communauté queer », déclare Sterlin-Altman. Pour Brodie, les souvenirs de sa création demeurent toujours agréables. Penseur rigoureux, il choisit ses mots avec soin. « C’était le premier vrai vidéoclip que nous avons élaboré avec la QSO », dit-il. « Et je suis toujours ravi par ce que cette équipe a su créer. » (Mark Andrew Hamilton)

 

*

 

Mark Andrew Hamilton est étudiant à la maîtrise à l’université Concordia. Ses recherches s’intéressent aux images éphémères laissées par les activistes HIV/SIDA d’ACT UP Montréal durant ses années d’opération (1990-1993). Il est détenteur d’un baccalauréat en Études cinématographiques obtenu avec distinction, et il fait de la musique sous le nom de Woodpigeon and Frontperson. Il réside à Montréal.

 


prod. The Quickdraw Animation Society

SCENES FROM THE GROCERY
Arielle McCuaig  |  Canada  |  2019  |  3 minutes 05 secondes

Dès le début, Scenes from the Grocery (2019) nous transporte hors du réel vers un paysage délirant sans logique et sans repères. Tenter de trouver un sens profond au film est une poursuite futile, particulièrement si l’on envisage la perspective d’Arielle McCuaig sur sa propre œuvre : « Je suis plus intéressée par les gens qui ne sont pas formés ou qui ressentent la compulsion de créer des choses sans égard à ce que les gens peuvent y voir ». La compulsion constitue peut-être bien la force motrice derrière son travail, mais cela ne la dérobe en rien de son talent. 

Scenes from the Grocery est à la fois un vidéoclip qui met en valeur le talent de McCuaig et de son collègue musicien Craig Storm et un court métrage d’animation fait d’un collage de diverses techniques visuelles. La musique elle-même est un collage d’effets sonores, de musique électronique et de la voix monotone de McCuaig. Combinée aux éléments visuels, elle contribue à une expérience chaotique, mais palpitante pour le spectateur. 

La prémisse du film est simple. Trois sœurs doivent se procurer de la nourriture pour leur souper et se rendent donc au supermarché « dans l’espoir de trouver les meilleurs produits pour le repas du soir ». Ça sonne comme l’introduction d’un conte. Mais ce qui suit est une quête à travers un marché aux rayons et aux produits infinis, avec de longues lignes uniformes de gens et de clients monstrueux. Les sœurs sont subjuguées par les choix illimités, les nombreux soldes et la quantité de produits avariés. Leur faim n’est pas rassasiée et leur esprit hurle constamment le mot « affamée ». Le film se termine sur cette note, nous laissant perplexes et brièvement incertains quant aux limites de notre propre réalité. 

Il importe de noter qu’Arielle McCuaig est une artiste punk dont les idées anticonformistes transparaissent via l’énergie chaotique de son art. Elle refuse de se conformer à tout récit, toute valeur artistique traditionnelle, voire à la logique même. Elle est membre du Bureau of Artistic Indecency [Bureau de l’indécence artistique] et gère un label nommé Pee Blood [Urine ensanglantée]. On peut difficilement faire plus punk. 

La culture punk se rapproche du dadaïsme à de nombreux égards. Tous deux sont anti-institutionnelles, anti-autorité et anticonformistes. Mais tandis que les Dadaïstes usent souvent de l’art pour subvertir l’art lui-même, les punks l’utilisent pour exprimer leur rébellion. L’objectif artistique de McCuaig ne se réduit pas à une simple révolte contre les conventions sociales ni contre l’art lui-même. Dans ses propres mots, elle « s’intéresse à l’art-thérapie et au caractère expérientiel du processus artistique ». Cela rappelle de plusieurs façons les visées du surréalisme, qui, lui, laisse l’inconscient animer le pinceau de l’artiste. McCuaig laisse aussi la compulsion dicter son travail.

Scenes from the Grocery constitue peut-être une façon inhabituelle de procurer un traitement thérapeutique ou de faire sens de la culture consumériste, mais il profite à l’artiste d’autres façons. McCuaig peut conceptuellement détruire la réalité et la remodeler selon ses propres règles. Bien que les techniques qu’elle utilise rappellent celles des Dadaïstes, son film ne vise pas simplement à détruire les conventions. Pour les spectateurs, les effets thérapeutiques d’un film comme Scenes from the Grocery sont moins palpables. Le principe de l’art-thérapie ne réside pas dans le produit fini, mais dans le processus créatif lui-même. L’œuvre n’en demeure pas moins une perle visuelle et sonore. (Barry Ahmad)

 

*

 

Barry Ahmad est détenteur d’un baccalauréat de l’université Concordia, où il a étudié le cinéma et l’histoire. Au cours de ses études, il s’est concentré sur le cinéma postcolonial et l’accessibilité au médium pour les aspirants cinéastes. Travaillant aujourd’hui à titre de coordinateur de production pour le studio d’animation et de création interactive de l’ONF, il continue à s’intéresser à l’évolution du médium animé et du cinéma numérique.

 


prod. Evin Collis

COLDSHOT
Evin Collis  |  Canada  |  2020  |  11 minutes 58 secondes

The Romance of Transportation in Manitoba, ou comment représenter une balade de train entre Winnipeg et Churchill (près de la frontière avec le Nunavut) de la façon la plus pittoresque possible. Coldshot (dont le titre réfère au contenu d’un mystérieux panneau publicitaire dans un quartier industriel louche de la capitale manitobaine) est une sorte de road movie ethnographique caractérisé par un étrange expressionnisme, fruit d’un amalgame ingénieux de techniques d’animation diverses. Le récit du film s’intéresse à la cavale d’un personnage cagoulé que l’on voit fuir à travers les bas-fonds winnipégois en route vers la gare. Une fois rendu là, il dépose 150 dollars cash devant une guichetière blasée qui ressemble à l’une des muses d’Otto Dix. Assez d’argent pour aller loin. On s’imagine dès lors qu’il est en train de fuir la loi, mais il pourrait s’agir simplement d’une tradition locale : voler du blé pour s’éclipser vers le Grand Nord… C’est bien possible si l’on considère la représentation grotesque de la ville, qui rappelle le cloaque caricatural de Matthew Rankin dans The Twentieth Century (2019), mais d’une perspective distinctement naïve qui contraste avec le contenu lugubre des images. Le reste du film se déroule comme la chronique du périple de notre homme, de gare en gare (de Dauphin à Gillam en passant par Le Pas et Thompson), alors que s’accumulent à l’écran les vignettes d’une société déliquescente où les gens se gavent de croustilles, de popcorn rose, de boisson gazeuse et de cafards, mais dont la présence cède bientôt à celle des aurores boréales, des ours polaires, des lagopèdes et d’autres merveilles sauvages.  

Malgré sa facture glauque, la plastique du film rappelle énormément le monde de l’enfance, particulièrement dans le choix de matériaux utilisés pour la confection de l’univers diégétique : le carton (pour les objets solides), la peinture (pour la fumée, le vent et l’urine), le plastique (pour la glace) et la ouate (pour la neige), tous amalgamés d’une façon parfaitement organique et profondément évocatrice. On utilise même un câble électronique pour simuler le tuyau destiné à vidanger la fosse sceptique du train, si bien que l’univers qui prend vie devant nous évoque implicitement le processus de création artistique qui sous-tend son existence, tirant profit du matérialisme exacerbé des objets pour donner corps à la caricature sociale. La projection des ombres que jettent les personnages et les objets, tout comme l’usage d’une bande sonore éminemment naturaliste, accentue quant à eux le côté réaliste de l’œuvre. On assiste ainsi à un film dûment expressionniste, où la facture carnavalesque des figures ne constitue pas un handicap, mais un catalyseur pour la vraisemblance sociologique. À ce titre, l’aspect dixien des personnages, avec leurs mains rougeoyantes aux ongles sales, leurs peaux ravinées couvertes d’acné, leur teint exsangue, leurs paupières lourdes et leurs postures étranges contribue tout autant au cynisme anthropologique d’Evin Collis que la représentation sinistre des bords de route, avec leurs amas de déchets, leurs édifices industriels délabrés et leurs arbres tortueux devant lesquels se contorsionnent de tristes hiboux… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Ivan Li

FRUIT
Ivan Li  |  Canada  |  2020  |  4 minutes 

Dans le monde de l’art, les fruits ont longtemps été utilisés comme métaphores sexuelles ou génitales. Il n’est pas dur de voir la connexion, étant donné leur caractère doux, juteux et leurs formes suggestives. L’artiste Stephanie Sarley dédie tout un compte Instagram à des vidéos d’elle tripotant différents fruits jusqu’à ce qu’ils jutent. Même les émojis fruitiers ou légumiers sont si souvent utilisés dans les SMS que la plupart des gens sauraient identifier à quelle partie du corps réfèrent chacun de ceux-ci : 🍑🍈🍒🍆🍌. Alors, quand j’ai vu l’avertissement disant que le court métrage d’animation 3D Fruit était « 18 ans et + », suivi d’un plan sur le « u » palpitant du titre, je savais tout de suite à quoi m’attendre.

Sauf que je ne le savais pas du tout..  

Fruit débute sur une jeune personne nue assise sur un canapé, entourée de cinq hommes ; on dirait le début d’un film porno de type « promotion canapé ». Par contre, contrairement aux pornos montrant de vraies personnes, le film met en vedette des fruits humanoïdes. À la place de leurs yeux, de leurs mamelons, de leurs queues et de leurs chattes se trouvent divers fruits et légumes, la couleur de peau des personnages correspondant au fruit le plus proéminent qu’ils possèdent. Ce qui commence comme une orgie ordinaire se transforme ensuite en délire fiévreux de motifs pornos, d’effets psychédéliques, d’images flamboyantes, de musique électronique tapageuse, avec un homme-banane qui se précipite dans le cul d’un mec-brocoli (parce qu’il le fallait bien), juste avant que le film prenne une tournure méta, se révélant comme un film dans un film, qui culmine dans un bain de sang avec un Quentin Tarantino qui se masturbe et un Samuel L. Jackson en version fruitée de Mace Windu, son personnage de Star Wars (1999). Tout cela avant d’aboutir (littéralement) sur les spectateurs et les personnages précédemment introduits qui s’excitent devant toute cette violence. 

À ce point, si vous n’êtes pas déjà en train de vous demander « c’est quoi cette affaire-là ? », alors c’est la fin qui vous laissera bouche bée et hilare devant tant d’absurdités. Le réalisateur Ivan Li décrit ce court métrage comme « une analyse technique approfondie des fruits » et, en rétrospective, il ne semble pas s’agir d’une blague, malgré la nature absurde et chaotique du film (quoique, honnêtement, on détecte aussi dans cette citation un certain humour pince-sans-rire). La vérité, c’est que Li semble parfaitement sensible aux nombreux sens et usages des termes « fruit » — ce qui, techniquement, constitue un fruit (soit la compréhension botanique vs la compréhension culinaire du terme) — « orgie » et « nu », de même qu’aux connexions entre les trois. Et c’est dans les dernières secondes du film que tout se rejoint, que tous les termes ou toutes les choses auxquelles nous venons d’assister trouvent un  sens — du moins, autant de sens qu’il est possible d’en tirer.

Ce court métrage est certainement irrationnel et bordélique. L’animation et le design des personnages sont crus, mais détaillés. Et, honnêtement, c’est cela qui en fait une expérience si amusante et précieuse, même si, une fois le chaos estompé, vous vous interrogerez sans doute sur le message escompté — pour peu qu’il y en ait eu un au départ. 

Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai soudainement envie d’un smoothie. (Shawn Suyong Yi Jones)

 

*


Shawn Suyong Yi Jones est candidat au doctorat en Communication à l’université Concordia. Ses recherches s’intéressent à la pornographie homosexuelle et aux identités queer est-asiatiques, ses textes ayant été publiés dans les revues académiques Porn Studies et Sexualities. Vous pouvez aussi le suivre sur Twitter @shawnsyjones.

 


prod. Mawrgan Shaw

FORGOTTEN
Mawrgan Shaw  |  Australie, Canada  |  2021  |  4 minutes 23 secondes

Les œuvres d’art qui sont nées durant la pandémie de COVID-19 portent souvent sur les thèmes de la solitude, de l’isolement et de l’anxiété. Elles traduisent les sentiments des nombreux individus qui, sous le coup des restrictions gouvernementales, ont dû se priver d’interactions sociales. Ces restrictions nous ont tous affectés à divers degrés. Mais bien que nous ne puissions nous voir en personne, nous avons trouvé des façons de communiquer grâce aux vidéoconférences, aux appels téléphoniques et aux messageries en ligne. Pour plusieurs, cependant, ces restrictions n’ont fait qu’exacerber l’isolement social qu’ils ressentaient déjà. Durant le confinement, les aînés n’étaient pas autorisés à recevoir des visites de leurs familles et de leurs amis. Ils devaient s’isoler dans leur maison ou leur résidence pour éviter d’être contaminés par un virus qui était particulièrement mortel pour eux. Le problème, c’est que, avant même la pandémie, l’isolement constituait déjà un énorme fléau chez les aînés. C’est un problème qui risque probablement de perdurer après la pandémie, et qui devient particulièrement répandu avec le vieillissement de la population. Forgotten (2021) de Mawrgan Shaw vise à cerner ce sentiment de solitude angoissant qui afflige nos aînés. 

S’ouvrant sur un gratte-ciel solitaire qui surplombe une ville cacophonique et anonyme, Forgotten plonge tout de suite le spectateur dans un environnement anxiogène. Le film combine judicieusement le paysage sonore urbain avec des silences habités et de subtiles sonorités électrostatiques pour créer un cadre angoissant autour de son protagoniste. Jacob Waxman, le concepteur sonore du film, parvient à sélectionner les sons parfaits pour stimuler la sensibilité du spectateur et pour complémenter les images qu’ils accompagnent. Lors de la scène où le protagoniste vieillissant sied seul dans une pièce sombre, en face d’une fenêtre grillagée, par exemple, Waxman intensifie les sonorités urbaines, accroissant ainsi le sentiment d’isolement d’une personne emprisonnée qui guette l’extérieur.

Les techniques manuelles de dessin de Mawrgan Shaw sont aussi dignes de mention. Sur son site web, Shaw dit de son art qu’il est « inspiré par notre conscience de soi et son intersection avec la réalité physique ». C’est dans cette intersection que ses techniques brillent le plus. Les esquisses animées en noir et blanc captent l’essence d’un protagoniste âgé qui perd la conscience de soi au sein d’un environnement isolé. Tentant d’échapper à l’abîme de la solitude grâce à un appel sortant, il disparaît partiellement, puis totalement du cadre comme s’il s’effaçait de sa propre existence. En tant que spectateurs, le mouvement constant des esquisses, variant d’une texture à l’autre, nous déstabilise. C’est un sentiment perturbant qui nous frappe, alors que notre esprit tente de trouver un point d’ancrage auquel s’accrocher. En utilisant cette technique, Mawrgan Shaw traduit judicieusement les conséquences d’un isolement prolongé. Ce n’est pas qu’une histoire à faire pleurer. L’isolement peut avoir des effets néfastes sur notre santé mentale. Chez les aînés, il peut même accélérer la démence.  

Le film précédent de Shaw, Days Like These (2020) abordait l’anxiété résultant de la perte de contact et de rapports physiques durant la pandémie. Or bien que Shaw s’inspire peut-être aussi de la COVID-19 pour Forgotten, elle fait bien attention de ne pas l’identifier comme cause de l’isolement du protagoniste. En fait, elle n’aborde pas la pandémie du tout, quoique sa propre perte de contact humain ait bien pu servir de catalyseur pour ce court métrage empathique. (Barry Ahmad)

 

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 20 octobre 2022.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index