WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rétrospective 2021 : Dix courts métrages

Par La rédaction




DON'T GO TELLIN' YOUR MOMMA
Topaz Jones et rubberband.  |  États-Unis  |  2021

Si elle implique nécessairement un certain éclectisme dans le propos, voire un certain éparpillement narratif, la structure en abécédaire de cet album visuel signé par Topaz Jones et rubberband. (qui rappelle le deuxième acte de Bad Luck Banging or Loony Porn [2021]) permet de maximiser le ludisme de sa mise en scène tout en élargissant le spectre de son étude sociologique. À mi-chemin entre le cinéma expérimental, le documentaire de création et le court métrage de fiction, Don’t Go Tellin’ Your Momma s’inspire des Black ABCs développés à Chicago dans les années 70 et sélectionne 26 sujets thématiques comme articulations logiques (D pour Drums, E pour Education, L pour Language, mais aussi C pour Code-switching, H pour Herringbone et S pour Sourbelts), dont il extrait 26 vignettes représentatives de la réalité sociale, mais surtout de la créativité, de l’astuce et du sens du rythme qui caractérisent la culture afro-américaine. Le résultat est un portrait enivrant et lumineux de cette gens ingénieuse et résiliente qui, depuis le début du vingtième siècle, vient constamment définir et redéfinir les paramètres du style aux États-Unis. Débordant de couleurs chatoyantes et de samples savoureux, l’œuvre est construite à partir de sources hétérogènes (archives, films maison, prises de vues contemporaines), de sorte qu’elle revêt une nature distinctement communautaire que reflète parfaitement sa construction kaléidoscopique, célébrant simultanément l’art lyrique de Jones, l’art pittoresque de Chayse Irvin (directeur photo de BlacKkKlansman [2018], dont les images argentiques sont à couper le souffle), mais aussi tout le folklore des populations noires de Montclair et de Lackawanna. 

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Texte : Olivier Thibodeau




DRACULA SEX TAPE
Olivier Godin  |  Québec  |  2021

Il fait -30. Une amie vient, enthousiaste, à la rencontre de Mélusine et lui annonce avoir parlé à Cassius de son intérêt pour les vampires, ce qui a donné l’idée à Cassius d’offrir un rôle à Mélusine dans son prochain film, bien que cette dernière ne soit pas actrice. Les deux amies partagent une cigarette, alors que Mélusine fait l’éloge du tabac. Il fait -40. Cassius et Mélusine se rencontrent et discutent de vampires et de cigarettes, en une suite de champ-contrechamps au dynamisme tranchant. Suite à quoi Cassius, en fumant, se lance dans une tirade à propos de ce que sera Dracula Sex Tape, titre de son film à venir, avec une confiance à toute épreuve à l’égard de son récit, lequel saura pactiser avec le spectateur et se positionner devant les écueils identitaires du monde contemporain. En quelques bonds d’écriture et de mise en scène simple et rigoureuse, ce Dracula Sex Tape d’Olivier Godin est sans doute l’un des plus beaux dialogues d’hiver de l’histoire du cinéma québécois. En tous les cas, on regarde ce court métrage, commissures levées, en admirant la bouche gelée de ses acteurs et l’économie de moyens par laquelle, en si peu de temps, un imaginaire déplie en toute cohésion son sens de la dérision comme vision du monde.

Texte : Maude Trottier


earthearthearth
Daïchi Saïto  |  Québec  |  2021

earthearthearth s’impose comme la suite naturelle de Engram of Returning, reprenant la forme méditative caractéristique de Daïchi Saïto. On y retrouve ainsi ces éclats de couleur qui luttent avec la musique encore une fois composée par Jason Sharp, pour offrir une expérience méditative, un horizon granulaire où les textures du ciel se confondent avec celles du film.

Captées lors d’un voyage dans les Andes, les images qui constituent le film réduisent les massifs montagneux à des lignes d’horizon qui renvoient à une tradition dadaïste du cinéma expérimental. Ici, la réalité se transforme en formes pures qui se superposent, se complètent et s’inversent, se soustraient et s’ajoutent. Sur le modèle d’une composition musicale, le paysage glisse doucement du figuratif vers l’abstrait pour traduire une impression d’espace. Celle-ci est d’abord physique, puisque Daïchi Saïto met à profit une diversité de techniques argentiques qui parviennent, malgré leur complexité, à ne jamais tomber dans la virtuosité gratuite. Cependant, c’est bien l’expérience de ce lieu qui reste le cœur du film puisque tous les procédés employés sont mis au service de la véritable impression dont il est ici question : celle de ces monts érigés sur la mémoire du cinéaste et par surimpression du spectateur. 

Texte : Samy Benammar


LES GRANDES CLAQUES
Annie St-Pierre  |  Québec  |  2021

Celles et ceux qui s’ennuient de John McTiernan devraient immédiatement voir Les grandes claques d’Annie St-Pierre, grand film de Noël doublé d’une émouvante prise d’otages. À la différence qu’ici le héros est à prendre en pitié, père monoparental joué assez exceptionnellement par Steve Laplante, venant chercher sa marmaille une heure avant minuit le 24 au soir. La belle-famille est douce mais hostile, nostalgique et prévisible, dans un parfait mélange de retrouvailles et de rechutes traumatiques. La situation vire au trouble, les enfants se remuent, la soirée se rétrécit soudainement au son de « White Christmas », dans un premier zoom-in qui condense à la fois la détresse et l’immense affection pour ses enfants qu’a ce père abîmé. Il faut dire qu’à l’autre bout de la scène, Lilou Roy-Lanouette est frappante, qu’elle rend dans le contrechamp du plan, même cachée, furtive, un de ces regards d’empathie, de reconnaissance mutuelle un peu honteuse qui vous fait un film (et une affiche) et qu’outre la qualité globale du jeu, Les grandes claques est un film extrêmement bien mis en scène. Ses gestes de cinéma sont précis (ses zooms et sa lumière), ses cadrages sont mesurés, tapissés d’objets qui se fondent en petits récits et de récits qui se manifestent en personnages, au point où la densité des plans d’Annie St-Pierre parvient à évoquer un baroque d’excentrement québécois pré-fin de siècle dont le code, me semble-t-il, n’avait pas encore été craqué avec autant de précision psychologique et d’amour qui endure. Une grande claque.

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Texte : Mathieu Li-Goyette




THE LONG GOODBYE
Aneil Karia  |  Royaume-Uni  |  2020

Décharge électrique sous forme de court métrage, The Long Goodbye livre en treize minutes bien serrées un percutant crachat au visage du racisme et de son invraisemblable logique. Conçu par le réalisateur Aneil Karia et sa star, Riz Ahmed, pour accompagner l’album-concept de celui-ci, le film s’attaque à la relation toxique du Royaume-Uni avec ses ressortissants d’origine asiatique, à la lumière du Brexit et de la montée de l’extrême droite. Ahmed, musicien et comédien indispensable au charisme incandescent, propose une allégorie dystopique qui tient sa force de frappe en ce qu’on ne la soupçonne même pas au départ. Si le premier acte parfaitement inoffensif participe du quotidien familier d’une turbulente famille indienne dans son chez-soi, la tombée brutale du second acte montre que l’action se situe en fait dans une réalité parallèle. Plongeant l’heureuse famille dans un chaos indescriptible d’absurdité, une escouade paramilitaire extrémiste envahit la maison pour en tirer de force tous ces occupants, enlever femmes et enfants, et exécuter tous les hommes sous le regard complaisant des policiers et des voisins. Consacré à un poème en prose déclamé par Ahmed, blessé par balle, mains liées derrière le dos, filmé au plus près pour ne rien manquer de l’intensité tranchante de ses mots et de la profondeur bouleversante de son regard, le troisième acte soulève les constats aiguisés qui s’imposent sur une société de conquérants qui rejette les individus, chez eux nulle part, qu’elle a pourtant voulu conquérir et assimiler. « If you want me back to where I'm from, then bruv, I need a map. » 

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Texte : Claire Valade




MINIMAL SWAY WHILE STARTING MY WAY UP
Stéphanie Lagarde  |  Pays-Bas  |  2021

L’un de mes plus grands regrets cette année était de n’avoir pas couvert cette œuvre singulière au moment de son passage aux RIDM. Je pallierai donc ce manquement aujourd’hui avec un éloge bien mérité de son astucieuse mise en scène, qui rappelle la science-fiction dystopique du siècle passé, mais par voie d’un opportun collage postmoderne. Documentaire aux accents expérimentaux, le film ratisse large et il ratisse profond, traitant de gigantisme architectural et d’exploitation minière, usant pour ce faire de la voix doucereuse d’une conscience naissante, celle d’un ascenseur intelligent dont les observations servent de ciment à une série d’images thématiques de sources éclectiques, plans de gratte-ciel, de mécanismes rotatifs et de corridors souterrains choisis pour leur pouvoir d’évocation onirique, tantôt narcotique, tantôt cauchemardesque. Exploitant avec subtilité et astuce la métaphore de la stratification sociale (qui avait fait les choux gras du décevant Parasite [2019]), l’autrice crée une série d’oppositions polaires éloquentes, entre l’asepsie, le confort et la haute technologie qui caractérisent l’existence en haut de la pyramide (dans les penthouses de tours stratosphériques) et la saleté, l’exiguïté et l’aspect rudimentaire des passages miniers où s’évertue le prolétariat tiers-mondiste. Elle dévoile surtout de façon sensible l’avènement du Coded Bias (2020) qui caractérise l’intelligence artificielle, dont l’éducation est pourvue par les pires éléments de notre société, par ces publicistes et marchands de rêves comme « M. Vargas », dont la machine retient ces sages paroles : « a trophy property has to be rare, special and coveted by many, like a Picasso. It’s something I can have, but no one else can. It’s the one penthouse. » 

Texte : Olivier Thibodeau




MNEMONICS OF SHAPE AND REASON
Sky Hopinka  |  États-Unis  |  2021

Les films de l’artiste visuel et cinéaste Sky Hopinka, membre de la nation Ho-Chunk et descendant de la bande Pechanga des Indiens de la Mission Luiseño, documentent peut-être moins un territoire colonisé qu’ils n’en fournissent une expérimentation traduisant une façon corporelle de l’approcher, de le percevoir et dès lors d’en ressentir toute la majesté et la pensée survivante. Mnemonics of Shape and Reason reprend cette route ailleurs présente dans les courts métrages du cinéaste par laquelle nous entrons dans une immensité visuelle, mais la dédouble d’une surimpression de vue inversée qui, occupant la partie supérieure de l’image, défile en s’avançant vers nous, a contrario du mouvement de base. Résulte de cette croisée de mouvement une sensation de flottement, pour ne pas dire d’apesanteur et d’enveloppement, un stratagème immersif répété en un segment sous l’eau auquel s’ensuit des séquences de ciel, stratifiées et colorisées. Une riche trame sonore finit de donner corps aux images avec pour poésie et sens très ouverts quelques lignes de texte invoquant une mémoire spirituelle branchée aux interstices et à l’esprit des paysages montrés. Mnemonics of Shape and Reason exerce cette posture de charité chère au cinéaste, selon laquelle l’esthétique, en élargissant le récit, n’entend pas épuiser l’explication, mais plutôt constituer une invitation à quiconque s’intéresserait aux cultures autochtones. 

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Texte : Maude Trottier




THE NIGHT
Tsai Ming-liang  |  Taïwan  |  2021

Novembre 2019 à Causeway Bay  où se situe le « Times Square » de Hong Kong. Tsai Ming-liang nous invite à être témoin d’une simple déambulation nocturne qui commence à l’arrêt de tram. Une vision en tous points anodine si ce n’était des slogans révolutionnaires violemment gommés par la police sur ses panneaux publicitaires : énormes coup de pinceaux, tantôts bruns, noirs, verts ou marrons, en autant que ça fasse la job, qui recouvriront progressivement tous les lieux communs d’Hong Kong tel un geste de censure expressionniste. Et tandis que les plans s’étirent comme seul Tsai sait le faire ; tandis qu’on découvre une foule qui vaque, retourne chez soi, comme si de rien n’était, à la fin d’une journée qu’on devine bien chargée, on découvre la dimension plus ou moins cachée des  « simples » images de la nuit : le portrait d’une ville endolorie, assommée, fatiguée, par le combat qui s’y déroule, combat dont on devine la violence au fil de ces traces laissées sur le pavé. Un passage piétonnier jadis tapissé de manifestes, de pamphlets, de slogans et de résumés graphiques des événements marquants d’un mouvement est méconnaissable : ces papiers arrachés laissent derrière une épaisse trace de colle, au mieux, un iconique parapluie jaune ici et là, à moitié déchiré. Humble court métrage qui se veut journal d’un détour à Hong Kong, The Night revêt aujourd’hui des airs de sombre prophétie de la défaite. Trace de ce que le cinéaste ne nomme pas, de ce que l’on ne peut plus nommer, mais qui demeure inscrit , et à jamais, dans ce diorama nocturne et résilient d’une ville. 

Texte : Ariel Esteban Cayer


LA NUIT DES CHUTES
Ariane Bilodeau  |  Québec  |  2020

Le texte écrit et narré par le professeur poétique Christian Morissonneau parvient à brosser un portrait de Shawinigan qui a tout du manuscrit hanté, consigné à la lumière de lampadaire par un soir où le reflet de la lune fait peur contre le St-Maurice. Réflexion sur le territoire creusé autour de la rivière mythique, ode à une ville de drave, d’aluminium, d’énergie et d’une première modernité urbaine québécoise, La nuit des chutes est aussi le film d’une croissance avortée, d’une ville qui grandit seulement à l’intérieur de sa stagnation. L’alliage des images veloutées, du noir et blanc sensible au pays, des plans nocturnes qui rappellent un vieux rêve expressionniste (la direction photo 16 et super 8 mm est signée par Isabelle Stachtchenko et Miryam Charles, onirique dream team), à cette voix profonde qui contemple, fait du documentaire discret de Bilodeau une expérience en apesanteur, un flottement particulier doté d’un certain charme didactique. C’est-à-dire que La nuit des chutes porte aussi un regard exemplaire sur ces centres loin des centres, dont l’aura diminue au fil de notre aliénation au territoire, d’une perte de repères moins causée par l’urbanité que par les incapacités chroniques de la mémoire collective et un rapport détérioré au plaisir de (se) raconter. La voix off de Morissonneau agit ainsi comme une sorte de roc de conscience au milieu des flots du temps qui passe, de la tristesse délétère qui s’abat sur une ville d’eau qui se dessèche et ses souvenirs qui s’évaporent. Les chutes, d’eau, de pellicule, de mémoire, déboulent donc dans La nuit des chutes pendant qu’encore cette semaine les gens de Shawinigan manifestaient pour leur eau potable.

Texte : Mathieu Li-Goyette


TRAIN AGAIN
Peter Tscherkassky   |  Autriche  |  2021

Inlassablement revenir au motif originel : le train qui transperce l’écran gare de la Ciotat pour signaler la fin de la cavalerie, le début de la modernité, la naissance du cinéma. Les premières secondes de Train Again ont de quoi faire peur puisqu’elles nous mettent immédiatement en présence d’une matière doublement éculée : par le défilement des perforations du film et des couches argentiques surimprimées et par le passage de ces wagons au rythme du tremblement mécanique des roues. On s’écrirait presque « Ha non pas encore un train ! » et puis, tandis que les itérations de la même image reviennent en un pantoum visuel, que quelques variations transforment l’écran en spectacle d’ombres et de lumières stroboscopiques, le corps tout entier se laisse prendre dans ce jeu fascinant de photogrammes qui efface les premières réticences.

Peter Tscherkassky, en s’intéressant encore aux trains, propose dans son dernier film d’appliquer de la manière la plus radicale qui soit l’idée d’épuisement. Épuisement de la rétine assaillie par une image atteinte de tachycardie — tantôt frénétique, tantôt lent glissement. Épuisement de l’esprit que l’on confronte encore aux insolubles questionnements de la modernité : où s’arrête le progrès ? L’accident est-il déjà présent avant même le déraillement ? Le film est-il éternellement marqué au fer par la vitesse de ces rails métalliques ? Puis, épuisement du corps que la musique de Dirk Schaefer berce et percute. Et enfin, épuisement du cinéma, poussé ici dans ses derniers retranchements où le martèlement des motifs finit par nous laisser dans une sorte de transe, ivresse physique et intellectuelle que certains qualifieraient de jouissance.

Texte : Samy Benammar

 
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Article publié le 20 janvier 2022.
 

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