WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rétrospective 2020 : Les meilleurs films de l'année (30-21)

Par La rédaction




SHE DIES TOMORROW
Amy Seimetz  |  États-Unis  |  2020

Parmi les images indélébiles de 2020, il y a celle qui clôt le premier film d’Amy Seimetz : « I’m ok. I’m ok. – No I’m not okay. I’m not okay » se répète la protagoniste, seule dans une étendue déserte. She Dies Tomorrow se joue dans cette hésitation intenable, entre l’acceptation d’une mort prochaine que l’on pressent, tout ce que cela peut avoir de libérateur (à commencer par le fait que la mort emportera avec elle l’hésitation), et à l’inverse le constat que plus rien ne va, que si nous en sommes rendus à hésiter entre la vie et la mort, c’est bien parce que nous ne sommes pas « ok ». Depuis sa sortie cet été, il a été dit maintes fois à quel point il s’agit d’un film de 2020, sur 2020, avec sa prémisse fantastique d’une sorte de virus transmettant de personne en personne la conviction que la mort viendra les accueillir le lendemain. Mais si, par la force des choses, le film a gagné en puissance d’évocation en débarquant sur nos écrans en pleine pandémie, il ne faudrait pas non plus le réduire entièrement à cette actualité : avant tout, She Dies Tomorrow est un film brillant sur le désespoir, celui qui vient nous étreindre à l’improviste, qui nous emporte dans son irrationalité et nous mène en plein désert, à attendre la mort en essayant de se convaincre que c’est ok, Seimetz traduisant parfaitement, par une atmosphère oppressante, ce sentiment d’être confiné dans son propre esprit, l’impossibilité de connecter avec les autres qui continuent leur vie sans être obsédés par la vision de leur propre mort. Visionnement éprouvant, certes, mais il y a aussi une valeur cathartique à cette expérience, rappelant à tous ceux qui partagent ce désespoir qu’ils ne sont pas seuls dans leur solitude — ce qui, en 2020, était le mieux que le cinéma pouvait nous offrir.

Texte : Sylvain Lavallée




L.A. TEA TIME
Sophie Bédard Marcotte  |  Québec  |  2019

La reine québécoise du cinéma artisanal à microbudget frappe à nouveau ! Avec L.A. Tea Time, Sophie Bédard-Marcotte sort de l’encabanement hivernal montréalais (sujet tout relatif de son film précédent, Claire l’hiver) pour prendre la route (littéralement) de la belle saison — et des États-Unis — en compagnie de sa directrice photo, Isabelle Stachtchenko. Présenté par son distributeur comme « un carnet de voyage hors du commun », le film aurait aussi bien pu s’appeler « Sophie et Isabelle vont en auto ». Comme Rivette jouait sur la fantaisie et la comédie dans son légendaire film-fleuve, la cinéaste nous emmène aussi sur les chemins du comique fantaisiste, mais poussant également plus loin l’enchevêtrement des genres et des styles, chevauchant à la fois documentaire et fiction, journal filmé et méditation philosophique, essai impressionniste et conte, récit autobiographique et road movie initiatique. Inspirée par deux cinéastes (deux bonnes fées ?) on ne peut plus différentes (pourtant complémentaires ?), Sophie part à la rencontre de la première, l’Américaine Miranda July, sans même savoir si elle l’attendra au bout du périple, et trouve plutôt en chemin la seconde, la Belge Chantal Akerman, décédée depuis belle lurette, qui lui parle depuis l’au-delà par l’entremise d’un ciel rose manifestant sa présence. Aller à la recherche du vivant et entendre la mort. Découvrir que le voyage est plus important que la destination. Ou bien découvrir que toute démarche d’introspection de soi est futile. Rien de tout cela n’a de grande importance chez Bédard-Marcotte. Si son film propose bel et bien de réfléchir, de creuser, de sonder, il ne saurait prétendre offrir de message particulier simplement parce qu’il est bien davantage préoccupé à simplement regarder, observer, contempler — cette fois-ci, les paysages et les personnages parsemant les routes de l’Amérique, ce pays d’Oz désenchanté, avec sa Cité des anges/Cité d’émeraude remplie de promesses non tenues au bout de la traversée. Bédard-Marcotte a beau se questionner sur le cinéma, sur sa place dans le cinéma, sur sa façon de penser et de faire du cinéma, elle ne cherche jamais à imposer quelque leçon que ce soit. Et, sans rien perdre de la force et de l’intelligence de ses observations, L.A. Teatime se veut plutôt un rêve de cinéma, un mot d’amour au cinéma, un éloge du cinéma — de tous les cinémas ! —, débordant d’inventivité ludique, de clins d’œil espiègles, de tableaux souriants.

Texte : Claire Valade




ANOTHER ROUND
Thomas Vinterberg  |  Danemark / Suède / Pays-Bas  |  2020

Tel le son vibrant d’une cloche qui s’élance haut dans les airs et vient résonner en chacun de nous, Another Round nous chatouille les oreilles par le sentiment familier qu’il procure. Thomas Vinterberg s’attache à exprimer une profondeur manifestement humaine avec une honnêteté époustouflante. En jouant sur l'entièreté du spectre émotionnel, Another Round se construit sur une mise en scène empathique, permettant ainsi d'accéder à toutes les strates de ce ressenti qui cherche parfois désespérément à s'extérioriser. Par un regard qui change subitement, un visage neutre qui se plie, on accède à cette transparence, celle qui facilite la lecture et la compréhension. Les altérations subtiles exprimées nous bluffent par leur finesse et leur exactitude. Ainsi Martin, Tommy, Nicolaj et Peter, amis de longue date, et tous professeurs dans la même école, se retrouvent au restaurant pour fêter l’anniversaire de Nicolaj. Jusque-là, nous avons appris à les connaître, chacun dans leur quotidien, en attrapant ça et là des bribes de conversations qui en disent déjà long sur leur état. Entre la nonchalance qui s’est insidieusement installée, l’impossibilité de s’assumer autant professionnellement que personnellement, et cette honte qui adhère à la peau, la matière élévatrice vient à manquer. Et c’est au cœur de ce repas, à la confluence de cette amitié quasi fraternelle, que le cours des événements prend une tournure inattendue. C’est ce soir-là que débute leur expérience collective de la théorie élaborée par le psychiatre et philosophe norvégien, Finn Skarderud. Selon lui, les êtres humains seraient nés avec un taux d’alcoolémie trop bas de 0,05 %. Ce qui correspond, précise le fêté, à 1 à 2 verres de vin, à maintenir tout en alternant avec des périodes de sobriété. Cet état de relaxation et de détachement procurerait légèreté, courage, ouverture et créativité pour une meilleure aisance et prise d’action sociale. Présentée comme une anecdote lancée innocemment, cette proposition à la fois hasardeuse et excitante fera l’unanimité tout en redonnant un nouveau souffle à ces hommes en mal de vivre. Au-delà de l’hommage rendu à l’alcool pour ses facultés libératrices et du vent de liberté et de fraîcheur qu’il souffle aux âmes qui l’absorbe, c’est le lâcher-prise, le déconditionnement qui est magnifié. Et si nous laissions la vie décider pour nous ? Et si on invitait «le risque »à table pour y ajouter un peu de piquant, d’inconnu et de renouveau ? Comme une fausse excuse pour balayer la procrastination et enfin procéder à un examen poussé sur leur existence, l’alcool sera la poussée euphorisante et motivante qui fera avancer ces sieurs. Another Round attire notre attention sur les bienfaits du changement intérieur et par ricochet extérieur, exactement comme Cholé Zhao le fait avec Nomadland. Ces deux films s'inscrivent dans une contemporanéité saisissante tout en prenant pour point de départ une désintégration, une descente, une entrave pour doucement s’orienter vers l’écoute, la reconnexion et la réalisation. Chloé Zhao et Thomas Vinterberg se rejoignent, en nous apprenant comment changer et célébrer la vie, dans les périodes difficiles, charnières.

Texte : Claire-Amélie Martinant




PRIÈRE POUR UNE MITAINE PERDUE
Jean-François Lesage  |  Québec  |  2020

Dans le creux de l’hiver, la caméra de Jean-François Lesage, pleine d’une douce innocence, s’installe derrière le comptoir de la Société de transport de Montréal. Elle pose alors une question dont la simplicité déroutante inscrit le film dans une poésie légère mais chargée de sens : quels récits renferment nos objets perdus ? Après avoir discuté avec les amoureux nocturnes du Mont-Royal dans Un amour d’été (2015)  un film habité par la candeur d’un documentariste qui n’a besoin de rien d’autre que sa caméra pour produire des images , ouvert son regard à la puissance des gestes des familles jouant au bord de l’eau dans La rivière caché (2017), Jean-François Lesage propose dans Prière pour une mitaine perdue son film le plus abouti. On y retrouve ainsi ce regard si particulier d’un cinéaste dont chacune des images déborde d’une sincère tendresse à l’égard de ces humains que nous aurions tort d’appeler personnages. Ici la simplicité du dispositif initial construit un fil conducteur qui nous permet de voir défiler une galerie de sourires et de déceptions et des moments de complicité entre eux et avec nous, aussi discrets que précieux. Et lorsque l’on s’éloigne du comptoir, c’est pour pénétrer dans ces intimités fragiles qui tiennent à quelques souvenirs racontés autour d’une table, des débats aussi enflammés qu’inspirants où l’on comprend toute la gravité de l’idée de perte et la puissance évocatrice d’un documentaire qui questionne la diversité montréalaise mais élargit sans cesse son discours en s’attachant aux détails les plus triviaux de nos quotidiens.

Texte : Samy Benammar




ME AND THE CULT LEADER
Atsushi Sakahara  |  Japon  |  2020

Le 20 mars 1995, cinq membres de la secte Aum Shinrikyô commettent une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, tuant 13 personnes et en blessant plus de 6000, laissant plusieurs victimes avec des séquelles à long terme. Ce trauma national a marqué l’imaginaire collectif et l’incident avait depuis fait l’objet de deux documentaires du réalisateur Tatsuya Mori, A (1998) et sa suite A2 (2001), qui offraient une plongée dans le quotidien de la secte, ainsi qu’une observation d’Hiroshi Araki, son nouveau porte-parole suite à l’arrestation de ses dirigeants. Avec son premier long métrage Me and the Cult Leader, le réalisateur Atsushi Sakahara, qui est aussi un survivant de l’attaque vivant avec des séquelles, complète d’une certaine manière A et A2 en y allant d’une approche plus personnelle et mue par la quête d’une victime à vouloir comprendre. Sakahara prend alors sa caméra et se lance dans un road trip hors du commun, accompagné du porte-parole Araki, à la recherche de réponses. Avec son dispositif très simple, le film évite la tentation d’être sis dans la confrontation pour plutôt choisir une approche entre le dialogue et la curiosité, qui apporte une dimension humaine et complexe à son sujet. Dans son désir de comprendre Araki et sa persistance dans la dévotion qu’il voue à la secte malgré la tragédie passée, Sakahara va adroitement ébranler ces doctrines en structurant le parcours de ce duo improbable (ainsi que la structure du film) en écho aux trois parties d’un pèlerinage traditionnel japonais dans les temples bouddhistes. Le voyage les mènera d’abord dans la région de Kyôto dans laquelle ils ont tous deux grandi, puis éventuellement vers une station qui fut ciblée par l’attaque, pour finalement s’ouvrir vers une possibilité de rencontre familiale commune, provoquant Araki dans son désir refoulé de voir de nouveau sa famille malgré son détachement volontaire. Malgré son désengagement social et sa réticence à s’ouvrir, Araki écoute Sakahara qui le pousse parfois dans des questionnements éthiques et moraux qui le confrontent, remettant en question sa position et ses croyances. À travers ces échanges qui laissent voguer le pouvoir d’une personne sur l’autre éclosent des réflexions pertinentes et des émotions refoulées, démontrant l’importance du dialogue dans un processus de guérison traumatique. Aussi inusité que provoquant dans son approche interpersonnelle d’une tragédie, Me and the Cult Leader résonne universellement dans sa charge émotionnelle et ses réflexions existentielles. 

Texte : David Fortin




THE KING OF STATEN ISLAND
Judd Apatow  |  États-Unis  |  2020

L’introspection adulescente des protagonistes de Judd Apatow n’est jamais gagnée d’avance. En cela, ses films semblent souvent partir de loin, se dressant la tête dans les hautes sphères de la comédie américaine contemporaine tout en se tenant les pieds bien ancrés dans un réel qui n’a rien à voir avec les planches d’un comedy club ou les projecteurs de Saturday Night Live. Cette dualité entre le grivois et le sentimental, l’hilarité et la tristesse, le public et le privé, a fait de l’auteur un chantre de la comédie de comédien (au sens anglais d’humoriste, comme dans comedians’ comedy), sculptant, à même la persona de ses sujets (Adam Sandler, Amy Schumer, maintenant Pete Davidson), un drame évolutif, transformatif, qui demeure ce que ces stand-up ont livré de plus durable et de sincère dans leurs carrières cinématographiques respectives.

Si The King of Staten Island s’avère être le meilleur film de son auteur (avec Funny People [2009]), c’est parce que, loin de faire défaut à sa démarche habituelle, Apatow propose d’aller plus loin en partant d’encore plus loin, traçant pour une fois une trajectoire justifiant pleinement l’ambitieuse durée de sa comédie de 136 minutes. Reposant sur les épaules de Pete Davidson, excellent stoner de service des sketchs de SNL, qui co-scénarise en compagnie d’Apatow et de Dave Sirus (un scénariste aussi habitué de SNL), King of Staten Island déroge dès son premier plan aux a priori du film SNLesque attendu, désamorçant par son intensité, sa fébrilité, nos attentes comico-référentielles à son égard, préférant plutôt aborder de front la détresse psychologique de son protagoniste émouvant, vivant dans l’ombre du deuil de son père. Majoritairement autobiographique (le père de Davidson était pompier et a péri durant l’effondrement du World Trade Center), la proposition d’Apatow a la force dramatique de ses sentiments insondables, doucement dissimulés derrière l’air buzzé de Davidson : son deuil imbibe les images du film, dans une sorte d’épuisement inépuisable devenant la vitesse de croisière des tirades et des renvois d’ascenseur entre buddies. La mort est partout et nulle part à la fois comme la chute de ses meilleures gags, le point de départ et d’arrivée de cet ample mouvement émotionnel sachant si bien allier la névrose et l’hystérie, la dépression et le cynisme, recouvrant l’un dans l’autre à l'intérieur d'un authentique film de guérison où le rire moqueur qui servait à protéger, à repousser, s’ouvre sur le vent de la vie continuant, de la blague devenant réalité.

Texte : Mathieu Li-Goyette


IRRADIÉS
Rithy Panh  |  Cambodge / France  |  2020

Cette succession d’images d’archive, images concentrationnaires, images des bourreaux et des gouvernements en place, on nous a appris à les repousser vers le hors-champ (« de l’abjection », lançait Rivette), tandis que ce film, qui vient en quelque sorte après une pléthore de films, films-essai et films-archives, s’y attaque par l’extrême opposé de la prudence et du tremblement, comme si Abel Gance, le bonapartisme en moins, avait eu à filmer la libération des camps  et c’est à peine une exagération. Rithy Panh avait à peu près disparu depuis L’image manquante (2013), mais Irradiés nous rappelle qu’il fait bien partie des grands, qu’il persiste à réfléchir le cinéma par sa mémoire en postulant que le souvenir n’est pas une fin en soi, pas un horizon conquis, mais le début d’une réappropriation par de nouvelles puissances formalistes capable d’aller reconduire l’affect imagier en dehors du tombeau de l’archive. Moins romantique qu’il n’est intellectuel, le Franco-Cambodgien hante son film, par ce dispositif tri-écran transcendant sa fonction, à condition d’en être témoin dans la plus grande salle possible.

Parce que trois écrans, c’est l’horreur en triple, au minimum. Toute projection d’Irradiés entreprend ainsi de faire revivre la douleur physique et mnésique de celles et ceux qui ont pu survivre aux guerres scientistes. Les gaz, les pluies, les particules, l’invisible de ces machines de mort s’en prend à l’intégrité physique des corps décharnés qu’on voit en train d’essayer de vivre à l’écran. Les prisonniers des camps (des nazis et des Khmers rouges) défilent, les trois écrans les multiplient, brisent les chaînes de la queue-leu-leu pour les abouter au même plan à gauche puis au même plan à droite ; la répétition englobe la vue, comme un Cinerama de la douleur qui s’articule aussi par la mitoyenneté des images. Car le dispositif de Panh ne cherche évidemment pas à en « mettre plein la vue », il veut travailler l’archive et la mettre en scène face à elle-même (c’est pourquoi il la déplie constamment), puis pour voir comment sa multiplication participe d’un phénomène d’abstraction, de mise à distance historique — quand ça fait trop mal à regarder, trop mal à imaginer, quand l’archive étouffe sous son propre poids ce sont les humains et leur humanité qu’elle garde en mémoire qui sont les premiers à disparaître.

Pratiquement invisible depuis sa première mondiale à Berlin en février 2020, Irradiés est certainement un de ces rares films ne pouvant strictement pas survivre aux éditions numériques des festivals qui se sont succédé depuis (au Québec, on l'imagine même mal atteindre son ampleur écranique réelle ailleurs qu'à l'Impérial). Nous l’incluons donc ici moins comme le résultat d’un rang positionné justement (nous ne sommes que deux à l'avoir vu dans la rédaction), mais bien comme une mention pour la mémoire cinéphile qui ne devra pas l’oublier quand les salles rouvriront.

Texte : Mathieu Li-Goyette




VIENDRA LE FEU
Olivier Laxe  |  Espagne / France  / Luxembourg  |  2019

O que adre est un film — le troisième de Laxe, depuis 2010 —, à la puissance jeune et mûre, cruelle et empathique, fraîche et archaïque, qualités antagonistes s’équilibrant dans une très grande organicité de forme et de récit. Faut-il alors croire que c’est le sujet du film, le feu dévorant la Galice dont la tragique nature est métonymisée dans le portrait brossé à grands traits d’un pyromane aux affects énigmatiques, qui porte de la sorte l’enchantement de la forme filmique, ce papier brûlant qu’est le cinéma, pour citer Laxe citant Pasolini en entrevue ? Le mystère est patent, voulu, contenu dans le personnage et sa mère toute petite et pourtant si forte, personnages captés dans l’étendue de leur environnement, reliefs forestiers du territoire auxquels les visages, dans leur expressivité burinée donnent une répartie silencieuse. Le feu menace sourdement de l’intérieur, accroche dans son passage la vache la plus émouvante de cette pauvre année qui nous a vu perdre nos repères les plus évidents, vache dont le bulbe de l’œil nous point, du fond d’une trame sonore tendre et inattendue. Et puis le feu prendra de l’extérieur, impitoyable, démesuré, réel, consumant pour ainsi dire la pellicule tout autant que la nature, passionnant tragiquement le regard. O que adre rend la destruction altière, en épousant le vent qui oriente la pulsion de l’élément saccageur et en réalisant toute la « douleur des incendies ».

Texte : Maude Trottier




BACURAU
Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles  |  Brésil  |  2019

Facile d’envisager Bacurau dans le sillon d’Aquarius (2016), dont il constitue la version populaire, l’itération balèze pour ainsi dire, forte d’emprunts jouissifs au cinéma de genre. On passe pour l’occasion de l’individuel au collectif, du récit de la défenderesse esseulée à celui de la communauté lésée, mais le message demeure le même, soit l’importance des luttes autochtones contre les actions délétères des puissances coloniales. Hier, c’étaient les cow-boys de l’industrie immobilière, agents de l’embourgeoisement urbain, contre qui luttait Sônia Braga. Aujourd’hui ce sont de véritables cow-boys qu’elle participe à combattre, Étasuniens armés venus massacrer les gens de son village, mais contre qui ces derniers s’élèvent hardiment.

Envisagé d’un point de vue historiographique, Bacurau est un western qui contribue à transcender l’un des problèmes de représentation intrinsèques au genre : son parti pris pour les envahisseurs blancs dans leur lutte contre les groupes autochtones, qui désormais ripostent et vainquent brutalement leurs oppresseurs comme dans nos rêves les plus fous. L’œuvre constitue cependant une courtepointe référentielle plus vaste et spécifique dont il fait bon de  rappeler certains éléments par simple plaisir cinéphile. La comparaison avec Assault on Precinct 13 (1976) est la plus pertinente sans doute, puisqu’elle est revendiquée explicitement par les auteurs (qui baptisent assez subtilement l’école diégétique Prof. João Carpinteiro). Le film rappelle également The Most Dangerous Game (1932) et Cannibal Holocaust (1980) dans sa critique d’une bourgeoisie anthropophage et raciste, mais aussi Hostel: Part II (2007), dont la caractérisation caricaturale des tortionnaires s’apparente étrangement à celle du cultissime « nazi » Udo Kier et sa bande de tueurs ici présents. En somme, si Filho sacrifie une certaine finesse émotionnelle et psychologique au profit de la parodie, c’est aussi pour opposer un « nous » triomphant au « je » défait d’Aquarius, inscrivant l’individu non plus dans une termitière potentielle, mais dans une collectivité irrésistible grâce au pouvoir explosif de l’action concertée. Et si c’est l’entraide qui permet finalement aux protagonistes de gagner, c’est au détriment de l’égoïsme ennemi, puni à l’écran comme il se doit, de façon intransigeante et délectable. 

Texte : Olivier Thibodeau


LA FAMEUSE INVASION DES OURS EN SICILE
Lorenzo Mattotti  |  France / Italie  |  2019

En concrétisant un vieux rêve, Lorenzo Mattotti, connu pour ses talents d’artiste peintre, illustrateur et bédéiste, nous entraîne au cœur des récits de son enfance : adapter au cinéma le conte La famosa invasione degli orsi in Sicilia du fameux auteur Dino Buzzati dont les écrits font partie du patrimoine littéraire italien.

Désireux d’animer les dessins et textes de cette fable à la fois traditionnelle et fantaisiste, il prend le pari de leur donner naissance par un grand film populaire et spectaculaire dans le plus pur respect du travail de Buzzati : perspectives, ombres, mises en scène grandiosement impressionnantes, couleurs lumineuses, problématiques complexes, multitude de personnages, etc. Il reprend les différents niveaux de lecture de Buzzati, son style métaphorique, et s’imprègne fortement de cette sorte de douceur, voire de naïveté, qui émane impérialement de ses planches. Afin de mieux servir l’originalité des personnalités et l’étrangeté des situations, le réalisateur choisit d’ancrer sa toute première animation dans l’intemporalité, notamment par son utilisation astucieuse de la 2D. Lorenzo Mattoti nous partage la richesse de sa culture en prônant l’ouverture à des récits atypiques, à la folie voire à l’exubérance, à la liberté, à l’expérimentation, aux rêves tout en s’éloignant des visions américaines ou japonaises plus communes en animation. L’esthétique bigarrée, les points de fuite et les lignes d’horizon nous sautent aux yeux comme le décor d’un théâtre. Le foisonnement des caractères des intervenants de l’histoire, les scènes magistrales et cocasses, les sujets sociaux et politiques abordés nourrissent majestueusement notre imaginaire parfois trop conditionné. L'adaptation de ce classique littéraire plaira aux adultes et aux plus jeunes par sa manne artistique élégante et poétique qui invite à un dialogue magique avec l’image animée.

Texte : Claire-Amélie Martinant

 
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Article publié le 1er février 2021.
 

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