WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rétrospective 2015 : Les meilleurs films de l'année (30-21)

Par Panorama - cinéma



CREED
Ryan Coogler  |  États-Unis  |  2015

Il convient d’ouvrir un palmarès annuel avec Creed, peu importe la place qu’il tiendrait autrement, puisque pour lui rendre honneur, il faut d’emblée le poser comme modèle. Non pas que le film soit si extraordinaire (on lui reconnaîtra volontiers bien des lacunes), mais Creed est entièrement dédié à une certaine idée de la star (d’où son classicisme que l’on croyait révolu), comme quoi la star guide nos vies en proposant des manières d’être : Sylvester Stallone, à travers son œuvre, s’est créé un être-à-l’écran que Creed reconnaît comme un modèle éthique de découverte de soi, alors Ryan Coogler comme Michael B. Jordan s’inspirent de son exemple pour se lancer dans leur propre quête de soi (sans imiter Stallone, Creed est redevable à Rocky mais existe en soi). En parachevant l’éclosion d’une nouvelle star, Jordan, Creed peut ainsi proposer un nouveau modèle, qui n’est pas seulement celui d’une star afro-américaine qui pourra à son tour guider notre époque comme autrefois Stallone, mais plus crucialement celui d’une star qui revendique son identité raciale sans la cloisonner, qui est née par un dialogue d’égal à égal avec l’Autre (sans doute une première à Hollywood). Et puisque les stars existent au-dessus de nos têtes, dans un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre mais que nous pouvons cartographier pour se faire un chemin vers l’avenir, alors de même Creed doit être placé à ce niveau, non celui du rêve mais bien du possible, pour se demander si les films qui suivent sont à la hauteur de son projet. 

Texte : Sylvain Lavallée




THE THOUGHTS THAT ONCE WE HAD
Thom Andersen  |  États-Unis  |  2015

Peu de penseurs, liés de près ou de loin au cinéma, ont eu l’impact que le philosophe Gilles Deleuze a eu en 1983 et 1985 suite à la publication de L’image-mouvement et L’image-temps. Diptyque monumental par son érudition et ses idées profondément novatrices, il règne encore sur les approches théoriques les plus sensibles du médium, par sa lecture de la visagéité, des corps, du mouvement, des actions physiques et mentales et de la cristallisation du temps qu’on y décèle. La lecture que Thom Andersen fait des théories deleuziennes donne à voir très précisément ce rapport à l’image dans une histoire transversale, qui va de Griffith à Godard, de Stroheim à Wenders, intégrant les classiques méconnus des années 1950 chéris par la critique autant que les VHS pornos des années 1990. Andersen est un iconoclaste, raboutant les époques et les styles pour mettre en image une pensée qui a trouvé dans la matérialité des mots et des choses ainsi que dans l’enivrante multiplicité qu’ils incarnent une forme de dynamique interne au monde. Rien de ceci ne cherche à dire ce que le cinéma peut bien vouloir dire, car ce pan de la pensée deleuzienne a au contraire toujours voulu se consacrer à montrer comment les formes d’expression s’agençaient au corps social et comment les plus petits des stimulus pouvaient fomenter des poèmes aux amplitudes cosmiques. En nous livrant ainsi son carnet intime de grand cinéphile, Andersen vitalise une approche hautement théorique et dédie son film aux dépossédés de la Terre. « To those who have nothing must be restored… the cinema. »  

Texte : Mathieu Li-Goyette




STAR WARS: THE FORCE AWAKENS
J.J. Abrams  |  États-Unis  |  2015

« This will begin to make things right. » Cette réplique que prononce le vénérable Max Von Sydow dans les premières minutes de Star Wars: The Force Awakens résume bien le sentiment qu’inspire cet authentique retour aux sources concocté par le cinéaste J.J. Abrams — qui distille ici l’essence de la mythique trilogie à laquelle il doit faire suite sous la forme d’un hommage aussi fidèle qu’affectueux au Star Wars de 1977. Jetant les bases d’une nouvelle saga tout en multipliant les clins d’œil réjouissants à l’univers créé par George Lucas, The Force Awakens est d’abord un film sur le souvenir de Star Wars, un épilogue nostalgique dans lequel des héros familiers sont devenus des légendes dont on prononce le nom avec un mélange d’enthousiasme et d’admiration. Mais il s’agit aussi d’un véritable acte de transmission mythologique ; et force est d’admettre que l’aplomb remarquable avec lequel Abrams introduit une nouvelle génération de personnages s’avère la plus belle surprise que nous procure cet épisode VII, par-delà ce constant jeu de résonances sur lequel repose l’ensemble. The Force Awakens donne l’impression de revoir Star Wars pour la toute première fois tout en attisant notre enthousiasme pour la suite des choses, faisant d’une pierre deux coups et redonnant à tous ceux que The Phantom Menace avait déçu ce qu’il convient d’appeler « un nouvel espoir ». 

Texte : Alexandre Fontaine Rousseau




L'OMBRE DES FEMMES
Philippe Garrel  |  France  |  2015

C’est le genre de film qu’on néglige facilement, en se disant, voilà c’est bien, mais c’est juste ça, ou voilà un film mineur d’un cinéaste majeur. Peut-être que c’est le ton léger qui nous berne, ou la durée, 70 minutes, qui nous fait croire, bien naïvement, qu’il ne peut s’agir que d’un petit film, une autre histoire de couple, d’adultère, de mensonge ; on en a vu d’autres, et parfois c’est le même Philippe Garrel qui les réalisait. Comme si l’aisance de Garrel jouait contre lui, comme si on ne pouvait se défaire du cliché que les grands films se méritent, s’endurent, même si en fait quoi de plus rare qu’une telle élégance, qu’une telle économie, qu’une telle sensibilité, que de tels acteurs surtout, Clotilde Courau en premier lieu ? Alors voilà, mine de rien, Garrel nous sert un conte moral, ou plutôt une comédie du remariage façon Nouvelle Vague, dont la leçon, pour le dire ainsi, paraîtrait trop simple si on essayait de la traduire en mots, mais qui pourtant nous assomme d’une émotion brute dans la forme qu’elle prend à l’écran. C’est le plus pur cinéma, celui qui ne pourrait s’exprimer autrement, qui nous fait voir ces choses si simples, quotidiennes, sans lesquelles on ne saurait vivre et que pourtant on ne saurait dire. 

Texte : Sylvain Lavallée




THE BABADOOK
Jennifer Kent  |  Australie  |  2014

Premier long métrage de la cinéaste australienne Jennifer Kent, The Babadook repose sur une solide fondation de références classiques allant de Roman Polanski à Mario Bava – mais ne se présente pas comme un simple collage d’influences, contrairement à tant d’autres films de genre contemporains qui paraissent condamnés à singer les modèles dont ils revendiquent l’influence. Il faut dire que l’horreur, dans The Babadook, surgit d’une tension psychologique préalablement établie avec une minutie qui n’est par ailleurs jamais déshumanisante. La qualité la plus précieuse du film de Kent, c’est que les rouages de la machine mise en marche n’écrasent jamais les protagonistes au profit d’une efficacité momentanée. Au contraire, la terreur n’y est jamais autre chose que l’intensification de tensions concrètes, déjà présentes à l’échelle humaine ; et la menace fantastique s’y matérialise progressivement, sous la forme d’une comptine d’abord inoffensive se transformant petit à petit en un hurlement effroyable qui déchire le silence de la nuit. Le film, à cet égard, décortique intelligemment la manière dont l’irrationnel s’empare du réel et le déforme à sa guise — ou, autrement dit, comment fonctionne le cinéma d’horreur lui-même. 

Texte : Alexandre Fontaine Rousseau




CARTEL LAND
Matthew Heineman  |  Mexique  |  2015

Il faut un peu de folie pour accoucher d’un film comme celui-là, particulièrement lorsqu’on le tourne, le réalise et le monte en solo. Produit en partie par Kathryn Bigelow, Cartel Land, avec ses allures de documentaire au front, s’apparenterait à un excellent épisode de Vice si ce n’était de l’intelligence avec laquelle il raconte habilement les sources et les effets de la violence extrême qui règne dans ce véritable Far West mexicain. D’un côté l’on suit ces Américains surarmés, longeant la frontière pour attraper, au « mieux », des immigrants illégaux chargés d’eau pour survivre à la traversée du désert ; de l’autre, des milices rassemblées sous la bannière du docteur José Mireles, une sorte de leader naturel qui va de ville en ville pour armer les citoyens et leur apprendre à se défendre des cartels qui brutalisent leurs foyers (pas le choix, puisque le gouvernement, apprendra-t-on, est de mèche). Entre deux feux, la population étouffe et Heineman, en trimbalant sa caméra dans le quotidien des villages du sud du Mexique, capte des images qui font état d’un climat de guerre civile où le jeu de coulisse à peine dissimulé opéré entre les autorités mexicaines et les cartels permet l’existence d’une économie parallèle qui a cannibalisé la région. Cartel Land est un document d’une terreur frappante et réussit là où Sicario échouait en éclipsant le sort des communautés locales au profit du suspense et du genre.

Texte : Mathieu Li-Goyette




BRIDGE OF SPIES
Steven Spielberg  |  États-Unis  |  2015

Face à la caractérisation étonnamment nuancée de Lincoln, et maintenant celle de Bridge of Spies, il faudrait bien prendre le temps de considérer Spielberg à nouveau. Non pas comme le cinéaste de l’émoi simpliste ou des « bonnes valeurs américaines », mais bien comme un grand maître doté, lorsqu’il le veut bien, d’une intelligence politique imposante d’humanité. Car bien que l’intrigue de ce « fait vécu » se déroule pendant la Guerre froide, Bridge of Spies pourrait bien être un film sur la dérive idéologique de l’Amérique contemporaine. La « peur des rouges », ses grossières politiques de généralisation et de paranoïa trouvent dans le panorama actuel une résonance effrayante et le tout s’articule telle une puissante mise en garde. Le « bon américain » spielbergien (incarné à merveille par Tom Hanks) y devient, plus qu’un idéal, un mode de survie face à un présent refusant systématiquement d’apprendre des erreurs du passé ; face à l’oblitération de toute flexibilité idéologique ; face à la logique de peur permettant aujourd’hui la prolifération des abominations telles que Trump. Surtout, Spielberg témoigne d’une touchante inquiétude pour son Amérique chérie et nous rappelle, d’une habile juxtaposition de barrières (ce pont, ce Mur, cette clôture) que la ligne entre patriotisme et intolérance est effectivement bien mince.

Texte : Ariel Esteban Cayer




THE HATEFUL EIGHT
Quentin Tarantino  |  États-Unis  |  2015

Grand cinéaste de la cruauté et de la violence, Quentin Tarantino n’a peut-être jamais tourné un film aussi cruel et violent que The Hateful Eight. Mais la violence, dans ce huitième long métrage de l’auteur de Pulp Fiction, n’a plus la même fonction cathartique qu’elle possédait dans Inglourious Basterds ou Django Unchained. Ces fantasmes de vengeance qu’il mettait en scène avec une ferveur quasi euphorique se transforment cette fois-ci en un lent cauchemar, évoquant par une série de clins d’œil plus modérés qu’à l’habitude l’atmosphère claustrophobe du classique The Thing de John Carpenter. Il y a quelque chose qui relève de la remise en question, dans l’approche que préconise ici le cinéaste : le révisionnisme historique « salvateur » de ses deux œuvres précédentes cède le pas à une représentation beaucoup plus pessimiste de l’Amérique contemporaine, sous la forme de cette relecture carnassière de l’un de ses genres fondateurs. Le racisme auquel Tarantino réglait son cas dans Django paraît ainsi profondément enraciné dans cette microsociété où seule l’aura d’une lettre signée par Abraham Lincoln confère à l’homme noir un semblant de légitimité. Force irrépressible détruisant sur son passage l’idée même de lien social, la violence est dépeinte sous un jour terrifiant — le film se terminant d’ailleurs dans un infernal bain de sang qui semble inspiré d’Evil Dead II

Texte : Alexandre Fontaine Rousseau




SELMA
Ava DuVernay  |  États-Unis  |  2014

Lors d’une rencontre entre Martin Luther King Jr. (David Oyelowo) et Lyndon B. Johnson (Tom Wilkinson), ce dernier s’approche du docteur, lui met la main sur l’épaule — un plan rapproché nous précipite sur cette main hésitante, tremblotante. Tremble-t-elle de dégout, de peur ou de respect ? Le magnifique Selma prendra deux heures pour clarifier la position d’un président tiraillé entre deux certaines idées de l’Amérique, entrant en résonnance directe avec les violences qui semblent inépuisables à l’endroit de la communauté afro-américaine. Alors que le président « de la plus puissante nation sur Terre » verse une larme pour sommer son propre Congrès d’en finir avec les bêtises du deuxième amendement, la réalisatrice Ava DuVernay livre un film sur l’horrible tension entre le pouvoir politique et l’information, son contrôle, son instrumentalisation, son spectacle (comment faire bouger le pouvoir politique ? « This requires drama », rétorque Luther King/DuVernay). À toutes ces considérations, la cinéaste répond donc par le même pacifisme populaire que celui prôné par son sujet : elle évite le culte de la personnalité, use du plan large pour mieux entourer sa figure tutélaire et où les films biographiques ont la fâcheuse tendance d’être bêtement monstratifs, elle signe un film démonstratif, à l’écriture inspirante et aux images qui ont la sagesse de leurs idées. 

Texte : Mathieu Li-Goyette




TANGERINE
Sean Baker  |  États-Unis  |  2015

Constat d’une Amérique en marge du Rêve, la surprenante proposition esthétique qu’est Tangerine donne à reconnaître la beauté d’une inévitable solidarité de fortune advenant dans l’univers transgenre de deux amies prostituées. Simple et circonscrit, mais bourré d’excentricités ordinaires, le tracé narratif révèle des gens et des situations habituellement en circuit fermé ; une richesse d’interactions rescapées de l’inaperçu par la fiction. Proche des préoccupations sociales de Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012), précédents longs métrages de Sean Baker, Tangerine est dans la forme beaucoup plus exagéré, à la limite irrévérencieux. D’un grotesque amplifié par le tournage au téléphone intelligent, l’image vaguement précise en teintes de jaune verdâtre et faite de mauvais contrastes en lumière telle quelle, semble construite pour faire tomber la supercherie des standards d’ultra-précision de l’image numérique. Puis, aucun effet de style n’est ménagé, alliant dubstep-gangsta rap et violentes inclinations d’une théâtralité décomplexée, sur fond de travellings circulaires. En fouillant ce petit merdier humain, sans jugement ni complaisance, la mise en scène soulignée à gros traits de Tangerine répond d’une nécessité de briser les aprioris, afin de rendre au regard spectateur sa capacité à voir au-delà de l’image banale et surmédiatisée du réel. 

Texte : Olivier Lamothe
 
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Article publié le 18 janvier 2016.
 

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