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Buddy Holly et compagnie : Les années vidéo de Spike Jonze

Par Alexandre Fontaine Rousseau


En 1994, il y a de cela déjà vingt ans, Spike Jonze s’imposait en tant qu’architecte du cool de l’ère alternative – réalisant cette année-là un nombre imposant de clips qui allaient marquer l’imaginaire d’une génération pour laquelle la télévision, et peut-être tout particulièrement la télévision musicale, aura offert le premier véritable contact avec une quelconque culture de l’image. À bien y penser, on a plutôt envie de parler d’une culture d’images au pluriel pour qualifier celle-ci tant elle aura été définie par l’éclatement, l’éclectisme du flux constant de fragments qui y étaient projetés par le petit écran. Embrassant l’éclatement de son époque, Spike Jonze en redéfinira les possibilités, employant l’emprunt et la citation de manière à extirper ses créations d’un contemporain dans lequel elles s’inscrivaient pourtant parfaitement. Mais l’influence de Jonze sur la culture populaire des années 90 ne saurait se résumer à la série de vidéos marquants qu’il a réalisée pour les Beastie Boys, Weezer, Dinosaur Jr., Daft Punk, Pavement, The Pharcyde, Björk et Sonic Youth.
 
Dès 1991, Jonze, ancien photographe pour Freestylin' Magazine, réalise en effet le classique Video Days pour le compte de la compagnie Blind – un court film d’une vingtaine de minutes qui allait à toutes fins pratiques figer l’esthétique du vidéo de skate pour de bon, de sa facture cheap à sa prédilection pour le wide angle. La diversité de la sélection musicale surprend cependant, les incontournables Black Flag et Hüsker Dü côtoyant ici John Coltrane, à l’instar de l’attitude antimilitariste de l’ensemble qui cristallise parfaitement l’esprit de résistance narquoise propre à la culture slacker de l’époque. Video Days, par le fait même, révèle déjà l’une des qualités fondamentales du réalisateur, c’est-à-dire sa capacité à s’effacer au profit de son sujet. Contrairement à Michel Gondry, autre cinéaste issu de l’école du clip dont la personnalité prend systématiquement le dessus et dont les concepts ambitieux s’accaparent les artistes qu’ils mettent en scène, Jonze aura toujours préféré mettre son sens de l’image au service des artistes qu’il filme. En tant qu’auteur, il est passé maître dans l’art de refléter diverses identités.
 
Rien, au fond, ne fait de Buddy Holly un vidéoclip de Spike Jonze, outre le fait qu’il est brillant. C’est d’abord et avant tout un vidéoclip de Weezer et, plus encore, un vidéoclip qui aide à cimenter définitivement l’identité artistique du groupe de Rivers Cuomo. En intégrant les membres de la formation à un épisode de la série culte Happy Days, Jonze souligne habilement, en même temps que l’espèce de naïveté nostalgique de la musique de Weezer, la personnalité de geek un brin mésadapté de son chanteur. Mais la plus grande astuce, sur le plan narratif, est peut-être de faire de Buddy Holly une sorte d’émission à part entière, contenant son propre générique de même que sa propre pause publicitaire – une tactique de mise en scène qui, d’emblée, permet à l’œuvre de posséder une existence autonome au sein d’une programmation de clips. Jonze, par ce dispositif pourtant simple, prouve qu’il avait déjà parfaitement compris la dynamique interne du médium télévisuel de même que la meilleure manière d’en tirer profit pour s’en détacher.



:: Buddy Holly (Spike Jonze, 1994)

 
En ce sens, les clips les plus accomplis de Spike Jonze sont ceux qui par leur forme même brisent le flot, parasitent la programmation « normale », s’appropriant différents codes de représentation propres à divers genres pour marquer une rupture et imposer, temporairement, un autre régime d’images. Le génial vidéo de Sabotage, hommage délirant aux téléséries policières des années 70 ainsi qu’au classique Gone in 60 Seconds de H.B. Halicki, ne se démarque pas uniquement grâce à son style rétro glorieusement assumé, moustaches merveilleuses à l’appui, ou son humour déjanté. Dans un contexte où les capsules musicales s’enchaînent les unes après les autres, reprenant d’une fois à l’autre certaines conventions de base, le « faux générique » de Sabotage fait d’emblée figure d’exception ; on ne peut s’empêcher de l’écouter autrement, ce qui explique d’ailleurs pourquoi, vingt ans plus tard, on l’écoute encore.
 
Ce qui unit entre elles les différentes œuvres de Jonze, ce n’est donc pas tant une esthétique commune qu’une manière de penser le clip d’abord en fonction de la relation qu’il entretient avec les images l’entourant. Le montage n’y est plus seulement pensé en termes internes, mais en tant que rapport à des éléments externes variables. Autrement dit, chez Jonze, le montage prend en considération les juxtapositions potentielles, la réappropriation de l’œuvre par les différents canaux de diffusion au sein desquels elle aura à évoluer. L’intérêt du fameux clip qu’il réalisera en 1998 pour Praise You de Fatboy Slim repose essentiellement sur cette logique d’assemblage éventuel : entre deux clips « professionnels », à la facture léchée, ses images évoquant la vidéo amateur provoqueront un choc s’apparentant à un court-circuit. Il s’agit en fait d’une œuvre dont le principe de base en est un de perméabilité, créée en toute conscience du fait que son sens sera systématiquement altéré par une variété de facteurs externes imprévisibles dont il s’agit d’anticiper les effets possibles.
 
C’est dans cette optique que Jonze cultive l’individualité de ses sujets, cherchant ce qui dans une pièce ou chez un groupe donné saura donner naissance à l’effet de rupture qu’il cherche à provoquer. Par exemple, la mélodie asymétrique du Drop de The Pharcyde inspire au réalisateur un clip tourné à l’envers, parfaite adéquation entre le fond et la forme où c’est cette fois la technique elle-même qui produit l’effet de décalage désiré. L’utilisation du plan-séquence dans Undone (The Sweater Song) de Weezer répond elle aussi à ce besoin d’imposer efficacement, par le biais d’un élément technique simple, la logique interne autonome du clip afin qu’il se démarque clairement dès la première écoute. Qui plus est, l’emploi du ralenti accentue ici l’impression d’une temporalité discordante – en nette opposition avec le rythme rapide généralement associé au vidéoclip.



:: It's Oh So Quiet (Spike Jonze, 1995)

 
Œuvre atypique s’intégrant cependant logiquement à la filmographie de son auteur, It' s Oh So Quiet conjugue en quelque sorte toutes ces différentes stratégies formelles et stylistiques. La chanson de Björk sert ainsi de base à une comédie musicale où la monotonie du quotidien est constamment chamboulée par l’intervention de la chanteuse (de même que par l’apparition du refrain). Ici, la logique de rupture est intériorisée, intégrée au scénario d’un clip en apparence plus classique qui ne fonctionne plus à la manière d’un « objet trouvé » et dont la structure s’apparente plutôt à celle d’un court film dans lequel différentes réalités s’entrecroisent, communiquant entre elles de manière inattendue.
 
Dès Being John Malkovich, premier long métrage de Jonze, on retrouvera d’ailleurs cet intérêt marqué pour les réalités parallèles et les ruptures de ton, l’auteur préconisant systématiquement les récits dans lesquels deux univers distincts coexistent et communiquent tant bien que mal entre eux. Mais, tout comme il avait su le faire avec ses clips, il placera surtout son savoir-faire technique au service d’imaginaires auxquels il s’applique à rendre justice : celui du scénariste Charlie Kaufman, dans un premier temps, puis celui de l’auteur jeunesse Maurice Sendak dont il adaptera, en 2009, le classique Where the Wild Things Are. Tant et si bien que l’on s’étonne presque de découvrir qu’avec Her, il nous propose enfin, vingt ans après Sabotage et Buddy Holly, quinze ans après Being John Malkovich, un premier film dont il a lui-même écrit le scénario…

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Being John Malkovich (Spike Jonze, 1999)
Adaptation.  (Spike Jonze, 2002)
Where the Wild Things Are (Spike Jonze, 2009)
I'm Here (Spike Jonze, 2010)
Scenes from the Suburbs (Spike Jonze, 2011)
Her (Spike Jonze, 2013)
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Article publié le 10 février 2014.
 

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