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Hollywood à la croisée des chemins : Le cinéma de Blake Edwards

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Panorama-cinéma rend hommage au cinéaste américain Blake Edwards, mort le 15 décembre dernier, en revenant sur trois de ses films les plus connus : Breakfast at Tiffany's (1961), The Pink Panther (1963) et The Party (1968).

Ce projet de faire une petite rétrospective Blake Edwards pour Panorama-cinéma ne date pas d'hier. Il y a plus d'un an, alors que le cinéaste américain était toujours vivant, revoir un peu par hasard The Pink Panther m'avait inspiré l'idée d'étudier plus attentivement la mise en scène très mesurée de celui-ci. J'avais en quelque sorte l'impression qu'Edwards était le dernier grand chef d'orchestre classique de la comédie américaine; et son attention au détail, son sens du rythme et l'incroyable finesse de ses constructions spatiales me paraissaient dater d'une époque antérieure aux années 60, durant lesquelles le réalisateur de The Party a signé ses oeuvres les plus célèbres. Mais le temps m'ayant manqué, cette étude était restée à l'état d'ébauche. Son décès, le 15 décembre 2010, aura fait remonter ce projet à la surface - d'autant plus que, malgré son énorme succès populaire, l'oeuvre d'Edwards est très rarement abordée  de manière sérieuse par la critique.

Un cinéma des contraires

Blake Edwards était un homme d'images. Comparez The Pink Panther à Charade (1963) de Stanley Donen, ou à How to Steal a Million (1966) de William Wyler, et vous sentirez immédiatement la différence : tandis que les films de Donen et Wyler carburent aux répliques assassines, les meilleures séquences d'Edwards auraient pu sans problème être muettes. Cette force majeure, caractéristique principale de son cinéma, explique aussi que certains reprochent au cinéaste américain sa grossièreté, son goût pour la facilité. Mais le fait est que la sophistication du cinéma d'Edwards n'est pas toujours distinguée. Edwards faisait des films populaires, au sens noble du terme.


THE PINK PANTHER (1963)

Cette alternance entre les registres, ce mariage improbable de la bêtise et du raffinement, n'est pas toujours inspiré : la présence de Mickey Rooney en « Asiatique » de service (rarement les guillemets nous auront-ils parus à ce point de rigueur) dans Breakfast at Tiffany's a de quoi faire grincer des dents. Mais c'est une science que perfectionnera l'auteur au fil des films, un joli petit morceau musical offrant ici et là le parfait contrepoids à une blague de toilettes un peu débile. Si la matière humoristique des films d'Edwards est généralement simpliste, l'exécution des gags s'avère quant à elle fréquemment virtuose.

Ce caractère contradictoire s'exprime aussi par la position ambigüe qu'occupe le cinéma d'Edwards dans la grande épopée hollywoodienne. En effet, le cinéaste signera ses oeuvres les plus connues durant les années 60 : période de crise, économique et idéologique, pour une industrie qui, dans un premier temps, ne saura pas comment s'adapter aux changements culturels en cours.

L'engrenage déréglé

Quelque chose dans l'opulence des univers d'Edwards semble renvoyer à l'âge d'or hollywoodien. En dirigeant Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany's, le cinéaste n'allait-il pas  créer l'une des icônes les plus endurantes de l'histoire de l'usine à rêve? Le cinéma d'Edwards est peuplé de vedettes, vêtues à la fine pointe de la mode, évoluant dans un monde de luxe et de privilège. Il s'agit indéniablement d'une oeuvre calibrée au diapason des grands studios, élevée dans leur culture, bercée par les compositions élégamment insouciantes de l'incomparable Henry Mancini. Ses films sont des microcosmes accueillants, finement ciselés, dans lesquels on prend plaisir à s'oublier… Ils renvoient par leur forme et leur cadre référentiel à une certaine production léchée, feutrée, contre laquelle va s'insurger une génération de jeunes cinéastes américains à la fin des années 60.


BREAKFAST AT TIFFANY'S (1961)

On pourrait donc accuser le cinéma d'Edwards de se complaire dans ce style et cette richesse, de faire la promotion de cet inaccessible mode de vie rêvé. Mais, comme le fait remarquer ma collègue Clara Ortiz Marier dans son très beau texte sur Breakfast at Tiffany's, cette surface dorée cache tant bien que mal les profonds tourments des protagonistes d'Edwards. Holly Golightly, petite paysanne s'étant inventé un personnage de bourgeoise frivole, s'inscrit ainsi dans une lignée d'outsiders tentant tant bien que mal de s'infiltrer dans des milieux riches et exclusifs, portant un masque qui ne lui sied qu'à moitié. En ce sens, l'élégance protocolaire est toujours désamorcé chez Blake Edwards par un certain cynisme, et l'élitisme de la haute société dynamité par l'irruption imprévue d'un élément perturbateur, d'un microbe étranger déréglant le système.

C'est à cela que sert, chez Edwards, le volatile Peter Sellers. Son personnage de Clouseau débarque dans des intrigues qui le dépassent, évolue dans un monde où il fera toujours figure d'anomalie absurde. Pour sa part, Hrundi V. Bakshi, dans The Party, est invité par accident dans une soirée mondaine où, en tant qu'étranger, il servira à détruire définitivement l'hégémonie établie. C'est en quelque sorte comme si le cinéaste s'amusait à révéler ce qui clochait dans ce portrait trop parfait et dirigeait d'une main de maître son effondrement. C'est en ce sens qu'Edwards est un auteur hollywoodien à la croisée des chemins : il est à la fois le dernier des classiques, pressentant la crise à venir, et le prédécesseur de ces jeunes loups qui viendront changer les règles du jeu. S'il perpétue les valeurs esthétiques du classicisme hollywoodien, ce cinéma n'en demeure pas moins critique de la tradition dans laquelle il s'inscrit.

Romantisme dans les ruines

Mais même si tout s'effondre, comme lors de l'endiablée finale de The Party, un romantisme à l'ancienne demeure l'ultime vertu défendue ici. Or, Blake Edwards est un fin créateur de conclusions romantiques, que ce soit celle de ce film où, suite à leur frénétique soirée, nos deux improbables tourtereaux se donnent timidement, maladroitement, rendez-vous pour une prochaine fois; ou celle de Breakfast at Tiffany's, où sous la pluie battante Hepburn cherche désespérément le chat qu'elle avait abandonné quelques instants plus tôt… tandis que la mélodie de Moon River, répétée une dernière fois, inscrit une bonne fois pour toute la séquence dans une légende hollywoodienne dont le cinéaste aura su porter le flambeau alors que le rêve semblait en ruines.
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Article publié le 28 mars 2011.
 

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