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Le cinéma du Wapikoni : Le défi de la création sans bride

Par Manon Barbeau


:: L'un des cinq studios mobiles du Wapikoni [photo : Mathieu Buzzetti/MBMphoto]

La grande aventure du Wapikoni naît d’une expérience intime. Je voyage sur la Côte nord vers une expédition en kayak à Mingan. Sur ma route, une communauté Innue: Pessamit. Un territoire alors inconnu pour moi où j’ose m’aventurer. Sur un vieux balcon, seule, une dame Innue dans un univers parallèle que peu de « Blancs » semblent intéressés à connaître. Un autre continent. Cet isolement me trouble profondément.

Quelques années plus tard, je me retrouve en terre atikamekw à 115 kilomètres au nord de La Tuque. Wemotaci apparaît tout au bout de l’interminable route de terre où l’on doit s’annoncer au CB (radio à ondes courtes) à chaque kilomètre pour éviter d’être embouti par un camion géant chargé d’arbres coupés. J’y travaille avec une dizaine de jeunes Atikamekw à l’écriture d’un scénario, La fin du mépris, dans lequel ils doivent aussi tenir un rôle. Mais après la première version du texte, Wapikoni Awashish, la protagoniste principale du film, trouve la mort dans un accident, heurtée par un de ces camions géants.

Terrassée pas sa tragique disparition et par le taux de suicides élevé qui sévit dans la communauté, je crée alors le Wapikoni mobile. Wapikoni à la mémoire de cette jeune fille de 20 ans, partenaire de création, que je considère comme ma fille. Mobile parce que ce studio ambulant de 34 pieds roulera d’une communauté autochtone à l’autre d’un bout à l’autre du Canada, équipé de tout ce qu’il faut pour réaliser des films : caméras, logiciels de montage et studio de son. L’objectif : donner la parole et la faire entendre au plus grand nombre par le biais du cinéma et contribuer à redonner ainsi fierté et espoir à ces peuples que Richard Desjardins qualifiait d’invisibles. Cette entreprise était en soi expérimentale.

17 ans plus tard, 5 studios ambulants ont vu le jour. Ils ont visité 42 communautés autochtones au Canada en y offrant des ateliers de création cinématographique et musicale. 45 communautés en Amérique du sud, (Bolivie, Pérou, Chili, Panama, Mexique) en plus d’une communauté Sami de Norvège, y ont également bénéficié de studios volants wapikoniens selon la méthodologie « Apprendre en créant ».

Ces ateliers se sont par la suite étendus à d’autres populations vulnérables dans le monde : réfugiés syriens en Turquie, communautés roms en Hongrie, communautés bédouines en Palestine et Jordanie.

1300 courts-métrages ont ainsi été créés donnant une voix à ceux et celles qu’on entendait trop peu et forgeant une nouvelle génération de cinéastes.

Si plusieurs de ces films ont une  facture conventionnelle, certains participants ont développé une approche cinématographique très personnelle, témoignant d’un regard singulier, d’un imaginaire qui leur permet d’explorer ou de faire éclater la forme à l’abri des normes cinématographiques établies. On peut alors qualifier leur cinéma d’expérimental sans qu’ils le nomment eux-mêmes ainsi. Ils créent en toute liberté. 


:: Nanameshkueu 
— Tremblement de Terre (Réal Junior Leblanc, 2010) [Wapikoni]


:: Micta (Meky Ottawa, 2010) [Wapikoni]

Je pense entre autres aux films de Kevin Papatie, narrés en anishnabe et à ses différents tableaux avec titres en réflexions sur l’eau ou sur le feu, et à ses très personnelles surimpressions de photos d’archives et de dessins d’aînés dans KoKom (2014) ou à Entre l’arbre et l’écorce (2008), qui oppose nature et ville, ombre et lumière, en une violente fresque visuelle abstraite toujours en mouvements, soutenue par une narration chuchotée et une puissante trame sonore. À Réal Junior Leblanc et à ses magnifiques animations oniriques, tissées de ralentis, de surimpressions, fruits d’un montage inspiré porté par une poésie forte et engagée dans Chevelure de la vie (2011) et Nanameshkueu — Tremblement de Terre (2010) réalisés en partenariat avec Karine Van Ameringen. Au très fort Notcimik — Là d’où vient mon sang (2017) de Jemmy Echaquan Dubé, audacieux film en pixilation extrême à la trame sonore grinçante ou à Mendier (2017), un film de Simon Riverin, qui tente de traduire en images impressionnistes la sensation qu’éprouve un humain en mendiant, ou encore à Onimiskiskaw Nitehik (Il y a un orage dans mon cœur, 2017), de Marie-Christine Petiquay, qui marie animation, chorégraphie et calligraphie. Ces trois dernières œuvres expérimentales ont été réalisées en partenariat avec l’école des media de l’UQAM et Françoise Lavoie Pilote. À noter aussi Transmission 01: 34-OD (2017) de Jim Matlock de Manawan et son approche résolument techno, en mouvements électriques, soutenus par un traitement sonore qui évoque le « noise » en musique, et le tout léger Micta (2010) de la très douée Meky Ottawa qui utilise d’extrêmes gros plans d’objets quotidiens, pailles, cheveux, carrés de sucre, pour illustrer la phrase « C’est utile puisque c’est joli » tirée du Petit Prince de St-Exupéry. 

En 2017, rassemblés à Montréal dans le cadre du premier Symposiun « Quand le cinéma crée des ponts », le Wapikoni et ses partenaires internationaux initient le RICAA, réseau international de co-création audiovisuelle autochtone. Le RICAA générera trois longs métrages hors normes puisqu’ils relient des courts métrages sur un même thème, mais dans des langues autochtones diverses et avec des techniques cinématographiques toutes aussi diversifiées. Une courtepointe cinématographique provenant de communautés autochtones de différents coins du monde faisant fi des conventions cinématographiques, règles d’unité ou progression dramatique, mais provoquant, par leur vérité et leur richesse, l’adhésion du public et ses applaudissements chaleureux lors des Premières au Festival Présence autochtones où ils ont été, entre autres, présentés.

En 2019, en partenariat avec l’Université de Montréal, les participant·es poussent un peu plus loin leur exploration en intégrant à leur façon la réalité augmentée et le 360 degrés à leurs créations vidéo, enrichissant la collection du Wapikoni d’impressionnantes réalisations telle l'œuvre collective La Pubertad (2019). Ce film sur les rituels de passage célébrant en 3D le premier sang féminin, est réalisé dans une communauté éloignée du Panama où ces traditions sont encore vivantes. Le film est à souligner puisqu’il allie, dans un contexte éloigné de toute civilisation, la représentation d’une très ancienne tradition ancestrale à une technique résolument contemporaine. Avec la permission de la communauté, on assiste donc, grâce au virtuel, à ce rituel sacré, en voie de disparition, en accompagnant deux jeunes filles pubères — comme si on y était — dans cette émouvant moment qui célèbre leur entrée dans le monde des femmes.

Parallèlement, réalisation d’un vieux rêve, la pandémie accélère la distribution de téléphones cellulaires dans les communautés autochtones pour permettre aux cinéastes intéressés de réaliser leurs films sans attendre le retour des studios ambulants. Le montage des œuvres est alors effectué à distance par des mentors selon les recommandations des cinéastes autochtones, depuis leurs lointaines communautés. Le film expérimental Odehimin (2020) de Kijâtai-Alexandra Veillette-Cheezo, qui récolte plusieurs prix, se démarque par ses extrêmes gros plans de chair, ses plans sous l’eau et son ton très personnel, de même que I created memories (2018) de l’inuit Sammy Gadbois de Kuujjuak avec son visuel stroboscopique rythmé de noirs incandescents et d’une narration ponctuée de longs silences. Il faut aussi mentionner le film Inuktitut Dialects in the 21st century (2020) d’Ulivia Uviluk, entièrement réalisé par webcam et mariant audacieusement captures d’écran, témoignages à distance et images d’archives. Les contraintes de distanciation liées à la Covid permettent alors d’explorer d’autres formes de récits et d’autres façons de les mettre en images. 


:: Odehimin [Wapikoni]


:: Ulivia Uviluk dans Inuktitut Dialects in the 21st Century [Wapikoni]

Au moment où j’écris ces lignes, la réalisation de micro-opéras médiatiques en réalité augmentée est en cours en partenariat avec le cinéaste Olivier Asselin et la musicienne Ana Sokolovic de l’Université de Montréal, l’orchestre symphonique de Montréal, le Wapikoni et Musique nomade. Ce projet permettra aux participant·es du Wapikoni, librettiste, musicien·ne et cinéaste de réaliser une œuvre cinématographique expérimentale grâce à laquelle les artistes lyriques accéderont, grandeur nature, aux espaces domestiques des spectateurs, se produisant virtuellement dans leur salon, dans leur jardin et même, en format réduit, sur la table de leur cuisine, entre la salière et la poivrière. Une façon de démocratiser l’opéra. Et pour les cinéastes du Wapikoni, une occasion d’expérimenter de nouvelles techniques d’expression cinématographique.

Évidemment, ces œuvres prennent tout leur sens, de l’intime au collectif, quand elles trouvent leurs publics. Si la création des studios de cinéma ambulants au sein des communautés des Premières Nations pouvait au départ être qualifiée d’expérimentale, il fallait aussi créer des outils de diffusion qui le soient un peu pour rejoindre, en plus du grand public déjà sensibilisé, le public qui l’était moins et, surtout les communautés autochtones elles-mêmes. Le Cinéma qui roule, un studio ambulant de projection a ainsi vu le jour en 2017 et rejoint 100 communautés et 50 villes, d’un océan à l’autre, y projetant les films réalisés depuis la création du Wapikoni en 2004. Cinq vélos de projections sont également construits et déployés dans différents circuits et événements urbains — et jusqu’à Francfort en Allemagne — afin de sensibiliser des publics diversifiés aux réalités autochtones et aux différentes approches cinématographiques qui en émergent. Par extension, on peut qualifier d’expérimentales ces motoneiges de projection équipées d’écran, d’ordinateur et de haut-parleur, qui empruntent la longue Route blanche en affrontant l’hiver à travers les forêts touffues pour rejoindre les très isolées communautés innues de la lointaine Côte nord, autrement inaccessibles par bateau quand le fleuve est gelé. Expérimental aussi, ce petit dôme de projection gonflable de la grosseur d’une tente qui permet la diffusion des films en 360 degrés dans les communautés autochtones où les infrastructures adaptées ne sont pas au rendez-vous.

Parallèlement, le Wapikoni poursuit la diffusion de ces films dans des circuits, traditionnels et moins traditionnels, festivals (Hot Docs, Tribeca, Berlin, etc.), musées et ambassades, vols d’Air Canada, en plus de nombreuses participations à des colloques, panels, conférences. Ils sont également diffusés sur de nombreuses plateformes numériques et vidéos sur demande : Itunes, TV5 Québec Canada-Unis TV, Tenk (Québec), SFO Museum (États-Unis), Mandoline Hybride (France), Spamflix (Portugal), Proquest, Buffilusk (Suède) ainsi que sur la plateforme Viméo, récoltant des prix et rejoignant un public toujours plus large. Ils jouent ainsi un rôle de porte-voix géant, de valorisation et d’affirmation culturelle. Les films plus expérimentaux contribuent alors à modifier la perception des spectateurs pour lesquels « Premières Nations » rime encore avec folklore.

Mentionnons que lorsque les studios du Wapikoni arrivent en communautés autochtones, ils arrivent souvent en territoires cinématographiquement vierges. Mais il existe dans ces communautés une tradition orale forte et toujours vivante. Les récits sont présents partout, portés par les aînés et la mémoire collective. Ils sont riches, imagés, libres de contraintes et font une large part à l’imaginaire. Certain·es participant·es portent naturellement cet héritage. Il leur suffit d’une caméra, d’un téléphone, d’une caméra web et d’un encouragement pour qu’ils se permettent d’explorer la technique librement et avec plaisir et qu’ils trouvent ainsi une signature filmique qui leur est propre en lien avec ce qu’ils souhaitent exprimer. Le résultat est alors étonnant de modernité, d’audace et d’inventivité. Expérimental parce que fruit d’une créativité brute qui ne cherche pas à se conformer à des règles cinématographiques qui ne viennent pas d’eux, que la plupart du temps ils ne connaissent pas. Il faut alors prendre garde à la façon dont l’équipe du Wapikoni et ses mentors, encore minoritairement autochtones, interviennent afin d’éviter de brider leur pulsion créatrice. C’est un défi. Car il reste que, même si le but ultime est d’abord la valorisation culturelle et l’expression quelle qu’elle soit, ces films expérimentaux sont des pépites dans le parcours de ces cinéastes et du Wapikoni. Comment alors les accompagner sans coloniser leur approche ? 


:: Kokom (Kevin Papatie, 2014) [Wapikoni]


Visionnements
:

KoKom (Kevin Papatie, 2014):
https://vimeo.com/113095534,

Entre l’arbre et l’écorce (Kevin Papatie, 2008):
https://vimeo.com/153236882

Chevelure de la vie (Réal Junior Leblanc, 2011):
https://vimeo.com/153970777

Nanameshkueu — Tremblement de Terre (Réal Junior Leblanc):
https://vimeo.com/153928736

Notcimik — Là d’où vient mon sang (Jemmy Echaquan Dubé, 2017):
https://vimeo.com/256823782  

Mendier (Simon Riverin, 2017): 
https://vimeo.com/241526409

Onimiskiskaw Nitehik (Il y a un orage dans mon cœur, Marie-Christine Petiquay, 2017):
https://vimeo.com/241528491

Transmission 01: 34-OD (Jim Matlock, 2017):
https://vimeo.com/220502362  

Micta (Meky Ottawa, 2010):
https://vimeo.com/155002262  

La Pubertad (Analicia López, Yoselin Valdespino, Willyn Guainora, Alquimedez Lana, Yasnilda Janipe, Yari Ortega et Anarelis Berrugate, 2019):
https://vimeo.com/420392753.

Odehimin (Kijâtai-Alexandra Veillette-Cheezo, 2020):
https://vimeo.com/456734945

I created memories (Sammy Gadbois, 2018):
https://vimeo.com/323281942

Inuktitut dialect in the 21st century (Ulivia Uviluk, 2020):
https://vimeo.com/380523646

 

 

*

 

 

Manon Barbeau est cinéaste, co-fondatrice du Wapikoni, fondatrice de Musique nomade et Initiatrice du RICAA.

 

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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