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Cinémas autochtones 1

Par André Dudemaine, Nicolas Renaud et Isabelle St-Amand

Entre les esprits et la matière


Pipon, takwakin, miroskamin, nipin, pitcipon, sikon. Projeté au printemps dernier à la Cinémathèque québécoise, en collaboration avec Terres en vues et en présence d’une délégation d’aînés et de jeunes de Manawan et du réalisateur québécois Pierre Dinel, l’œuvre documentaire Les six saisons des attikameks donne un aperçu des rapports que les cinéastes et les gens des communautés autochtones peuvent créer à travers des images tournées avec la complicité de parents, grands-parents et arrière-grands-parents au cours des années soixante et soixante-dix, mais montre aussi en quoi des images filmiques historiques peuvent prendre un sens nouveau sous l’impulsion des mouvements de résurgence autochtone, y compris dans le domaine du cinéma. 

Ce numéro entend présenter aux cinéphiles de divers horizons quelques aperçus des cinémas autochtones tels qu’ils se font, s’entendent et se vivent. Le projet qui le sous-tend revêt une signification particulière dans le contexte des dernières années. D’une part, bien que l’accroissement de la visibilité des expressions autochtones soit notable sur tous les fronts au cinéma et dans les autres domaines artistiques (programmes de financement, festivals en croissance, grands réseaux de diffusion télévisuelle et numérique, musées, publications récentes, Canada Film Day 2022 consacré aux films autochtones), les œuvres autochtones continuent d’être soumises à diverses formes de marginalisation, et la perspective autochtone en général peine à percer le mur de surdité dressé par la société dominante. D’autre part, le mouvement global et actuel des productions filmiques autochtones, qui se démarque par sa force, sa créativité et son engagement, appelle au développement d’une critique qui ne jette pas d’ombre sur ce qui constitue l’essentiel des œuvres. La double vocation des films, que les réalisateurs affirment souvent adresser d’abord à leur nation — sans pour autant se fermer à un public élargi —, en constitue un exemple, qu’il s’agisse d’œuvres de fiction, d’animation, de documentaires ou d’œuvres expérimentales.  

En réponse à l’invitation de Panorama-cinéma, qui examine le cinéma indépendant dans ses liens aux structures qui le portent, nous souhaitons présenter le cinéma autochtone dans ses liens aux réseaux de personnes qui le fondent et l’animent. Notre point d’ancrage est le Festival international Présence autochtone : c’est par l’entremise de cet événement d’envergure que nous nous sommes liés, et ce sont les constellations visibles à ce rendez-vous annuel qui ont donné forme au dossier. Dès les premiers échanges, il est apparu avec évidence que nous dépasserions les délimitations coloniales, comme le fait Présence autochtone, que ce soit par le prix Rigoberta-Menchú, créé en 2011, la programmation de courts-métrages Mana Wairoa Maori Pasifika, le colloque international Regards autochtones sur les Amériques ou la scénographie autochtone présentée à la Place des festivals de Tiohtià:ke/Montréal. Comme l’illustrent les œuvres des cinéastes Zacharias Kunuk et Óscar Catacora examinées dans ce dossier, les affinités entre les cinémas autochtones à l’échelle planétaire sont remarquables. Ce numéro embrasse donc le cinéma autochtone comme phénomène, avec des contributions du Québec et d’ailleurs dans le monde. Les textes qui le composent évoquent et incarnent des concepts et des projets de décolonisation, de résurgence, de souveraineté narrative et visuelle, de renaissance culturelle, de réparation et de guérison, lesquels se déclinent par l’entremise de thèmes variés, souvent interreliés, tels le territoire, le monde des esprits, le rapport du visible et de l’invisible à l’environnement, la rupture coloniale et les luttes pour la protection du territoire, le rétablissement de la mémoire et la transmission intergénérationnelle, le tout sous le signe de la créativité et de la responsabilité combinées. 

Ce dossier, « Cinémas autochtones 1 », fût lancé à la Cérémonie de remise des prix du festival Présence autochtone le 16 août 2022 au Monument-National, en présence des participants du 8e colloque Regards autochtones sur les Amériques qui s’est tenu au même moment à Kahnawà:ke et à Tiohtià:ke/Montréal. Ce lancement lors d’un tel événement est investi d’un sens bien précis. « On ne peut demander aux autres de reconnaître l’art autochtone si, nous-mêmes, ne saluons pas l’excellence des artistes de nos nations », a dit Rigoberta Menchú, lors de sa visite en 2001, en annonçant qu’elle laissait à Montréal un prix cinématographique portant son nom. L’institution et la remise de prix dans le monde artistique autochtone fait partie des affirmations diverses de la souveraineté culturelle retrouvée. Dans un même esprit, nous considérons ce dossier comme un moyen de marquer un moment de réflexion, de rejoindre une cinéphilie élargie et, nous l’espérons, d’ouvrir une percée dans le milieu, à la fois par l’élaboration d’une critique de cinéma autochtone et par la création de liens collaboratifs avec la revue Panorama-cinéma. Ce projet est significatif, car la discrimination ambiante persiste.

En effet, au-delà des réalités qui se font écho d’un bout à l’autre des Amériques et d’autres régions du monde, nous ne pouvons ignorer le contexte sociopolitique du Québec actuel, dans lequel s’inscrit toute discussion sur ces sujets. Ces dernières années, des mythes révisionnistes ont abondamment irrigué le récit national québécois diffusé sur de nombreuses tribunes, comme le mythe d’une histoire non-coloniale de l’implantation française et de la société québécoise à l’égard des Autochtones, ou celui d’un grand métissage fondateur. S’y conjugue, au niveau politique, une incompréhension aigüe des cultures, principes et réalités autochtones au sein du présent gouvernement. L’attitude de ce dernier renouvèle un colonialisme particulièrement décomplexé dans de nombreux dossiers, notamment dans le refus de limiter suffisamment les coupes forestières pour éviter l’extinction du caribou des bois, qui est d’une grande importance pour plusieurs Premières Nations, le rejet du Principe de Joyce dans la politique des services de santé, l’obstination à écarter toute clause sur les langues autochtones dans la loi 96, l’objection au transfert de fonds fédéraux directement aux instances autochtones pour une plus grande indépendance des structures de protection de l’enfance et du système de familles d’accueil, etc. Dans les arts, des controverses récentes sur l’exploitation de sujets autochtones par des artistes blancs (Kanata et of the North) ont exposé la difficulté d’une certaine élite culturelle québécoise à entendre les voix autochtones, à penser la dimension politique de l’art, et à reconnaître les rapports de pouvoir existant dans la réalité et reflétés dans certaines représentations et discours. Autant d’indices qui portent à penser que les conditions de dialogue réel et de décolonisation restent à réaliser.

Nous prenons la plateforme que Panorama-cinéma nous a offerte car, sachant que le cinéma peut être un formidable outil de sensibilisation et d’éducation, les critiques de cinéma sont aussi un public à rejoindre comme porteurs de discours légitimés, capables de saisir, s’ils savent se dégager des ornières de la pensée coloniale dans laquelle maints d’entre eux demeurent enlisés,  les liens inextricables, dans les cinémas autochtones, entre politique et esthétique, expression contemporaine et ancrage culturel, déconstruction des mythes et création de nouveaux repères identitaires. L’écoute attentive des œuvres et des discours des cinéastes autochtones, tout autant que la participation à leurs projections et aux discussions publiques autour de leurs cinémas, peut aider à mieux comprendre ces questions. Les œuvres des cinéastes autochtones peuvent par exemple aider à mieux saisir ce que représente le territoire pour les peuples autochtones et, ainsi, à mieux comprendre la motivation des gens à protéger les territoires et à valoriser les épistémologies et les philosophies qui en sont issues. À l’encontre du spectacle de la réconciliation, les cinéastes autochtones font avant tout valoir une réconciliation avec le territoire, processus qui s’annonce long, profond et compliqué. Dans l’entretien avec Kim O’Bomsawin publié dans ce numéro, la réalisatrice raconte que la poète innue Joséphine Bacon lui expliquait, en parlant de Je m’appelle humain et de la lutte Wet’suwet’en, que le cinéma pouvait aussi être une forme d’action politique : « C’est un film militant, Kim. Pendant qu’ils se battent et que partout au pays on bloque des chemins de fer, ce film donne à voir la beauté du territoire, de même que les Anciens et l’importance de respecter leurs savoirs. Pendant que certains veulent détruire le territoire pour le développement et le profit, le film donne à mieux comprendre pourquoi des gens et des peuples s’opposent à ce genre de projet. C’est pour ça qu’il faut montrer la beauté du territoire. » 

Dans ce dossier, Alexandre Nequado revient sur la projection récente du documentaire Les six saisons des attikameks à la Cinémathèque québécoise, ainsi que sur les façons par lesquelles ce documentaire est à même de participer aux efforts actuels de réparation de la mémoire et de retour au territoire. Nicolas Renaud examine quant à lui l’enjeu de la continuité culturelle et du rapport avec les esprits de la terre qui est en jeu dans le long métrage d’Óscar Catacora intitulé Wiñaypacha (Eternity), avec un accent sur un clivage épistémologique et éthique bien précis qui est à prendre en compte dans la critique des œuvres cinématographiques autochtones. Adressant également la rupture coloniale dans ses liens au territoire et à la spiritualité, André Dudemaine expose en quoi The Journals of Knud Rasmussen, de Zacharias Kunuk, opère des choix scénaristiques déterminants dans la représentation du lieu où s’affrontent puissance chamanique et christianisme. La toute récente minisérie de fiction Pour toi Flora de Sonia Bonspille Boileau est l’objet d’un texte de Marie-Eve Bradette exposant en quoi la construction narrative particulière de la série rend possible une pluralisation des récits à propos de la douloureuse histoire des pensionnats pour Autochtones au Québec. La performance collaborative Holiday Native Land, présentée en juin dernier à la Galerie FOFA de l’Université Concordia, est l’objet d’un compte rendu critique de Thomas Filteau, qui explique en quoi le montage chorégraphique, composé à partir de films publicitaires canadiens des années 1920 à 1970, expose des présupposés coloniaux omniprésents dans les représentations des vacances, du tourisme et du plein air. Dans l’entretien accordé à Isabelle St-Amand, Kim O’Bomsawin revient pour sa part sur le processus de création de son documentaire sur Joséphine Bacon et son œuvre, avec des considérations sur la poésie, l’horizon, les rencontres et la magie qui s’en dégage. Au sud du continent, Paula Baeza Pailamilla propose un texte examinant le caractère cinématographique des pewma (rêves), élément fondamental des sphères spirituelle, sociale et politique des Mapuche. Claire Valade fait un retour critique détaillé sur cinq courts métrages d’animation, productions récentes et indépendantes autochtones qui furent présentées en juin 2022 au Centre culturel canadien à Paris. Enfin, dans un imposant palmarès qui compte 100 œuvres et qui nous emporte dans le monde des cinémas autochtones à l’échelle globale, Leo Koziol, directeur du Festival de films māori de Wairoa, en Nouvelle-Zélande, présente un captivant historique des principaux développements survenus dans le paysage du cinéma autochtone aux 20e et 21e siècles. Son texte illustre à quel point les réalisations des créateurs et créatrices contemporain·e·s tel·le·s Taika Waititi, Sydney Freeland, Briar Grace Smith, Sterlin Harjo, Sonia Bonspille Boileau, Jeff Barnaby et Marie Clements, pour ne nommer que celleux-ci, s’appuient sur les avancées cruciales réalisées par des précurseur·e·s tel·le·s Alanis Obomsawin, Merata Mita et Barry Barclay. Un cahier critique composé majoritairement par les membres de Panorama-cinéma clôt le dossier en abordant une série de films de cinéastes de différentes communautés autochtones du Canada.  

 

André Dudemaine
Nicolas Renaud
Isabelle St-Amand
Directeur.rice.s invité.e.s

 







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Article publié le 16 août 2022.
 

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