WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2023 : Partie 5

Par Olivier Thibodeau

Prologue | Intro 1 | 2 | 3 | 4 | 5


prod. Icónica Producciones

LA MALA FAMILIA
Nacho A. Villar, Luis Rojo  |  Espagne  |  2022  |  82 minutes  |  Section Bright Future

Un exercice intéressant, criant de vérité, où un groupe de jeunes acteurs non professionnels reconstituent leur propre vie en tant que membres d’une fratrie au passé criminel, forcés de payer collectivement un montant de 53 000 € à une victime d’assaut, réunis ici à l’occasion d’une virée à la campagne pour célébrer la sortie de prison provisoire de leur ami Andres. Filmé dans de longs plans candides par une caméra intime s’immisçant parmi les corps qui s’étreignent, jusque dans l’eau où se baignent insouciamment les personnages, mais aussi par le truchement du téléphone portable de ceux-ci, le film possède une facture parfaitement naturaliste, que reflètent à merveille les performances confondantes de la distribution.

Entre les entrevues qui s’étirent, les plans au tribunal cadrés à la volée, les vignettes directes de BBQ à la campagne et les scènes de discussions (parfois très animées) sur les roches parmi les eaux calmes de la rive, Villar et Rojo nous introduisent au cœur d’une idylle passagère envenimée par l’ombre de la dette partagée, du spectre de l’incarcération et des violences policières. Les nombreuses redites qu’effectuent les acteurs, la tactilité de leur amitié et les accès de colère dont ils font preuve, bref l’émotion crue et indomptable qui les anime nous les rend quant à eux parfaitement palpables. Usant du caractère anodin de l’œuvre à la fois comme une profession de foi et un catalyseur du réel, les auteurs développent ainsi de façon organique un discours pressant sur la pertinence d’un système carcéral supposément axé sur la réhabilitation, mais qui laisse des stigmates indus sur les gens et qui, selon le témoignage d’un des jeunes, ne sert qu’à enseigner aux tôlards l’art de « jouer la game »…

 


prod. Primeira Idade

A PRIMEIRA IDADE
Alexander David  |  Portugal  |  2023  |  82 minutes  |  Section Bright Future

A primeira idade était l’une des pièces centrales de mon parcours à Rotterdam. C’est pour l’intégrer à mon horaire que j’ai dû faire quelques permutations créatives pour les premiers jours du festival ; c’est pour l’intégrer à mon horaire que j’ai inscrit cinq films à ma liste pour l’avant-dernière journée ; j’ai même rêvé au film la vieille de la projection. La raison est simple : c’est parce que je pouvais déjà ressentir sa vibration mystique et son exquise singularité, son économie de moyen innovante, d’après les seules images de la bande-annonce. Et c’est ce dont j’ai fait l’expérience, avec un grand ébahissement, placé devant un récit qui est moins linéaire qu’exploratoire, moins rationnel que sensible. On ressent même ici un certain utopisme mâtiné d’une noirceur imputable à une méfiance a priori cartésienne, puis distinctement cinéphile de la mythologie étrange entretenue par le groupe d’enfants semi-domestiqués qui servent de protagonistes, vivant en autarcie sur une île — les échos au symbolisme lourdaud de Lord of the Flies sont pourtant assez lointains.

Convaincu·e·s du bien-fondé du sacrifice périodique de l’aîné·e du groupe, qui doit traverser la forêt pour se jeter d’une falaise et se transformer en déité aquatique, les jeunes répètent inlassablement le geste cérémoniel du « saut », à partir du tremplin vers la piscine ou dans quelque monticule de foin. C’est du moins ce que nous apprend une voix off susurrante, obsédante, qui décrit cette pratique à la manière d’une entité quasi démiurgique, porteuse et sujette de la Loi, mais sans toutefois expliquer les autres gestes ritualisés, rigidement codifiés mais indéchiffrables des personnages, qui nous apparaissent ainsi comme autant de manifestations ethnographiques d’une société transcendante. Or, il est rare et précieux de pouvoir admirer ce genre de film, dont le titre et la diégèse réfèrent à un âge d’innocence qui prédate l’accès au langage, où tout n’est encore que mythes vaporeux, incarnés dans une bande sonore envoûtante dotée de touches fantastiques et des dessins naïfs intégrés organiquement aux images en prise de vue réelle. Cette idée de « premier âge » s’applique d’ailleurs aussi au cinéma muet, auquel un groupe de jeunes s’initient dans une cabine forestière, à travers les classiques du cinéma d’horreur expressionniste comme Nosferatu (Murnau, 1922) et Vampyr (Dreyer, 1932). Conséquemment, c’est donc le Frankenstein (1931) de James Whale, qui les exposera à la connaissance, via le personnage de Maria («  Ma-ri-a », le seul mot prononcé par les personnages), soit la jeune fille jetée à l’eau par une Créature ignorante qui croyait bien faire… S’agirait-il ici d’une allégorie de la croissance psychologique par le cinéma ? Peut-être. Mais certainement d’un film unique et fascinant.

 


prod. Gyz La Rivière

MALIN TV
Gyz La Rivière  |  Pays-Bas  |  2023  |  93 minutes  |  Section RTM

Il fallait bien que je vois un film rotterdamois au festival, et je suis bien heureux d’avoir choisi Malin TV de l’artiste bricoleur Gyz La Rivière, un film qui, sous le couvert d’un « reportage » sur la crise du logement auquel fait face la ville (et toutes les villes du monde d’ailleurs, à commencer par Hong Kong, à laquelle l’œuvre fait souvent allusion), déploie un montage prodigieux qui rappelle tour à tour le documentaire informatif, le film symphonique et la subjectivité égoïste du cinéma expérimental. C’est une ode simultanée à la raison et à la folie, où une manne d’images et de sons d’origines variées (images directes, mises en scènes, entrevues, publicités et reportages d’époque) est organisée selon une logique tantôt thématique, tantôt rythmique, tantôt conceptuelle, obéissant avant tout à une passion sociale qui s’exprime ici de façon chaotique, voire paradoxale.

Partant d’une hagiographie illustrée du Rotterdamois le plus illustre autre qu’Érasme —Henk Sneevliet (célèbre socialiste, représentant de l’Internationale communiste à la table de Mao lors de la fondation du PCC) — le film s’intéresse à l’histoire des immigrants chinois dans le quartier de Katendrecht, à l’architecture locale, à l’urbanisation chinoise, puis à la crise du logement. Il utilise diverses tactiques parfois saugrenues, parfois brillantes pour lier tous ces sujets, évoquant tour à tour le travail d’un savant fou et d’un alchimiste, profitant notamment du statut de villes-sœurs que possèdent Shanghaï et Rotterdam pour associer symboliquement ces deux agglomérations. En fait, la magie opère surtout ici dans le flot d’images constant, parfois hallucinant que le film nous propose, emblématisant dans une rafale d’idées continue l’épanchement direct du cerveau de son auteur. Et si certains rapprochements sont douteux (comme l’idée qu’il faille s’inspirer de la Chine pour régler le problème de logement en Occident), le didactisme ludique de l’œuvre et l’ardent message politique qui le sous-tend sont si vifs qu’ils nous emportent dans leur courant et nous ravivent corps et âme en donnant un bon coup de fouet à notre intellect et à nos sens. Le film a même réussi à me réconcilier avec l’architecture rotterdamoise. Un vrai miracle !

 


prod. Les Films du Tambour de Soie/Vivement Lundi/Foliascope

INTERDIT AUX CHIENS ET AUX ITALIENS
Alain Ughetto  |  France/Italie/Belgique/Suisse/Portugal  |  2022  |  70 minutes  |  Section Limelight

Il y avait un nouveau #1 dans le classement des œuvres pour le Prix du public hier au festival, dépassant de peu Dalva (Emmanuelle Nicot, 2022), l’archétype ultime du cinéma social. Il s’agit du magnifique film d’animation d’Alain Ughetto Interdit aux chiens et aux Italiens, vainqueur du Prix du jury au dernier Festival d’Annecy, un film autrement plus méritoire d’une récompense puisque doublant son intérêt humaniste d’un travail de généalogie admirable et d’une brillante réflexion sur la nature du médium animé. Bien plus que de simplement raconter avec ses petites figurines l’histoire de sa famille émigrée de l’Italie vers la France au début du XXe siècle, Ughetto convoque en effet sa grand-mère Cesira d’entre les morts et démarre une conversation avec elle, se référant ainsi à son savoir ancestral pour tisser le récit du film. Dès lors, l’auteur exerce son pouvoir démiurgique de créateur, symbole emblématique de la puissance vivifiante de l’animation, mais en le déléguant partiellement aux gens qu’ils l’ont précédé, suggérant même un brillant rapprochement entre l’art de la création manuelle effectuée par son grand-père Luigi, un ouvrier de la construction, et sa propre démarche artistique. C’est pourquoi le film débute par cette introduction sublime, où on voit les mains du maestro créer les décors de carton qui serviront à la production, posant avec beaucoup de soin (et de colle blanche) les battants des fenêtres d’un des bâtiments municipaux où son grand-père avait trouvé du travail à l’époque. On note d’ailleurs que le carton, avec lequel est construite la charpente des maisons diégétiques, représente à la fois ici le matériau de travail du réalisateur et de son aïeul, constituant ainsi l’une des mailles centrales d’une épaisse et chaleureuse courtepointe intergénérationnelle.

Raconté de concert par Ughetto et Cesira, la narration du film s’effectue grâce à un mélange d’images en prise de vues réelles, tournées entre autres dans le village familial ancestral, à l’ombre du mont Viso, dans les Alpes italiennes, de photos d’époque et de séquences d’animation en volume, tirant l’ensemble de ces sources, passées et présentes, au niveau de la réalité sensible. Le film permet ainsi de ramener à la mémoire une période particulièrement difficile pour les paysans italiens, qui ont souffert tour à tour les abus du clergé, la conscription pour l’invasion de la régence de Tripoli, la conscription pour la Première Guerre mondiale, l’épidémie de grippe espagnole et la montée du fascisme mussolinien. Le poids de l’histoire ajoute alors beaucoup de gravitas à un récit léger, humoristique et coloré, où les marionnettes cartoonesques dignes des émissions de notre enfance possèdent les propriétés élastiques de leurs contreparties enfantines, à la différence près qu’elles peuvent mourir. Et elles meurent, tout autour de Luigi, qui se retrouve bientôt entouré de tombes, incluant celles de ses deux meilleurs amis abattus successivement en Libye et dans quelque tranchée boueuse, nous rappelant ainsi que l’histoire des travailleurs migrants est aussi une histoire de deuil amer, et que les termes injurieux qui les affuble, ces « fils de putes de macaronis » qui servent ici d’introduction à la langue française pour les enfants de Luigi et Cesira, font fi du parcours ardu que ceux-ci ont dû subir pour se rendre jusque dans leur terre d’accueil. Et pour permettre de partager avec leur enfant le pouvoir de créer, de construire les infrastructures dont bénéficient leurs nouvelles nations et d’imaginer des œuvres artistiques qui les transcendent.

 


prod. Song Sound Production

FACES OF ANNE
Rasiguet Sookkarn, Kongdej Jaturanrasmee  |  Thaïlande  |  2022  |  116 minutes  |  Section Harbour

Ma relation avec le cinéma d’horreur thaï est un peu houleuse, alors j’étais plutôt sceptique en abordant Faces of Anne, surtout que ça ressemble à un étal de starlettes pour la consommation de masse. « Ink est Anne, Goy est Anne, Aokbab est Anne, Nana est Anne, Punpun est Anne, Vee-Violette est Anne, Music est Anne, Jennis est Anne, Oom est Anne, Minnie est Anne », nous dit la bande-annonce en montrant une série de demoiselles terrifiées, coincées dans un asile labyrinthique ; on nous laisse en outre présager une expérience de visionnage axée entièrement sur l’anticipation du dénouement dramatique. Et même si le désir de connaître le sort réservé à toutes ces jeunes femmes homonymes accapare constamment notre esprit, ce sont les détours qui valent la peine, les culs de sac, les mises en abîme, les suggestions, les symboles, le ludisme de la mise en scène, le rythme enlevant du récit, les variations astucieuses sur quelques thèmes connus, plus que la morale sans doute, parfaitement correcte pour le public adolescent visé malgré son manque de raffinement. En termes de cinéma d’horreur réflexif, je dirais même qu’il s’agit ici d’une œuvre particulièrement opportune et pertinente, plus surprenante en tout cas que les confortables nouvelles moutures de la série Scream (Wes Craven, 2011 ; Tyler Gillett, Matt Bettinelli-Olpin, 2022), offrant au public un parcours tortueux semé d’embûches qu’il fait bon emprunter, ne paraissant jamais trop, ni trop peu familier pour plaire.

Tout procède d’abord d’un mélange abscons de lieux communs, alors qu’une jeune femme amnésique se réveille dans ce qui ressemble à une chambre d’hôtel au milieu d’une étrange clinique dirigée par des docteures au dessein insaisissable. Il y a même un démon à tête de chevreuil, analogue au personnage d’un jeu vidéo diégétique, qui arpente les corridors la nuit pour traquer les patientes, toutes des jeunes femmes prénommées Anne. On se retrouve ainsi d’emblée dans une sorte de bordel postmoderne boueux où les pistes de réflexion foisonnent, et cela sert une double fonction, soit de confondre le public tout en méditant sur l’état actuel d’un imaginaire adolescent surstimulé par infestation médiatique. Voilà d’ailleurs l’une des raisons d’être du film : interroger le contenu de l’esprit juvénile à l’ère de la fragmentation du réel liée à la toxicomanie technologique et à la culture triomphante de l’image. Les choses ne sont pas si simples cependant, et il serait malavisé de réduire le film à cette seule dimension, alors qu’il se réclame d’une myriade de perspectives miroirs, incluant une amusante déconstruction de la mise en scène cinématographique. Au-delà du potentiel moralisateur ou réflexif de l’œuvre, c’est en effet son ludisme qui marque, son habilité à se jouer du spectateur et à jongler avec les symboles, avec les surfaces réfléchissantes, à imaginer des tableaux pittoresques, à cadrer son croquemitaine et sa lourde massue ensanglantée dans des contre-plongées glorieuses. Elle se distingue en outre dans sa façon jouissive de matérialiser la confusion identitaire des jeunes, usant pour ce faire d’une variété de techniques cocasses comme les fractales psychanalytiques ou le datamoshing. Parce que c’est le propre du cinéma d’horreur après tout, de s’amuser en dénonçant les tares de la société.   


 

 

PROLOGUE
(Mike Hoolboom)

INTRODUCTION

PARTIE 1
(Mascotte, Another Spring, Maryam, I AM HERE!)

PARTIE 2
(If We Burn, Under the Hanging Tree, 
2551.02 — The Orgy of the Damned, Trenque Lauquen, Clementina)

PARTIE 3
(La noirceur souterraine des racines, Suddenly,
Three Sparks, Okiku and the World, La Sudestada
)

PARTIE 4
(Official Film of the Olympic Games Tokyo 2020 Side A,
Mudos Testigos, Superposition, The Store)

PARTIE 5
(La mala familia, A primeira idade, Malin TV,
Interdit aux chiens et aux Italiens, Faces of Anne)

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Article publié le 9 février 2023.
 

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