WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Rotterdam 2023 : Partie 2

Par Olivier Thibodeau

Prologue | Intro 1 | 2 | 3 | 4 | 5


prod. Lianain Films

IF WE BURN
James Leong, Lynn Lee  |  Hong Kong  |  2023  |  265 minutes  |  Section Harbour

Cette deuxième mouture extra-longue de If We Burn (2020-2023) s’intéresse principalement à la violence qui caractérise la guerre de tranchées entre manifestant·e·s prodémocratie et policiers hors-la-loi dans la nation assiégée d’Hong Kong entourant l’amendement de la loi d’extradition par le gouvernement de Carrie Lam. Dès les premières scènes, où l’on assiste aux manifestations entourant les célébrations de l’anniversaire de la rétrocession de cette ancienne colonie britannique par le pays de Xi Jinping, on se retrouve directement dans la rue, parmi une population d’étudiant·e·s survolté·e·s, astucieus·e·s, désespéré·e·s (certain·e·s de leurs camarades s’étant déjà enlevé la vie en signe de protestation), empressé·e·s de faire entendre leur voix et de saboter l’événement malgré l’écrasante présence policière déployée devant ielles. Nous sommes catapulté·e·s au cœur de l’événement, le vivant par procuration, jusque dans nos tripes, à l’aide d’une manne d’images tournées — on compte plus de 1000 heures de rushes — qui permet un montage extrêmement fluide. D’événement en événement, de l’occupation du conseil législatif à l’assaut contre l’école polytechnique en passant par l’attaque menée dans le métro par des gangsters pro-gouvernement et le siège de l’aéroport par les manifestant·e·s (où c’est la violence paranoïaque de ceux et celles-ci qui déborde), nous revivons la plupart des heurts majeurs s’étant déroulés entre le 1er juillet et le 19 novembre 2019, forcé·e·s par l’usure à nous questionner sur la légitimité de cette violence qui constitue ici le sujet central de l’œuvre. Le résultat est une expérience directe éreintante, terrifiante, grisante et fascinante, une rare expérience de cinéma dont le vif ressenti s’accompagne d’une réflexion ardue sur l’exercice-même de l’agression physique dans un contexte soi-disant démocratique.

Entrecoupé d’entrevues sporadiques, pertinemment insérées dans l’action pour commenter l’usage de la force, le film semble vraiment focaliser toute notre attention sur ce sujet, qu’il nous incombe d’aborder d’une façon intellectuelle, mais surtout viscérale. On se retrouve ainsi face à une montagne d’images surdéterminées d’assauts policiers (on voit et on revoit les coups de matraque d’usage sur des adolescents prostrés, les genoux posés contre des visages ensanglantés écrasés sur l’asphalte, l’utilisation des lacrymos, des canons à eau, du poivre de cayenne, des balles à blanc, bref d’une force qui est toujours excessive face à celle des manifestant·e·s). Plus que la simple légitimité de ces pratiques et du concept étrange de « rassemblement illégal » au sein d’une société libre, on se demande pourquoi ce type d’images est devenu monnaie courante, pourquoi celles-ci font désormais partie d’une normalité largement incontestée. Face à cette violence, perpétrée par des représentants de la loi corrompus, il devient alors difficile de condamner une violence antagoniste d’une puissance égale, ne serait-ce que selon le principe légal de légitime défense. Comme le fait remarquer l’un des manifestants, masqué par peur de représailles, il est surtout important de considérer le fait que seule la violence produit des résultats, alors que les gouvernements ont toujours le beau jeu d’ignorer tout mouvement pacifique. Cela place d’ailleurs les opposant·e·s au régime dans une position délicate, incapables d’affecter un quelconque changement sans lancer quelques pierres, mais incapables de lancer ces quelques pierres sans devoir risquer de s’aliéner l’opinion publique ou encourir le courroux d’un régime revanchard aux ressources infinies. On infère ainsi la plus grande hypocrisie qui sous-tend l’appareil « démocratique » tel qu’on le conçoit actuellement, soit le fait que celui-ci se réserve de façon monopolistique toute violence jugée légitime. Force est alors de se demander si la violence révolutionnaire n’est pas justifiée afin d’atteindre une véritable forme de démocratie, où la voix du peuple aurait force de loi…

 


prod. Old Location Films

UNDER THE HANGING TREE
Peribvi John Katjavivi  |  Namibie  |  2023  |  90 minutes  |  Section Harbour

Under the Hanging Tree est une surprenante proposition de cinéma, rare occurrence dans l’univers rigidement codifié du polar, un genre dont le film transcende les horizons d’attente d’une façon a priori inconfortable, mais finalement très satisfaisante, se tournant même vers l’horreur pour raviver le spectre de la souillure monstrueuse laissée par la colonisation allemande dans l’actuelle Namibie. Misant sur une narration diffuse, un épais symbolisme et une mise en scène atypique pétrie d’irrégularités visuelles, le film n’est pas simplement anticolonialiste dans son propos, mais dans sa forme. Celui-ci commence d’ailleurs par un leurre qui n’en est pas un, alors qu’un musicien local émet une prophétie à propos du retour du refoulé, suggérant la vengeance des autochtones contre les descendants européens. Or, quand des têtes de bétail sont retrouvées tranchées dans une ferme allemande, on suspecte le musicien en question, voire l’un de ses compatriotes, mais cela sans compter sur la froide suffisance d’une maîtresse de maison qui semble avoir bien des choses à cacher…

C’est alors qu’entre en jeu notre héroïne, une policière nommée Christina, femme moderne ayant trahi son identité bantoue traditionnelle pour une identité internationale (d’où son usage de l’afrikaans plutôt que de l’oshiwambo). En amorce, nous la voyons baiser sans passion avec quelque mec aléatoire, puis consulter quelque diaporama sur l’histoire coloniale du pays. Montrés avec un froid détachement, le sexe et l’auscultation d’un passé national traumatique ne visent pas ici à forcer l’identification, mais à s’en défaire, à ôter le sentimentalisme d’une narration qui s’intéresse plutôt au symbolisme et au mysticisme comme outils narratifs et vecteurs d’affect. À ce titre, notons que la nature même des images, de ces plans de très grand ensemble où les humains paraissent minuscules, de ces étranges plans obliques, de ces plans surexposés ou de ces brillantes compositions en profondeur de champ, laisse beaucoup de place au spiritualisme, qui pénètre finalement toute la diégèse et toute la narration, opérant la déconstruction du polar autour d’une conception non-cartésienne de mystère.

 


prod. Norbert Pfaffenbichler

2551.02  THE ORGY OF THE DAMNED
Norbert Pfaffenbichler  |  Autriche  |  2023  |  82 minutes  |  Section Harbour

Une vraie gageure de festival. J’y allais même avec une certaine appréhension tant la proposition semblait risquée, mais je me suis amusé ferme devant ce petit ovni, qui ressemble à un condensé ludique de tous les iconoclasmes pervers que j’affectionnais dans ma jeunesse. Brillant exemple d’un cinéma des attractions de type forain, The Orgy of the Damned use d’un scénario squelettique à propos d’un homme-singe parti chercher un jeune garçon dans le monde souterrain (on pense aux mythes grecs, notamment celui d’Orphée et Eurydice) comme excuse pour mettre en scène une série de vignettes horrifiques remplies de corps mutants, post-humains, aux orifices interchangeables qui s’exhibent de façon impudique et vomissent des dents ensanglantées dans une série de caveaux qui évoquent les catacombes parisiennes ou quelque non-lieu industriel. C’est une virée délirante dans un univers guignolesque où s’entremêlent sexe et horreur, servie par une plastique absolument fabuleuse qui sert d’exutoire alchimique à l’imaginaire tordu de Pfaffenbichler. Je pensais parfois assister à un mariage contre-nature entre Jan Svankmajer et Nikos Nikolaïdis, voire peut-être à une version pornographique du cinéma des frères Quay, où le spectacle d’un smegma vermiforme grouillant succède aux kaléidoscopes de corps forniquant. Or, le film constitue aussi un hommage brillant au cinéma des premiers temps, dont il réplique parfaitement l’esthétique, maximisant le potentiel expressif des teintes de couleur pour réchauffer ou refroidir l’atmosphère selon les circonstances. Et bien que le film soit muet, on triche un peu ici, en insérant de la musique contemporaine, notamment de l’électro et du punk, pour épicer les scènes de bagarre. On nage en plein modernisme en fait, avec l’ajout de luchadoras sexy à la distribution, mais qui s’en plaindrait ? Fuck le bon goût et la logique !

 


prod. El Pampero Cine

TRENQUE LAUQUEN
Laura Citarella  |  Argentine  |  2022  |  260 minutes  |  Section Harbour

La maison de production El Pampero Cine, c’est Mariano Llinás et son DOP Agustín Mendilaharzu, mais c’est aussi sa collègue Laura Citarella, une cinéaste d’un talent (et d’un style) comparable qui venait présenter cette année son nouvel opus, le magnifique et monumental Trenque Lauquen. « Mon programmateur préféré n’est plus là », se désole la réalisatrice d’entrée de jeu, comme pour insister sur l’évidence, soit le fait que plus grand-monde ne reste parmi l’équipe de programmation. Malgré cela, on note pourtant le retour de nombreux cinéastes habitué.e.s du festival, question d’en conserver l’image de marque et de ne pas trop bouleverser les habitudes d’un public dont on souhaite coûte que coûte le retour en salles. D’ailleurs, il s’agit certainement ici d’une valeur sûre, d’une œuvre qui, comme La flor (2018) ou Historias extraordinarias (2008) de Llinás démontre une virtuosité admirable dans l’art de la narration, une œuvre dont chacune des 260 minutes se déguste comme du nectar, dont chacune des parenthèses et chacun des emboîtements ajoutent une savoureuse complexité à l’ensemble. La façon dont Citarella et sa co-scénariste (l’incroyable Laura Paredes, qui interprète aussi le personnage principal) nous maintiennent en haleine et nous gardent dans l’anticipation est absolument magistrale, alors qu’elles créent pour nous un objet de fascination pure. Même leur façon loufoque de mettre en abîme la narration participe d’un ludisme de tous les instants, qui nous rappelle avec un amour palpable la raison primordiale pour laquelle nous allons au cinéma : pour se faire raconter une bonne histoire.

Trenque Lauquen, c’est le nom d’une ville de la province de Buenos Aires, et celle-ci nous est présentée ici à la façon d’un hameau gorgé de mystère, un peu comme Twin Peaks, alors qu’une poignée de personnages enquêtent sur quelques-uns des secrets fascinants, lubriques et surnaturels qu’elle recèle sous son voile de banale normalité. Laura (Paredes), une biologiste en formation, et son collègue de la mairie, Ezequiel (Pierri), se retrouvent ainsi sur la piste d’une femme élusive dont ils ont découvert la correspondance salace avec un dignitaire italien dans une série de livres de bibliothèque (à la manière des enquêteurs de l’époque classique). Laura se retrouve conséquemment à la recherche du lien qui unit le « monstre » du lac de Trenque Lauquen à la Dr. Elisa Esperanza (Elisa Carricajo). Mais lorsque Laura disparaît mystérieusement, c’est au tour de son mari Rafael (Spregelburd) (qui sait très peu de choses au sujet de ses frasques) et d’Ezequiel (qui en sait beaucoup) de tenter de la retrouver. Mystères s’empilent alors sur mystères, chacune des trames narratives s’emboîtant d’une façon labyrinthique via une série de détours astucieux qui dévoilent chacun des éléments du récit à la manière des pièces d’un puzzle qui ne semble jamais complet, et dont l’attente cruelle pour la solution nous garde toujours en haleine. Le film profite aussi brillamment du décalage entre ce que  savent les différents personnages dont on doute sans cesse des motivations et des mobiles, cherchant la vérité au milieu d’un brouillard qui s’épaissit à mesure qu’il s’éclaircit. Or, malgré la grande finesse du scénario, celui-ci ne serait rien sans un groupe de personnages pittoresques, interprétés ici de façon entière par une distribution impeccable qui contribue à créer une diégèse tout aussi palpitante qu’invitante, un oasis béni pour y passer un après-midi complet de pur bonheur !

 


prod. El Pampero Cine

CLEMENTINA
Agustín Mendilaharzu, Constanza Feldman  |  Argentine  |  2022  |  109 minutes  |  Section Bright Future

Clementina, c’était le film qui m’intéressait le plus parmi la programmation du IFFR cette année, l’autre film en provenance des génies d’El Pampero Cine et la première œuvre signée par Agustín Mendilaharzu, directeur photo attitré de Mariano Llinás et de Laura Citarella (qui agit ici à titre de productrice). C’est aussi le premier film signé par Constanza Feldman, sa nouvelle compagne, une actrice de théâtre qui crève l’écran dans le rôle-titre, offrant une performance burlesque digne des grands maîtres du genre, mais de cette façon modeste qui emblématise parfaitement l’étrangeté toute prosaïque d’un quotidien parasité par la paranoïa sanitaire. C’est elle qui m’avait tant attiré vers le film, avec son flegme chaplinien et sa coupe de cheveux à la Boris Johnson. Mais ce n’est pas qu’elle qui m’y a aimanté ; c’est aussi son exquise mise en scène artisanale, débordante de créativité, de bonhommie, pétrie d’un humour d’observation parfaitement opportun qui s’épanche de façon salutaire dans le fantastique.

Clementina est un film de pandémie, tourné durant le confinement par le couple nouvellement formé de Mendilaharzu et de Feldman, qui pour conjurer l’ennui et renouer avec les métiers qui les passionnent respectivement, décident de commencer à tourner une série de petits épisodes comiques mettant en vedette deux alter-ego, coincés ensemble dans un appartement surchargé, survivant d’amour et d’eau rare malgré la paranoïa ambiante. Or, l’aboutage de ces cinq épisodes, d’une façon si fluide que les titres ressemblent parfois à des coutures inutiles, résulte aujourd’hui en une aventure domestique légère, captivante et incroyablement rafraîchissante. C’est surtout l’occasion pour le couple de cinéastes de démontrer une ingéniosité de tous les instants, de prouver pour l’énième fois que les restrictions techniques ne sont pas des obstacles, mais des tremplins pour l’esprit créatif.

Comme toujours, le cœur battant des films d’El Pampero se situe dans une distribution de personnages adorables, incluant un Mendilaharzu touchant de vulnérabilité, et une Feldman magnifique de stoïcisme et de débrouillardise ; on a même droit à la présence de la sublime Laura Paredes dans le rôle d’une déménageuse russe nommée Tatiana Kalashnicova, qui viendra réunir le couple lors du processus ardu d’emménagement commun sur lequel se conclut le film. Mais, ce serait sans compter sur toute la créativité technique à l’œuvre ici, incluant l’utilisation maximaliste, incroyablement astucieuse des espaces de tournage réduits, soit l’appartement encombré d’Agustín, dont chacune des pièces possède la possibilité de se transformer en petit théâtre de l’absurde. Ce serait sans compter sur l’humour d’observation opportun et savoureux qui reflète de façon brillante sur notre imaginaire collectif pandémique, de même que sur l’exploitation hilarante des idiosyncrasies propres aux deux personnages. Tout cela grâce à un usage particulièrement génial du cadre, dont les mouvements servent de punchlines constants, révélant de manière surprenante moult détails amusants parmi les recoins de l’appartement, et dont l’usage créatif du hors-champ permet de créer des effets fantastiques bon marché assez réussis. En somme, je n’oserais pas dire que Mendilaharzu n’a jamais été aussi bon, mais il n’a sans doute jamais été aussi original. Et il faudrait certainement remercier Feldman pour cela, cette cinéaste et actrice fantastique qui constitue pour moi LA découverte du festival. Il ne me reste plus qu’à offrir mes meilleurs vœux de bonheur à ce couple adorable, qui a même versé quelques larmes avant la représentation du film, et à qui l’on souhaite de nombreux autres films en tandem !

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 31 janvier 2023.
 

Festivals


>> retour à l'index