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Faire surgir le récit : entretien avec Thomas Corriveau (2)

Par Olivier Thibodeau

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OT : J’aimerais qu’on parle du Grupmuv. Je lisais un article de Francine Dagenais sur le sujet. Elle disait qu’il y avait une espèce d’absence de hiérarchisation entre le réel et le virtuel dans votre groupe. Est-ce que c’est quelque chose qui caractérise ton cinéma ? On parlait tout à l’heure de la figure fantasmatique de Claire Langevin. Est-ce qu’il y a une espèce d’indistinction entre le vrai et le faux là-dedans, est-ce que tu joues un peu là-dessus : savoir ce qui est vrai, ce qui est faux ? Ou est-ce que c’est simplement une façon d’interroger les facultés perceptives des spectateurs ? 

TC : Oui, c’est plutôt ça. Comment ressent-on que ce qu’on voit correspond au réel, alors que c’est intensifié d’une façon ou d’une autre. Ça, ça m’intéresse beaucoup. C’est sûr que si je fais de la peinture pour effectuer un rendu proche de la photographie, mais que ça demeure de la peinture, il y a une intensification très particulière parce que c’est peint et on est fasciné par le fait que c’est une touche de peinture qui connecte quand même au réel. Çnous saisit. C’est ce que je pense, du moins ce que j’espère. Moi, c’est une expérience que je retire des films. Au début, quand je peins, que j’anime, je vois la figure qui est peinte, et elle produit un effet. Elle est à la fois très réelle, très concrète, elle peut nous toucher, mais elle a une espèce de densité qui vient du fait que c’est une image fabriquée, qu’on n’est pas dans le réel tout à fait. Ça intensifie, je dirais, le rapport sensitif à la réalité.

OT Oui. On est encore dans la sensation.

TC : Oui. Ce n’est pas virtuel. Pour moi, c’est quelque chose qui est quand même très réel. J’ai toujours voulu faire une représentation qui est très portée sur le symbolisme ou sur les métamorphoses. Ça ne mintéresse pas dans l’animation, ou ça m’intéresse très peu. Je veux sentir que ça touche au réel, à la représentation de la figure, humaine, animale, des décors et tout. Une représentation figurative, mais qui nous inspire quelque chose, qu’on la sente pleine de sens sans trop savoir quel est ce sens. C’est riche. C’est ça que j’essaie de proposer. J’essaie d’être généreux.

OT : Oui, tout à fait ! Et c’est le cas. Quand on a vu Ils dansent avec leurs têtes (2021), le public était très réceptif, applaudissait, riait. Il y avait vraiment quelque chose là. 

TC : Ça, cétait à Regard en 2022. C’est un super public, Regard. 

OT : Ça doit être agréable pour un artiste, de voir les gens réagir, applaudir…

TC : C’est sûr. La meilleure expérience que j’ai eue, c’était pour Kidnappé. Mon film n’a pas eu une grosse diffusion, mais il a quand même été à Tampere et j’ai été invité à y aller pendant une semaine. C’était comme inespéré. Connais-tu le festival de Tampere ? 

OT : Non… C’est en Finlande, n’est-ce pas ? 

TC : Oui, c’est ça. C’est un immense festival de courts métrages. Dans le temps (je ne sais pas si c’est encore comme ça), c’était dans une très grosse salle, ancienne, opulente, et les spectateurs étaient tous au parterre, alors que tous les réalisateurs, les jurys, on était au balcon. Il y avait la salle, et un petit film 16 mm projeté dans le fond de la salle. C’était loin… Moi, jaime ça, être proche des gens. Je trouvais que j’étais loin, mais sentir la salle qui réagit, cétait extraordinaire.

OT : À la projection à laquelle j’ai assisté, cétait vraiment ça : les gens réagissaient. Surtout qu’Ils dansent avec leurs têtes est vraiment un film qui va chercher le spectateur, dans le sens où la tête désincarnée de Marc Béland brise le quatrième mur, s’adresse au spectateur, de sorte que les gens se sentent vraiment interpellés. 

TC : Je voulais que le film commence avec quelque chose de complètement mort, statique. On avance dans le décor. La tête est là. Ce n’est pas vivant, cette chose-là, puis tout d’un coup : « Whooo ! » On arrive vers elle et elle nous parle ! Le quatrième mur se brise. Mais dans le fond, c’est nous, comme spectateurs, qui avançons ; c’est nous qui la réveillons, cette tête. J’aimais bien cette façon de m’adresser aux spectateurs. 

OT : C’est ça : il y a quelque chose d’un peu glauque au début qui devient tout de suite joyeux, puis humoristique. Et, effectivement, je trouve que le passage de la mort à la vie, c’est une bonne métaphore pour donner vie au spectateur. 

TC : Oui. L’animation, c’est une suite d’images fixes. En tout cas, de la façon que je la travaille, c’est une suite d’images fixes. Quand je peins chaque image, j’essaie de la rendre vivante avec le coup de dessin aussi. Le spectateur n’a pas à s’interroger sur chaque image fixe, nécessairement, mais ce sont quand même des images fixes, des images mortes, qui ne sont pas vivantes. Mais en les mettant l’une après l’autre, avec une voix par-dessus, ça réveille un personnage. Je trouve que c’est formidable. Le personnage était mort, puis, tout à coup, il est vivant et il va nous accompagner tout au long du film avec ses émotions. À la fin, il meurt à nouveau, et on est prêt à recommencer le film. 

OT : C’est super intéressant, cette idée de mort et de réincarnation. En fait, tout le cinéma d’animation est à propos de la mort et de la vie. 

TC : Oui, effectivement. 

 

La bêtise (2016)

« La boucle est une caractéristique particulière du cinéma d’animation. Tu fais un mouvement, puis tu peux le répéter, le réutiliser plusieurs fois. C’est un procédé industriel, si on veut, un procédé bête. Mais c’est efficace : tu fais marcher le personnage, tu lui fais faire deux pas, puis, si tu répètes ça, tu peux le faire marcher pendant deux heures sans effort. Ça, c’est l’usage strict, disons productif de la technique, mais ce que je trouve intéressant, c’est quand la boucle est assez riche, assez dense, et qu’on peut la transformer, la faire évoluer dans le temps. Ça reste une boucle, un mécanisme qui est tout à fait propre à l’animation, mais qui peut quand même, quand on la travaille, proposer au spectateur quelque chose qui évolue, qui se transforme.

Tout au long de La bêtise, il y a quelques boucles de base que je répète. Je les agence d’une façon où on a toujours l’impression de les retrouver autrement, défilant à des rythmes différents. À un moment donné, le personnage marche et il passe du noir sur fond blanc au blanc sur fond noir. Il y a des transformations qui font évoluer la boucle. Je voulais aussi que le film soit un peu conçu comme une grande boucle. Il y a un récit qui avance, mais tout au long du film, il y a toutes ces boucles qui se succèdent, prennent le relais l’une de l’autre pour raconter le récit, nourrissent le fond sans arrêt. Je fais avancer le personnage, qui marche devant quelque chose qui grouille, mais en fait, ce sont des boucles du film que j’ai prises ailleurs et que j’ai mises là. C’est comme si, conceptuellement, je cherchais à faire un film où chaque seconde du film contient tout le film. J’ai fait 30 boucles d’animation, et les voilà toutes dans l’image. C’était ça, l’idée : une sorte de grosse masse de mouvement d’où surgit le récit. C’est inspiré d’une œuvre sérigraphique qui était comme ça, Sophie (2007). Ma sœur Sophie avait posé pour moi. 108 sérigraphies avec des poses sur chacune. 12 impressions qui sont toujours les mêmes images, imprimées dans toutes sortes de couleurs. Une fois les images juxtaposées les unes aux autres, le blanc ressort de l’une à l’autre, faisant surgir un personnage. Je me suis dit : “Dans le fond, je devrais faire une animation comme ça.” Je vais remplir le fond, puis je vais faire surgir le récit. L’idée d’une image qui sort du mur, qui vient vers le spectateur, ça a beaucoup habité mon travail. »

 

OT : Revenons un peu en arrière, à La bêtise. On avait parlé un peu de l’abstraction des figures, mais j’aimerais qu’on aborde le concept de boucle. Parce que la boucle, mais aussi la forme ronde, prend de plus en plus de place dans ton cinéma avec le temps. Je trouvais que, dans le film, ça recoupait la métaphore du cercle vicieux de la violence. Parce que tu t’es basé sur les gravures de Goya en fait, qui ne sont… 

TC : … pas joyeuses. 

OT : C’est assez glauque. 

TC : Ce sont des œuvres de la guerre. Je voulais explorer ce thème-là. Je ne voulais pas montrer quelque chose. Je voulais plutôt explorer, nous mettre en présence de cette absurdité-là, de la violence qu’on se fait les uns aux autres. J’avais aussi deux acteurs. On avait fait une production théâtrale, puis j’ai construit un récit. Je trouve que c’est un film qui m’a beaucoup appris, qui a une valeur, qui est apprécié, mais, en même temps, c’est un film sérieux, un peu glauque. Je me souviens, ça m’avait beaucoup frappé quand je l’ai présenté à Annecy. Quand mon film est passé, je me suis dit : « C’est sérieux, c’est noir et blanc… » La salle applaudissait, mais je me disais : « Il y a quelque chose qui n’est pas là. » Je l’ai présenté dans des espaces de galerie et ça marchait vraiment mieux. Dans un festival, ça manquait un peu de joie. J’étais aussi en train de travailler sur mon prochain film au même moment. J’avais dessiné tous les danseurs pour Ils dansent avec leurs têtes. J’avais fait une installation pour le présenter, et j’étais à la recherche dun récit. Puis, pendant la projection du programme dans lequel mon film était présenté, j’ai eu l’idée de mettre en scène un chorégraphe, qui allait nous parler. 

Au début, cétait du cartoon. Je voulais aller vers quelque chose, puis que quelqu’un vienne vers nous en nous disant : « Hey ! Je vais vous montrer quelque chose, ça va être le fun ! » C’était ça mon idée. La première interprétation que j’ai faite des danseurs, c’était assez sombre, en noir et blanc, comme La bêtiseJ’ai mis de la couleur après. Ça a un petit côté glauque quand même, mais ça finit autrement, avec un côté joyeux, avec de l’humour. 

OT : Il y a de l’humour, mais la couleur est débordante. Je pense que c’est la chose qui frappe le plus au premier coup d’œil, c’est la quantité de couleurs. Déjà, ça nous met dans des bonnes dispositions. C’est chatoyant. Puis, juste la surprise de voir la tête qui nous parle, c’est adorable, parce qu’on est dans cette espèce d’univers glauque de cinéma d’horreur, puis finalement, c’est juste une joke! C’est comme si on sortait d’un film sur la guerre, où on voyait un corps démembré, mais non finalement ! 

TC : Il y a des choses plus graves, si on veut, dans le récit. La tête, c’est comme un effet comique, elle nous parle, puis c’est assez anodin. Je l’avais pensée comme si le personnage était interviewé. Il passe à la radio, à la télé. On a juste les réponses : « Moi, quand je suis avec mes danseurs, je fais ci, je fais ça ». 

OT : Personnellement, j’ai compris ça comme si on entrait dans sa tête, dans ses souvenirs.

TC : Oui, dans sa création. Mais il y a quand même des vrais danseurs ; il travaille vraiment avec des danseurs. Ce n’est pas clair, mais on le sent que c’est de la vraie danse. 

OT : Ça fait du sens pour moi que les figures très travaillées qu’on voit à la fin soient comme des souvenirs photographiques. 


:: Ils dansent avec leurs têtes (2021), film d'animation

TC : Oui, oui. En fait, tu vois qu’il est immobile. Les danseurs bougent, lui est immobile. Ce sont tous des portraits. Il y en a qui bougent, tandis que lui, le mouvement est dans la plasticité de son visage, mais il ne bouge pas du tout, sauf quand l’aigle le tient captif. C’est une espèce d’image. L’idée de départ, c’était laigle américain. Aussi bête que ça. L’aigle domine complètement le personnage, mais il lui permet aussi de voyager, de se déplacer, d’être animé dans lespace, pour que l’histoire se développe. On le lance dans l’eau, il y a de la danse, on le sort de l’eau, il meurt à nouveau, il y a un récit qui se construit autour de ses déplacements forcés, mais sa station à lui, c’est l’immobilité. Puis, tu sais, la langue là-dedans… Ça parle anglais et français. C’est un truc sur la situation nord-américaine du Québec. C’est un Québécois francophone. S’il essaie de parler en anglais, c’est parce qu’on demande aux artistes, aux animateurs de faire des films en anglais. 

OT : Ça test arrivé dans ta carrière ? 

TC : Non, non. Avec La bêtise, j’ai bien vu que, si je voulais qu’il circule, il fallait que je mette des sous-titres en anglais. L’anglais, c’est obligatoire partout. Alors je me suis dit : « Dans mon prochain film, je vais faire parler anglais, mais parce qu’il est forcé de le faire. » C’est un artiste qui veut s’exporter, il est interviewé par quelqu’un, il parle en anglais, mais il a de la misère. Il est super limité par son anglais. Il ne bouge pas, il est fixé là. Il est inanimé, si on veut. Puis, dans son élocution, son langage, il est complètement entravé par le fait qu’il ne connaît pas bien l’anglais. Il cherche ses mots, il a de la difficulté à prononcer le mot « chorégraphe ». Quand l’aigle arrive, par contre, le naturel revient. C’est l’émotion en français, puis whoop, c’est fini. Il y a comme une réflexion sur la langue d’usage… 

OT : D’ailleurs, le titre est bilingue. Nous, on ne sait jamais comment l’identifier. On ne sait pas si on doit mettre tout le titre au long ou… (rires) 

TC : Moi non plus, je ne le sais même pas ! 

OT : J’aimerais qu’on fasse un petit détour maintenant. J’aimerais que tu nous parles de l’importance de la danse dans ton travail. Tu parlais de ta sœur Sophie, avec qui tu as fait deux films, mais l’influence de la danse est un peu partout dans ta filmographie. Considères-tu qu’il y avait une certaine parenté entre le cinéma d’animation et la danse en tant qu’arts du mouvement ? 

TC : C’est sûr. En danse, le travail est chorégraphique, sur les mouvements du corps dans l’espace réel. C’est sûr que, quand on fait de l’animation, en cinéma aussi, on déplace des corps dans les images. Mais quand on fait de l’animation, on est souvent en train de s’interroger sur la construction d’un mouvement ; il y a un effet chorégraphique qui est permanent. Faire marcher quelqu’un, essayer de chorégraphier un mouvement en le décomposant dans ses plus petits éléments, il y a quelque chose qui est de la nature d’une sorte d’attention chorégraphique, si on veut. Ce n’est pas nécessairement une chorégraphie, ça peut être juste un gars qui marche de façon bien ordinaire, mais on sait que, quand on fait de l’animation, on est en train de construire ce mouvement-là, de diriger un corps d’une façon très précise, subtile et calculée. Ce qui est intéressant, je trouve, c’est quand on fait entrer de la danse dans l’animation. C’est à ce moment qu’on effectue un lien, véritable. 

C’est intéressant comment la danse nous éveille à ce qui est de l’animation, à cette idée de placer un corps dans l’image, de donner l’impulsion d’un mouvement qui se déplace dans l’espace, mais qui vient de quelque chose qu’on peut sentir comme une impulsion interne. Dans Ils dansent avec leurs têtes, je voulais qu’on sente les danseurs fortement, alors je les ai filmés : ils sont là, puis je les ai dessinés pour qu’on ressente ça, mais que ça soit magnifié par le geste du dessin. Les corps dansent, c’est ça qui est représenté, puis la ligne, je voulais qu’elle bouge, qu’elle danse, qu’elle soit filmée. Que ce ne soit pas seulement une ligne de contour. On voit souvent des films d’animation en rotoscopie où le contour est mort. C’est comme une enveloppe qui contient l’image. Tu sais, la ligne claire à la manière de Tintin, ça ne marche pas toujours pour l’animation. Des fois, ça retient les couleurs, lespèce d’impulsion qu’il y a dans l’animation, alors j’ai voulu que ma ligne soit plus éclatée, qu’elle soit sensible comme un dessin d’observation réel. Qu’on sente que le dessinateur est en mouvement aussi, qu’il n’est pas juste en train d’écrire servilement le mouvement, mais quil est en train de lui donner une impulsion. La figure bouge. Quand je l’ai filmée, la figure bougeait et mon dessin l’accompagne en bougeant aussi. Quand tu regardes la séquence de trois minutes de Ils dansent avec leurs têtes, ce sont des lignes qui bougent dans tous les sens. Ce n’est pas un contour. Je ne voulais pas que ce soit ça. Je voulais que ce soit des masses de couleur. 

OT : Mais c’est de la rotoscopie que tu utilises ? 

TC : Oui, c’est quand même de la rotoscopie, mais j’avais fait quelques essais. J’ai embauché deux étudiants de l’UQAM, à qui j’avais enseigné le dessin, et qui étaient bons.(rires) J’étais sûr quils allaient être capables. On a fait des lignes de contour pour nous guider, mais ce qu’on voulait, c’est que la masse du dessin grouille, que, d’un dessin à l’autre, il se passe quelque chose. Que ça ne soit pas juste de l’agitation, que ça soit une vraie fluidité du mouvement. Ils ont été bien bons ! 

OT : Le résultat est là !

TC : Quand j’ai décidé d’intégrer le personnage du chorégraphe, je me suis dit : « Ça va donner un effet comique, ça va être beau, mais ça va être un peu grotesque. » Mais dans le cas des danseurs, des trois minutes de danse, je voulais que ce soit juste très, très beau. En même temps, j’ai trouvé que j’avais étiré ça. Surtout après avoir décidé qu’il n’y aurait plus de parole, juste de la musique. Il faut que le spectateur soit prêt à embarquer là-dedans. Tu te laisses porter, puis après, tu reviens à l’histoire. Mais ça dure quand même trois minutes. Ça peut être très long. Trois minutes en animation, ça peut être long comme la mort. Moi, j’espère que ça passe pour tout le monde. Qu’on sente que c’est beau et qu’on ait le goût de le revoir. 

Ils dansent avec leurs têtes (2021)

« Moi, ce que j’aime dans la peinture, c’est de la faire. Le projet, c’est absurde. Quand je voulais faire la tête au début, je voulais la faire en cartoon pour qu’en un mois, ce soit fait. J’ai essayé puis ce n’était pas beau. Je n’aimais pas ça. Je me suis dit : " Je vais l’essayer en peinture. " Alors, j’ai fait un test de peinture qui m’a pris de quatre à six mois à faire. Mais c’était beau ! J’ai scénarisé et on a filmé Marc, puis, pendant à peu près deux ans, j’ai peint Marc. J’essayais d’en faire le plus possible chaque jour. J’avais un programme pour faire de la peinture pendant deux ans, et c’était formidable. On ne m’a rien demandé pendant ce temps-là, j’ai fait juste de la peinture, et mon film avançait tranquillement. Dans le fond, je faisais un tableau. C’est fou. Ce n’est pas productif du tout, mais je faisais ça, puis je regardais le tableau et je me disais : " Ça marche, ça, c’est un tableau. " Et je passais au suivant, je refaisais la même image. J’ai fait ça des centaines de fois. Je n’avais pas de producteur. C’était moi le producteur. Je pouvais faire ce que je voulais. Je me suis dit : " Ça prendra le temps que ça prendra. "

Quand j’ai filmé la tête de Marc, la première chose que j’ai faite, c’est de mettre une ligne au niveau du cou avec un highliner. J’ai toujours coupé là. Il a fallu que je redécoupe toutes sortes de choses. Ça a été super laborieux parce que ça ne donnait pas ce que je pensais, alors il y a eu un travail de cache et d’assemblage qui a dû être fait. J’ai fini par opter pour le logiciel After Effects, avec des petits effets de tridimensionnalité, des plans successifs. Je voulais que les images glissent un peu les unes sur les autres. Je ne voulais pas abuser de ça. Je voulais qu’on sente que c’est de la peinture, mais qu’on sente un petit surplus de volume, de distance. Mon prochain film, Rencontre avec un ours (2021), est fait un peu dans cet esprit-là aussi. Ce sont des décors peints. Il y a des animaux, de la peinture, puis on rentre dans un tableau, mais il y a une profondeur ajoutée par quelques effets minimaux réalisés avec After Effects. Dans le fond, tout se passe dans la peinture, mais on augmente juste un peu l’effet de tridimensionnalité ou la sensation de mouvement. »

    

 

OT : On note aussi une grande cohérence dans ton œuvre. Tu parlais de recyclage tantôt. Il y a beaucoup de thèmes qui repassent dans tes films, de motifs qui reviennent, comme le personnage qui sort de la forêt. 

TC : Oui.

OT : Est-ce que tu peux me parler de ça un peu, de cette métaphore du personnage qui sort de la forêt ? C’était dans Kidnappédans… 

TC : Ah ! OK ! La forêt, c’est un décor. Les personnages sont dans les décors. Et ceux-ci changent d’un film à l’autre. La forêt, ça me semble assez spécifique à La bêtise… Est-ce qu’il y a une forêt dans Kidnappé?

OT : À la fin, il est dans la forêt, il senfuit dans la forêt. Dans La bêtise, il sort de la forêt. Dans Rencontre avec un ours aussi. On dirait que c’est tout le temps la même forêt. 

TC : Oui, oui. C’est drôle, je ne l’avais pas vu comme ça. Mais dans Kidnappé, le personnage, comme solution, il trouve la fuite. Il s’enfuit dans les images de sa création. Ça devient assez intense. Il se perd là-dedans complètement. Il devient peinture dans la peinture. Dans La bêtise, je trouve que c’est un peu différent. Il y a des arbres à un moment donné… 

OT : Il sort de la forêt au début. 

TC : Oui, il sort de la forêt, c’est vrai. En fait, la forêt du début, c’est assez glauque : ce sont des arbres décharnés, noirs, avec une certaine profondeur, puis il émerge de ça. À la fin, tout le monde est couché, ce sont tous des cadavres, alors ça part de la verticalité de la forêt pour arriver à l’horizontalité des corps. 

OT : Ah ! C’est intéressant ! Je n’avais pas vu ça à la fin ! Oui, c’est vrai : ça fait un peu comme un charnier. 

TC : Oui, c’est ça. Et il marche là-dedans. 

OT : Oui, oui, et c’est là qu’on retrouve Goya. Les atrocités de la guerre. 

TC : Ce n’est pas le même personnage à la fin, par contre. Celui du début, il marche dans la forêt ; à la fin, il est couché partout. C’est lui qui est couché, puis l’autre enjambe tout ça en faisant le même genre de mouvement latéral. Là, cest sûr que c’est un personnage et son décor. Dans mon prochain film, il y a une histoire autour de la rencontre avec le monde animal. Au début, c’est assez brutal : il y a un accident de la route et tout le monde meure. Animaux, humains, tout le monde meurt. Puis un personnage doit se réconcilier avec la vie et avec la nature, alors c’est elle qui va marcher dans la forêt, rencontrer les animaux. Ça devient un peu un rêve. Je veux que ce soit des rencontres assez réelles, mais qu’il y ait quand même une certaine magie. 

OT : Tu parles de ton film sur l’ours ? 

TC : Mon film qui s’en vient, oui. Il y a cette idée de rencontre : on va rentrer avec elle dans la forêt, qui va venir vers nous. Dans La bêtise ou Kidnappé, j’ai utilisé des mouvements latéraux, mais j’essaie maintenant d’aller dans la profondeur. C’est plus compliqué un peu, ça demande beaucoup plus de préparation. Le spectateur a l’écran devant lui et l’image vient vers lui ; le hors-champ est derrière, comme dans la matière de l’image, puis ça vient vers lui. Quand le hors-champ est sur le côté, c’est plus facile, mais c’est plate ! Cette fois-ci, j’essaie vraiment d’aller dans la perspective, dans la profondeur, un peu comme Madame de Créhaux (1981). C’est une espèce de rêve éveillé, portée par l’idée d’entrer dans un décor. 

OT : En fait, tout le film, c’est ça, je crois : on pénètre dans l’image. 

TC : On avance, oui. Tu as vu l’extrait d’une minute ? 

OT : Oui.

TC : On avance. On arrête un peu, puis on repart. C’est juste un extrait que tu as vu. C’est un test de rencontre avec un animal. D’ailleurs, je commence à mieux scénariser. Je suis tombé sur quelque chose d’étonnant. J’ai vu le récit d’une personne qui rencontre un ours et qui réagit d’une certaine façon. C’est exactement ce que ça me prenait comme inspiration, alors je vais voir comment absorber ça dans mon récit. Je veux quon sente un effet de dialogue entre le personnage et les animaux. Ils ne se parlent pas, mais ils communiquent. Il y a une sorte de compréhension. 

OT : Rendre audible l’inaudible, peut-être ? 

TC : Oui… Il y a un petit côté abstrait dans tout ça, mais je ressens qu’il y a quelque chose qui va marcher. J’explore… À suivre !

 

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Article publié le 20 octobre 2022.
 

Cinéma québécois


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