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Denis Côté : En toute périphérie (1)

Par Mathieu Li-Goyette

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Denis Côté est attablé à la terrasse du café-bar déserté de la Cinémathèque. Il enfile les entrevues depuis tôt le matin. C’est l’heure du lunch, donc on lui apporte un sandwich à l’agneau— drôle de hasard pour un cinéaste plus tranquille qu’avant, qui poursuit sa déconstruction des formes cinématographiques dans une posture empathique, résiliente à sa manière.

En dégustant son agneau, Côté se lance sur le ton de la conversation dans la réception de son film, dans son rapport au cinéma québécois, à son propre auteurisme, mais aussi sur des sujets plus rares et intimes, comme la maladie, l’amour, la sexualité. Face à son film de témoignages et de plongées secrètes, il s’ouvre plus qu’à l’habitude, dans une discussion un peu « lousse » qui se veut à l’image du film. 

On parle dans la périphérie, à côté des questions auxquelles il a largement répondu ailleurs (l’absence des coordonnatrices d’intimité sur son plateau, sa préparation du film auprès de sexologues et de travailleuses sociales, etc.), comme pour mieux s’étendre sur sa relation à sa propre pratique, profiter d’Un été comme ça pour faire une entrevue comme ça et se demander plus largement comment être un auteur dans le cinéma québécois.


:: Sur le tournage d'Un été comme ça (2022) [photo : Lou Scamble]
 
Mathieu Li-Goyette : Comment va ton été ?

Denis Côté : Regarde, moi, tout est relié à ma santé, fait que... (silence)

MLG : C’est moyen.

DC : Très sérieusement, ma santé c’est de la marde, fait que mon été n’est pas très cinématographique. 

MLG : Et le film ?

DC : Le film lui-même, c’est différent. Il vient d’y avoir l’accueil français (même s’il n’y a pas vraiment de monde dans les salles – ça va mourir assez rapidement), avec les papiers français, qui sont ceux qu’on attend le plus, tu le sais. Ils ont un verbe, une verve, et c’est intéressant à lire. La critique des Cahiers a aimé ça. Mais on vérifiait et il y en avait seulement deux autres [de la revue] qui l’avaient vu et qui ont trouvé ça moyen… C’est elle qui a écrit le texte donc je suis chanceux. Ce qui m’a un peu surpris c’est quelques médias français qui ont parlé d’un film « étrange ». Venant des Québécois, je peux comprendre, mais des Français ? Ça m’a surpris. (rires) Quelques bons coups, des « rien à foutre de ce film-là », souvent signés par des hommes. Ceux qui savent que je suis toujours dans les festivals me mettent une étiquette « festival », donc ils me traitent de « Ah, il fait toujours n’importe quoi et il est tout le temps dans les festivals ». Bon... Mais je suis pas mal en paix avec le film. J’en fais tellement que je n’ai pas le temps d’être traumatisé par l’accueil d’un de mes films. L’été se passe bien.

MLG : Aurais-tu dit la même chose en février après la première à Berlin ?

DC : Après la Berlinale, j’avais peur. La réaction était moyenne. Mais quand tu fais ce film-là, au départ tu sais que ce n’est pas tant le contenu qui va te sauver. Il y avait un côté laboratoire à ce film et ça commençait par me questionner sur son éventuelle réception. On dirait que la réception m'intéressait autant que l'écriture. Je savais bien en l’écrivant que je m’avançais sur une ligne, un fil de fer. Je savais en même temps que je ne voulais pas écrire un truc choquant, que ça n’avait pas d’affaire à être controversé, mais je n’arrêtais pas de me dire aussi : « C’est 2022, aujourd’hui faut montrer ses cartes ». C’est pas juste le film, c’est aussi qui l’a fait. Alors OK. On va m’attendre avec cette brique et ce fanal-là. Et moi pendant ce temps, ma job, c’est d’être bienveillant, délicat, de donner la parole aux femmes, de m’entourer de femmes. Mais à la fin, faut pas non plus que je m’excuse d’être un homme ou d’avoir fait ce film-là. Faut pas qu’il soit gnangnan. Faut nourrir l’ambiguïté. Faut pas qu’il soit noir. Faut pas qu’il soit blanc. Faut qu’il soit rempli de gris. Faut pas plus que je me comporte comme un thérapeute. Ou un spécialiste des femmes. Il faut que ce film-là en entier soit fait avec des questions et qu’il n’ait aucune réponse. Et puis on verra, on verra… Il y avait quelque chose d’excitant dans ce « on verra ». Et là, depuis la Berlinale, le synopsis vendait la mèche, le « ce gars-là fait ce film-là » aussi. C’était normal, ça a joué dans mes appréhensions et j’ai accepté ce jeu.

Après Berlin, tu vois, j’ai fait la Pologne, la République tchèque, la France… Il y a une poussière qui est un peu retombée, mais il y a encore des gens qui viennent se battre avec ce film. Il y en a encore, mais ce n’est ni très agressif ni agressant, surtout que ça parle juste du film et pas tant des considérations de l’époque et ça me fait du bien. Si je dois faire des généralités sur la réception, je vois bien que ça parle beaucoup plus aux femmes — j’en suis assez content. À l’inverse il y a un petit mystère chez les hommes. L’homme hétérosexuel est bizarrement silencieux face au film. Ce n’est pas celui qui m’écrit en privé pour me dire « Bravo », ou qui s’approche après les projections pour me féliciter. S’il le fait, il n’a pas beaucoup d’arguments. Est-ce que c’est parce que le film ne lui parle pas ? Est-ce qu’il n’est pas capable d’entrer en conversation avec lui ? Ça se peut… Est-ce que le spectateur mâle est très 2022 et se dit « Je n’ai pas droit de parole pour un tel film » ? C’est possible — et peut-être étrange si c’est le cas. Du côté des festivals, je n’ai presque pas réussi à entrer dans les pays anglo-saxons, les pays progressistes, scandinaves, ces affaires-là… Les États-Unis, le Canada non plus... C’est en Amérique latine que ça marche, en Europe centrale, en Europe de l’Est dans l’tapis. Dans les festivals LGBTQ+, c’est super aussi. Pis tous les événements centrés sur des femmes. C’est assez intéressant comme réception. 


:: Un été comme ça (2022) [Metafilms]

MLG : Tu dis souvent en entrevue que ton film veut aborder un problème chronique du cinéma québécois — son rapport au sexe — et je dirais aussi à la froideur de son plaisir. Pourtant le cinéma québécois a longtemps été un cinéma plus chaud, plus volage. 

DC : Premièrement, il faut faire attention au mot « problème chronique », parce que quand je parle de ce film et de la sexualité dans le cinéma québécois, je parle vraiment d’une petite étincelle. Parce qu’après quand je dis qu’il n’y a pas de sexe dans le cinéma québécois, ça prend des proportions... et ce n’est pas ce que je veux dire. Mais, c’est vrai que le projet a commencé par une jasette : « Eille, nommez-moi des films où il y a de la sexualité très décomplexée ou frontale, ou personne ne s’excuse d’être tout nu ». Ça remonte au Déclin de l’empire américain (Denys Arcand, 1986). Après ça, on comptait sur les doigts d’une seule main quelques films : Nuit #1 (Anne Émond, 2011), Les salopes ou le sucre naturel de la peau (Renée Beaulieu, 2018), Rodrigue Jean… Je ne suis pas un justicier et je ne m’en viens pas en réparateur de quelque tort. Mais est-ce que ces films-là existent, mais ne sont pas financés ? Ce genre de questions c’étaient de toutes petites étincelles, pas mon vrai point de départ. Appelons ça une étincelle au lieu d’un problème chronique à résoudre. 

Le vrai point de départ c’est quand j’ai lu un livre sur la nymphomanie qui s’appelle Petite histoire de la nymphomanie et qui explique ce que ce mot veut dire à travers les âges. Pourquoi de tout temps la sexualité des femmes a été prise en charge par des hommes, par des sociétés, par la science ? Pourquoi de tout temps il faut absolument leur dire de quoi elles sont malades dans leurs désirs et quelles sortes de cadres il faut appliquer pour guérir la chose ? Ça a été mon vrai déclencheur. Après ça a été une aventure de scénarisation normale. 

MLG : Mais Denis Héroux, Gilles Carle, Denys Arcand, c’était du cinéma autrement plus sensuel et populaire. Que s’est-il passé d’après toi ? Comment notre cinéma commercial s’est désexualisé ? Comment notre cinéma d’auteur est devenu si austère ? 

DC : En fait, il faut répondre par une autre question : sommes-nous pudiques au Québec ? Je ne sais pas ce que toi t’en penses, mais filmer la sexualité, ce n’est pas si facile que ça. Même si t’as des super bonnes idées, si tu enlèves le côté porno de la chose, filmer de la sexualité, c’est pas long que l’imagination se perd pour la filmer et peut-être que ça fait qu’un projet peut vite s’abandonner. Alors, pour ce film, je me suis dit qu’il fallait aller dans la plus grande crudité possible sans la montrer. Comme point de départ, c’est un beau défi. Faut que ça passe par la parole et l’interrogation. « Là, je ne peux pas commencer à érotiser des choses, faut que j’évite le voyeurisme, que j’évite ceci ou cela. » C’était un grand travail d’évitement des choses tout en parlant de ces choses. Quand tu y penses comme il faut, ce n’est pas si facile à faire. 

Ensuite, dans le cinéma québécois, il ne peut pas y avoir un film qui parle de sexe toutes les trois semaines non plus... Fait que ça m’a paru comme un beau défi, mais est-ce que c’est disparu dans le cinéma québécois ? Peut-être que j’ai tort, peut-être que ça parle ben plus de cul qu’on le pense dans le cinéma québécois. Je ne pense pas qu’on soit prudes. Peut-être qu’on n’a juste pas besoin d’en parler autant dans notre cinéma. C’est dur à dire… Pourquoi il y en a tant que ça en France ? Je ne pense pas que mon film répare quoi que ce soit. Mon film n’est pas censé dire des choses sur les Québécois. Je ne sais pas quoi te dire.

MLG : C’est intéressant.

DC : Toi-même, tu feras le travail d’essayer de trouver dans l’histoire du cinéma québécois. Commence en 1990.

MLG : C’est dur.

DC : Il y en a, un sein par-ci, une fesse par-là. Du monde qui couchent ensemble, il y en aura toujours, mais quelque chose de plus assis. C’est pas de la pudeur.

MLG : Du désintérêt ?

DC : Je pense que c’est un sujet qui fait esthétiquement peur. Le monde a envie de parler de cul, je pense. Mais ça fait esthétiquement peur d’approcher le sujet. « Comment je vais approcher des acteurs ? », « Je ne me ferai sûrement pas financer ». Faut quand même dire ici qu’Un été comme ça, c’est un film qui a été financé du premier coup par la SODEQ et par Téléfilm. Il n’y avait pas de problème avec le sujet. Alors c’est de l’autocensure ? Esthétiquement et dans une dynamique de groupe, proposer ça à un groupe d’acteurs ou de producteurs, c’est intimidant. Mais ça reste juste de la nudité. 


:: Un été comme ça (2022) [Metafilms]

MLG : Dans Boris sans Béatrice (2016) ou Hygiène sociale (2021) et dans Wilcox (2019) aussi, avec l’espèce de fuite du monde que présentait le film, il y avait une autocritique forte à l’égard de la masculinité, des vanités de la masculinité. Je me demandais si tu avais fait Un été comme ça pour réagir à ton propre cinéma.

DC : Je ne pense pas avoir fait un cinéma trop mâle. Ensuite, je ne suis pas investi d’une mission particulièrement féministe. Je n’aime pas les hommes qui se disent féministes. Je trouve que quand un homme se dit féministe, il s’approprie une étiquette qui ne lui appartient même pas. Mais c’est moi, là. J’aime bien le mot « allié ». « Eille, les femmes, vous avez des combats à faire, je vais vous accompagner là-dedans ; je ne suis pas un féministe, je ne suis pas le premier dans la parade, je ne mets pas tes t-shirts, je ne mets pas tes slogans, ce n’est pas moi qui vais à la guerre pour toi ; je t’écoute, je suis à tes côtés. » Moi, je suis comme ça, c’est personnel. Ce n’est peut-être pas assez féministe ce que je viens de dire. Et puis le film que je viens de faire, ce ne sera pas plus que ça non plus : ce sera un homme qui essaie de mieux comprendre, au possible, ses personnages féminins ; qui est conscient que de tout temps la sexualité des femmes a été prise en charge par d’autres gens que les femmes elles-mêmes, puis ça me fait chier et ça m’énerve ; et ça s’arrête là.

Je ne réagis pas à mon propre cinéma, parce que je pense à des questions que je n’ai jamais trop touchées avec ce film. En fait, je pense que ce sont des films particulièrement pas militants pantoute, mais si tu veux, dans la périphérie, si tu veux réagir en écho, tu peux leur trouver un militantisme que je n’affiche pas clairement. 

MLG : Mais si on remonte à Kosovolove (2000), Nos vies privées (2007), Vic+Flo ont vu un ours (2013) ou Boris...

DC : Tu remontes...

MLGOui, je remonte... L’amour, la passion, chez toi, ça se vit pas mal hors du monde, comme une sorte de secret. Et dans Un été comme ça, on se retrouve avec trois protagonistes retranchés en dehors de la société, un peu comme si leur sexualité ou leur hypersexualité n’avait pas vraiment droit de cité. Est-ce que c’est l’aspect privé de l’amour et du désir qui t’intéresse ?

DC : Tu vois, de toutes tes questions celle-là est particulièrement personnelle, parce que je vois bien que dans mes films, cette dimension est reliée beaucoup plus à qui je suis moi-même. Je ne suis pas très privé, mais je n’aime pas l’amour au grand jour. Le mot en anglais pour dire ça c’est subdued. Je parle de sujets qui ressemblent beaucoup, beaucoup à qui je suis dans ma vie privée. L’amour, ça existe. La passion, ça existe. La sexualité, ça existe. Mais comment je ferais bien pour ne pas te les montrer ?

MLG : C’est là, mais c’est caché.

DC : Moi, comme individu, je vais avoir l’air particulièrement froid sur ces questions-là. Tu ne vas pas me côtoyer et me voir avoir l’air d’un grand amoureux ou m’afficher avec grande passion avec une femme. Mes films ressemblent un tout petit peu à ça. Je suis capable d’être amoureux, capable de vivre une passion, mais on va parler d’autre chose en attendant. C’est très moi et c’est pas mal dans les films. C’est comme : « OK, on est en amour, là ? Alright, on peut passer à un autre sujet ». Je suis quand même une personne… Tu peux l’écrire comme ça : en amour, je suis dur, froid, concret. Je ne perds pas beaucoup de temps dans la dentelle des choses, donc en ce sens, je suis très mâle, extrêmement alpha.

Ça ne se traduit pas par une domination sur les femmes, ou une exploitation ou une collection des femmes. Ce n’est pas une position de mâle collectionneur. C’est juste qu’il y a des hommes, des femmes, des personnes et qu’il faut qu’on se trouve. L’amour et la passion existent, mais tout ça c’est chez moi un bloc de granit plutôt froid. Je ne suis pas une personne chaleureuse et des fois, quand il faut en mettre de la chaleur dans mes films, ça devient un combat personnel assez réel. Pour Un été comme ça, je savais qu’il ne s’agissait pas de chaleur, qu’il fallait donner la parole aux femmes. Leur donner un espace de parole qui n’a rien à voir avec la chaleur ou l’amour. Donc ce film paraît plus empathique et à fleur de peau, mais ça vient d’une volonté de leur donner la parole, pas d’une volonté d’exhiber ma tendresse...


:: Sur le tournage d'Un été comme ça (2022) [photo : Lou Scamble]

MLG : Ce n’est pas non plus un film de crise de nerfs ou un film d’épreuves à surmonter. On se fout un peu de savoir exactement ça fait combien de temps qu’elles sont là, ou qu’elle est la thérapie ou la routine de leur séjour — c’est un peu comme si tu refusais de tracer une trajectoire d’évolution psychologique très claire. Je me demandais ce qui t’intéressait le plus, par rapport aux scènes de cauchemars, aux dessins d’Eugénie ?

DC : Je n’aime pas le cœur d’un sujet, parce que j’ai toujours l’impression que le cœur d’un sujet, ce sont des évidences, des choses connues. Donc je me méfie du cœur des choses. Ça donne des films un peu moins accessibles ou chaleureux et c’est à cause de ma méfiance des cœurs. Le cœur du sujet de Ta peau si lisse (2017) serait d’interviewer les bodybuilders sur ce qu’ils mangent et sur le temps qu’ils passent au gym. Et de les regarder pomper. Ça, ce serait le cœur du sujet. Je me méfie de ça. J’ai l’impression que je l’ai déjà vu et je m’en fous. Donc je cherche de la périphérie, tout le temps, tout le temps, tout le temps. Quand j’arrive sur, apparemment, un film qui va te raconter une thérapie de 26 jours, c’est sûr que je veux déjouer ça. Donc savoir ce qu’il se passe au jour 7, et je vous avertis qu’au jour 10 vous devriez avoir accompli ceci parce qu’on va passer à l’évènement du jour 12, ça ne m’intéresse pas. Alors j’écris mon scénario, et particulièrement pour ce film, c’était écrit dans mes notes : il faut que ce soit une structure horizontale, très, très Céline et Julie vont en bateau (Jacques Rivette, 1974). Dans mes notes, il y avait Philippe Garrel, Rivette, Rohmer. C’est de l’horizontalité. Le titre est rivettien, rohmérien. Que cache ce titre sous ses airs innocents ? Ce n’est pas quelque chose de précis, on n’est pas dans le cœur de quelque chose. J’aime répondre à ça, c’est vraiment ce que je recherche.

Alors comment je peux faire ce film en faisant un pied de nez à la thérapie ? Parce que justement ça ne m’intéresse pas la thérapie qu’on fait avec des femmes pour leur dire « vous êtes malades, on va vous guérir ». Alors là, il faut que je fasse une boule de laine que je débobine après, comme un film de Rivette ou de Garrel — c’est toujours juste un sentiment humain, ça raconte rien. C’est l’horizontalité de la structure dramatique qui m’intéressait. J’avais écrit dans mes notes : pas d’hystérie, pas de cris, pas de sacrage, pas de révolte, pas de tentative de suicide, tout le monde est là de son plein gré. Je voulais vraiment que personne ne crie dans ce film. Je voulais que les gens se chuchotent leur trouble.

MLG : Et les rêves ?

DC Ça consiste à aller chercher de la périphérie, de la digression : qu’est-ce que c’est que ce rêve ? Tu le vois et après on te l’explique, j’aime ça, ce sont des jeux formels. C’est un film beaucoup plus formel qu’autre chose. On peut parler de sexualité féminine, mais le film est quand même encore une fois très formel. Ce côté très lousse de la structure dramatique est aussi un pied de nez ou une réaction au cinéma québécois, à la dictature du scénario, de la psychologie. Quand c’est fini, je m’autocite : « Que voulais-tu à la fin ? Une conclusion, une résolution ? Il n’y en a pas. Des tableaux ? Mais non, il n’y en a pas. » Je m’autocite, c’est de l’humour, mais c’est vrai. Ce que je trouve beau, c’est qu’au début t’es un thérapeute et à la fin, t’es plus personne. Sors de ta vanité et à la fin on est tous redevenus des êtres humains ! Ces femmes-là ne sont pas plus malades que leur thérapeute. Tu croyais que tu connaissais ces femmes ? Non, elles sautent dans le lac et elles retournent dans leur identité. On n’a pas d’affaire à entrer à l’intérieur d’elles pour trop les connaître. Elles ont droit à leur vie privée. 

Tout ce que je te raconte là, c’est de la périphérie et des choses très diffuses. Toi, comme spectateur, va t’amuser à prendre ce que t’as envie de prendre.

MLG : C’est ouvert.

DC : Le danger c’est : « C’est trop long, trop plate, je perçois pas de message, pas de certitude ». Je m’en fous de nommer les films, parce que je ne veux pas être méchant avec ces films-là, mais je vais te les nommer pareil. Je pense que ce sont deux bons films : Norbourg (Maxime Giroux, 2022) et Noémie dit oui (Geneviève Albert, 2022). J’ai vu les deux au cinéma et je les ai aimés. Je suis capable de défendre Noémie dit oui sans trop de problèmes. J’adore pas ça, mais je suis capable. Je vois en quoi c’est pertinent. Et puis Norbourg, c’est bien exécuté, c’est... compétent. Mais vraiment, quand tu y penses, tu vas voir Norbourg : « C’est l’histoire du trou d’cul de Norbourg — t’sais, le gars, c’est un trou d’cul, ouais, ouais, ouais. Là tu t’assois et tu regardes le film : “Eille, le gars, c’est un trou d’cul, hein. Ah ouin, il a fait ça, c’est vrai qu’il a fait ça aussi, je l’avais lu dans le journal. Eille, c’est vraiment un trou d’cul”. Et quand le film est fini et que le générique roule : “Eille, c’était vraiment un trou d’cul ce gars-là. Tu devrais aller voir ce film-là, le gars, c’était vraiment un trou d’cul. Comme il s’appelle déjà ? Ah ouais, Vincent Lacroix ! C’est bon, tu devrais aller voir.” » Et oui, c’est bon. J’ai pas boudé mon plaisir, mais c’est beaucoup d’évidences.


:: Norbourg (Maxime Giroux, 2022) [Les Films du Boulevard]

J’ai besoin de te dire la même chose pour Noémie dit oui ? Ça raconte quoi ? « Ben, c’est la prostitution, il y en a beaucoup pendant la Formule 1, puis c’est terrible. Tu vas voir le film et « Oh my god, c’est terrible », « Oh non ! », « Oh, les clients de la Formule 1 ! », « Eille, c’est terrible la prostitution pendant la Formule 1, hein ». Puis quand le film est fini : « Eille, tu devrais voir ce film-là, ça parle de la prostitution, pis là la Formule 1 s’en vient, c’est le meilleur film à voir maintenant pour la prostitution et la F1, il faut qu’on fasse quelque chose, blablabla ». Œuvre utile. 

Mais ces deux films dont je parle, ça me fait chier parce que je les trouve ben corrects, mais je viens de dire des évidences inimaginables. Je ne suis pas contre ces films-là, mais pour moi, c’est irrecevable dans ma façon de faire. Avec moi, tout ça vole en éclats. C’est sûr que c’est moins intéressant, c’est sûr que je vais avoir moins de public. J’ai toujours dit : le cinéma c’est l’art d’avancer dans le noir. Il y en a beaucoup qui manifestement ne fabriquent pas leur cinéma comme ça. Ils font de la recherche, ils sont spécialistes de leur sujet, ils font un film de professeur, puis à la fin il y a une thèse. Ils n’ont pas avancé dans le noir, ils ont trouvé toute la lumière dont ils avaient besoin pour faire leur film — et c’est faire des films qui travaillent dans l’évidence de la lumière. 

MLG On s’enfarge aussi moins souvent dans la lumière.

DC : Moi j’ai un plaisir à faire des films sur des sujets sans savoir de quoi je parle. Je m’en fous de le dire de même. Puis quand j’arrive au bout du tunnel, j’ai travaillé avec des femmes, j’ai parlé avec des sexologues, mais je ne suis pas plus avancé à la fin sur la sexualité des femmes. Mais j’aimé the journey. J’ai beaucoup, beaucoup aimé le trajet et je n’ai aucune idée de ce qu’est le résultat au bout. Un été comme ça, l’horizontalité, la périphérie, se méfier des centres, se méfier des évidences, ne pas travailler dans les certitudes ni les réponses, ce sera toujours ma recette. Tu te mets deux tiers du public à dos, c’est vrai. Est-ce malheureux ? Oui et non. Je creuse mon sillon, ce sera toujours ça. La périphérie, j’y tiens beaucoup. (rires)

Tu sais, dans le film, quand ils vont au lac, l’équitation, le homard, c’est quoi ces scènes-là ? Ce sont mes préférées. Des scènes très formelles pour faire entrer de l’air. À la limite, le spectateur se dit « Quessé ça ? » Et là, c’est le temps d’enlever l’air avec l’histoire du gang bang. C’est niaiseux, ç’a l’air lousse, mais c’est de la construction narrative. Je le dis à la monteuse : « Là je voudrais qu’on déconnecte, tu sais, là ils vont au lac, c’est n’importe quoi, elles sont même mal mikées, mais vas-y, vas-y documentaire ». L’équitation, elle ne posera pas de question ; on voit bien que c’est rien, l’équitation, « Ouais, on se promène sur le cheval ». Ça, c’est Bruno Dumont une fois qui me l’avait dit : « Quand tu montes tes films, assure-toi d’avoir une ou deux scènes plates — tu le sais qu’elles sont plates ; quand t’as une scène forte qui s’en vient, prépare-la avec des scènes sans intérêt, tu vas voir, ton film va moduler beaucoup plus ». J’ai bien aimé entendre ça. C’est pas faux. Quand on fait des films, on pense que chaque scène doit être forte. Au final, ça ne module pas. Ça fait un bout que je commence à aimer les creux. Je ne dis quand même pas « On va faire une scène plate », mais j’essaie de voir des creux. 

MLG : C’est comme écrire et essayer d’avoir un punchline à chaque phrase. 

DC Ou comme la théorie des humoristes. Ils ne peuvent pas vraiment avoir des trous eux autres. Quand on commence à aimer les humoristes, on commence à aimer nos shows de télé. Je pense que c’est ça au Québec. C’est sûr que quand je te parle d’Un été comme ça, je suis beaucoup, beaucoup, beaucoup en réaction aux autres films qui se font. J’en ai nommé deux, pas pour les dénigrer, mais parce qu’ils sont symptomatiques de quelque chose. Presque tous mes films sont faits en réaction à la compétence ambiante. La narrativité érigée en religion, tout le temps. Il n’y a rien de plus lousse qu’Un été comme ça. Quand quelqu’un me dit « t’es lousse », ben oui, c’est ça la proposition. T’aimes pas ça ? Ben c’est ça, la proposition. C’est pas moi qui n’ai pas resserré, je ne suis pas cave. 2 h 17, je suis le premier à avoir peur de ça. Ben oui, c’est long. (rires)

 

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Article publié le 21 août 2022.
 

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