SÉLECTION DE JEUX INDÉPENDANTS
Lundi 6 Avril 2009

Par Louis Filiatrault

Comme c'est le cas pour le cinéma, la production indépendante de jeux vidéo demeure peu connue du grand public, mais se doit de rester quelque peu dans l'ombre afin de préserver son intégrité. Il est cependant important que les ludophiles curieux soient mis au courant de l'existence de ces oeuvres parfois magistrales, souvent prometteuses mais inabouties, afin d'élargir leur conception d'un médium beaucoup plus actif que dans les seuls bureaux des grandes compagnies. Aussi ai-je sélectionné plusieurs titres significatifs qui ont fait date dans le paysage indépendant au cours des dernières années. Selon une volonté d'initiation générale, ces choix regroupent des oeuvres d'échelles diverses, gratuites ou payantes, de niveaux de sophistication technique variés. Tous ont en commun des équipes de création composées pour l'essentiel d'une ou deux personnes, une disponibilité facile sur Internet, ainsi que (et surtout) une rafraîchissante liberté d'esprit.


LES JEUX GRATUITS


CAVE STORY

Choisi délibérément pour inaugurer cette liste, Cave Story mérite pleinement sa place au sommet. Depuis 2004, le jeu du japonais «Pixel» s'avère en effet la référence absolue en matière de création ludique indépendante: reprenant une esthétique 8-bit classique et une jouabilité n'ayant strictement rien à envier au meilleur des premières consoles domestiques, Cave Story est avant tout l'oeuvre d'un seul homme, développée sur une période de cinq ans. Si la nature de son contenu (des personnages mignons, d'innombrables méchants, l'emploi trivial des armes à feu...) n'a rien d'une révolution artistique à proprement dit, le niveau de soin appliqué à la conception graphique et mécanique, de même que l'effort d'articuler un récit quelque peu substantiel, suffisent à en faire le standard par rapport auquel sont jugés tous les jeux de plate-formes contemporains. Nintendo a reconnu l'exploit de ce manifeste sympathique pour une nouvelle ère du jeu d'auteur, et son adaptation officielle pour la console Wii va présentement bon train.

[Page d'amateur - la traduction anglaise de Cave Story se trouve sur une "patch".]
[Bande-annonce]


PASSAGE

Au premier abord, Passage peut confondre, décevoir, laisser indifférent. Il est dans la nature même de sa proposition interactive de ne pas se révéler trop facilement. Mais si cette oeuvre microscopique a su ouvrir tant de débats au sein des connaisseurs, c'est qu'elle divise catégoriquement les amateurs principalement intéressés par l'expérience ludique d'un jeu, et les autres se questionnant sur les problématiques plus complexes du médium (dans le meilleur des cas, elle constituera une révélation pour les premiers). Dans l'expression de sa vision artistique passant par une charmante esthétique minimaliste, l'Américain Jason Rohrer intègre une multitude de lieux communs suivant le jeu vidéo depuis ses débuts: la limite de temps, le coffre au trésor, le pointage, le labyrinthe... Son audace est de les organiser en un système d'une grande puissance évocatrice, illustrant les thèmes intemporels de la fatalité, de l'engagement amoureux, du libre-arbitre et de la relativité des accomplissements personnels. Et s'il ne s'avère peut-être un chef-d'oeuvre qu'en théorie (certains bouderont encore un certain manque de substance), Passage a surtout le mérite de renouveler en profondeur les concepts qui continuent de faire l'apanage du jeu vidéo, et d'encourager un regard critique sur une production commune s'interrogeant trop rarement sur le sens de ses codes.

[Page de téléchargement]


KNYTT

Le Suédois Niklas Nygren (ou « Nifflas ») fait ses jeux simplement, sans la moindre prétention intellectuelle. Sa seule intention est de les faire bien, sans faire ombrage à leur bon déroulement. Mais par une multitude de touches légères et personnelles, il leur confère une aura zen qui transcende le simple « bon moment » et débouche sur l'émerveillement pur. À cet effet, Knytt, par le dépouillement extrême de sa conception et la beauté naïve de son atmosphère, vise à retrouver le bonheur élémentaire de cette activité fondamentale qu'est l'exploration, et accomplit pour le jeu de plate-formes ce qu'espérait faire Shadow of the Colossus pour le jeu d'aventures épique (en plus de partager quelques éléments avec ce dernier). Il faut voir la manière délicate qu'a Nifflas de préparer ses changements de décor, de signaler en douceur les quelques dangers meublant son univers taciturne, de souligner sans tambours ni trompettes les morts (éphémères, bien sûr) du petit protagoniste... De toute évidence, le plaisir de la découverte prime sur l'enjeu artificiel de la difficulté, la chasse au trésor s'effectuant dans un dédale de lieux colorés, gentiment insolites, où le joueur peut naviguer à son rythme et de façon intuitive. En accélérant le pas, en étirant la durée, en introduisant un éventail de « power-ups », bref en le rendant plus conventionnel, le populaire Knytt Stories abandonnerait ce qui fait encore de cette première mouture une expérience unique. Espérons que Night Game (titre provisoire), en préparation pour la Wii, saura les rapatrier...

[Site officiel de Nifflas]


I WISH I WERE THE MOON

N'ayant à son actif qu'une poignée de modestes prototypes, le jeune Argentin Daniel Bermengui a frappé fort avec ce petit jeu Web qui impressionna plusieurs acteurs de la communauté indépendante (dont le nouveau venu Gregory Weir, qui s'en inspira pour le magnifique I Fell in Love With the Majesty of Colors). Reposant sur un canevas on ne pourrait plus dépouillé, la portion interactive de I Wish I Were the Moon consiste à intervenir entre deux êtres et décoder le rapport étrange les unissant (ou les séparant), ouvrant sur une multitude de permutations évoquant des émotions précises avec l'immédiateté des haïkus. Ce faisant, Bermengui prolonge l'expérience miniature de variations narratives entamée avec Storyteller, et raffine son langage visuel minimaliste pour le rendre plus expressif, ainsi que légèrement plus complexe. À l'instar du Passage de Jason Rohrer, s'il est loin de constituer un monument artistique à proprement parler, I Wish I Were the Moon a le bénéfice de pointer en direction d'un emploi délicat et personnel des codes ludiques, ainsi que d'entretenir un rapport intime de confiance avec son public.

[I Wish I Were the Moon sur Kongregate]
[Le blog de Daniel Bermengui]


COIL

"Please keep an open mind", nous enquièrent les auteurs de Coil au démarrage de celui-ci. En effet, le court jeu Web, accessible depuis les portails Flash les plus populaires, s'avère profondément inhabituel et se laisse déchiffrer de façon très délibérée. Juxtaposant une prose cryptique et dramatiquement chargée à une suite de variations sur le thème de l'évolution moléculaire (qui, de Flow au récent Osmos en passant par la première phase de Spore, constitue presque un sous-genre en soi), le jeu se lance dans une curieuse expérience poétique se prêtant à des interprétations fascinantes et surtout (chose rare), à une réelle intériorisation émotive. Il suffit de prendre le temps d'apprivoiser les diverses manipulations et de se prêter au jeu à répétition jusqu'à ce que l'ensemble coule de lui-même. S'il ne s'agit pas de l'oeuvre la plus représentative de la démarche d'Edmund McMillen, l'un des créateurs les plus prolifiques et intéressants parmi la communauté indépendante, Coil demeure cependant plus abouti qu'un jeu comme Aether, qui laissait deviner un immense potentiel sous des problèmes techniques navrants. Nominé lors de l'édition 2009 du Independent Games Festival dans la nouvelle catégorie "Innovation", il s'agit d'un effort audacieux qui saura sans doute en inspirer d'autres.

[Coil sur Kongregate]
[Site officiel de Edmund McMillen]


LES JEUX PAYANTS


AQUARIA

Ce qui frappe immédiatement à la rencontre d'Aquaria, c'est le raffinement extraordinaire de sa présentation. Sans crier gare, une musique remuante aux échos profonds, des arrière-plans d'une richesse incroyable, des coloris aux nuances infinies nous plongent littéralement dans un univers sous-marin qui se révèlera petit à petit. Heureusement, il devient vite évident que ce travail plastique des plus impressionnants est au moins égalé par l'intelligence de l'interface et de la construction narrative. D'une part, la navigation de ce monde bidimensionnel s'effectue de manière tellement plaisante et intuitive qu'elle fait perdre au joueur les notions du temps et de l'espace réels ; de l'autre, les développements s'enchaînent à un rythme continu, au fil des découvertes, des surprises, d'une progression générale n'ayant rien à envier à la série Metroid (que le jeu rappelle également par sa géographie labyrinthique). Inspirés par l'exploit de Cave Story, Derek Yu et Alec Holowka ont voulu prouver qu'une production indépendante pouvait rivaliser avec la grande industrie en termes d'immersion totale dans un environnement et une fiction, sans pour autant s'affranchir totalement d'une forme de classicisme liée à un certain âge d'or du médium. C'est à juste titre que cette réalisation exceptionnelle est fréquemment identifiée comme un point tournant, et son prix relativement élevé ne devrait pas freiner les curieux lassés des propositions industrielles régulières.

[Site officiel du jeu]
[Bande-annonce]


CRAYON PHYSICS DELUXE

La reproduction informatique de la gravité est une préoccupation technique majeure des concepteurs de jeux vidéo, et le Finlandais Petri Purho se présente comme l'un des maîtres incontestés dans ce créneau particulier. Il est pourtant facile de douter de l'intérêt du concept pour le moins simpliste de Crayon Physics... du moins jusqu'au moment d'y consacrer quelques minutes et d'être convaincu bien rapidement. En effet, le jeune programmeur a conçu un jouet virtuel d'une facilité d'utilisation confondante et d'une souplesse tout bonnement stupéfiante. Sa grande inspiration, cependant, est de l'avoir intégré dans un enrobage visuel et musical à couper le souffle, d'une naïveté assumée se prêtant à la rêverie et à l'invention créative. Introduisant ses concepts de façon mesurée, proposant à l'utilisateur des défis et situations pratiques d'une ingéniosité sans bornes, Purho fait preuve d'une grande maîtrise de son médium, sans pour autant se réclamer d'une ambition d'auteur quelconque. D'un coût somme toute considérable de vingt dollars, ce grand gagnant de l'édition 2008 du Independent Games Festival transporte l'esprit aussi loin que le voudra le joueur, et affirme les nombreux bienfaits d'une expérience ludique bien mesurée.

[Site officiel du jeu]
[Bande-annonce]


EVERYDAY SHOOTER

D'une manière bien moins superficielle qu'il n'y paraît d'abord, Everyday Shooter accomplit envers le jeu vidéo ce que Mondrian a fait pour la peinture. En effet, ce qui distingue le travail de Jonathan Mak du commun des jeux d'arcade à l'ancienne (les "everyday shooters" du titre), c'est la remarquable pureté de son esthétique géométrique, de même que l'implacable solidité de sa mécanique inventive. Accordant l'ensemble à des compositions musicales de son cru (mais néanmoins d'une qualité inégale), Mak distille le concept de jeu vidéo à ce qu'il a de plus élémentaire, modulant soigneusement la progression dramatique de ses "morceaux", allant jusqu'à rendre abstraite l'idée même de violence. La métaphore musicale tient la route jusqu'au bout: l'on apprivoise le jeu comme on apprend à maîtriser un instrument, s'adaptant aux règles changeantes et aux innombrables imprévus, se fondant momentanément à la machine le temps d'une expérience à la fois brutale et curieusement paisible. Objet brouillon, étrange mais intensément personnel, Everyday Shooter vaut amplement les dix malheureux dollars qu'il nous quête.

[Site officiel du jeu - le jeu est aussi disponible via le Playstation Network de Sony]
[Bande-annonce]


BRAID

L'histoire du développement de Braid est presque plus intéressante que l'objet lui-même. Il fait aujourd'hui partie du savoir commun des joueurs avertis que ce jeu de plate-formes pourtant relativement léger a coûté plus de trois années et 180 000 dollars à son créateur principal. Entretemps, ledit auteur Jonathan Blow a multiplié les apparitions publiques, propageant ses opinions sur le potentiel expressif des jeux vidéo (et les obstacles à celui-ci), et remportant des prix qui ne firent que hausser les attentes quant au produit final toujours plus repoussé. Si bien qu'il était presque impossible que le jeu provoque autre chose que la déception générale... Pourtant, Braid est aujourd'hui largement salué comme l'un des exemples suprêmes des vertus de la conception indépendante, célébré notamment par un site aussi méconnu que GameSpot lors de leurs distinctions de fin d'année 2008. Il ne fait certainement aucun doute que Blow s'est investi corps et âme dans ce projet, ce qui a dû causer l'étonnement admiratif chez beaucoup d'observateurs ; un récit déconstruit et chargé d'émotion y accompagne en effet une imagerie impressionniste des plus cohérentes et originales. C'est l'intégration de l'aspect narratif à l'ensemble de la proposition interactive qui, néanmoins, fait défaut à l'occasion... Ceci étant dit, Braid demeure un modèle remarquable de game design novateur et inspiré, récompensant les efforts actifs et la réflexion latérale de son utilisateur. Disponible très bientôt sur Internet (et présentement par le biais du service Xbox Live), il s'agit d'une oeuvre incontournable dont on anticipe déjà le successeur.

[Site officiel du jeu]
[Aperçu]


WORLD OF GOO

La magie de World of Goo opère avant même que la partie démarre. Des messages de courtoisie industrielle fantaisiste accompagnent les phases du téléchargement et de l'installation ; une liste d'opérations absurde et hilarante ("distilling beauty", "sandbagging expectations", "deterministically simulating the future"...) défile en guise d'écran de chargement. Subtilement, avec une assurance et une légèreté hors du commun, le chef concepteur Kyle Gabler met la table pour une expérience de jeu extraordinaire intégrant l'entièreté des sphères de l'intelligence. Par une imagerie proche du cartoon, il établit un univers confortable qu'il approfondira ensuite à sa guise ; par une musique du calibre des meilleurs groupes instrumentaux, il injecte aux situations des émotions tour à tour intenses et décontractées ; par une écriture drôle et imaginative, finalement, il dirige consciencieusement les opérations du joueur tout en leur fournissant un contexte narratif souvent fort pertinent, ou à tout le moins accordé au ton des procédures. Tous ces éléments viennent renforcer une action principale mobilisant chez le joueur des talents d'ingénieur improvisé, donnant lieu à des moments de tension insoutenable (généralement suivis d'instants de bonheur inestimables). D'un intérêt ludique et esthétique soutenu, constamment surprenant, voire carrément épique à l'occasion, World of Goo est un chef-d'oeuvre de game design sur tous les plans, justement récompensé sur plusieurs tribunes officielles et unanimement bien reçu par la communauté des joueurs enthousiastes. Comment une telle réussite a-t-elle pu se réaliser? La réponse se trouve peut-être dans le générique...

[Site officiel du jeu - le jeu est aussi disponible via le service WiiWare de Nintendo]
[Bande-annonce]