UNE CAMÉRA DANS LA SOURIS : THE MOVIES
Lundi 6 Avril 2009

Par Louis Filiatrault

On l'a souvent entendu de la bouche des penseurs comme de celle des chefs de studio: le jeu vidéo serait le nouveau cinéma, les acteurs virtuels remplaceront les comédiens de chair, le spectateur sera maître du récit, et ainsi de suite. Il importe cependant de savoir de quel cinéma on parle, ou plutôt à quelle conception du cinéma font référence les divers intervenants. Il sera bien sûr question dans certains cas d'un cinéma populaire dont le sommet artistique serait La Liste de Schindler, et ailleurs d'un «cinéma» hypothétique, encore à inventer, affranchi de l'héritage des grands auteurs du septième art. Il s'agit donc, dans un cas, d'une vision punitivement étroite, et de l'autre d'une conception encore trop vague pour être constructive.

La révolution numérique a permis à plus d'amateurs que jamais de se convertir à la vidéo, mais des ressources limitées continuent de restreindre les phantasmes les plus farfelus des aspirants cinéastes assoiffés de nouvelles images - en l'occurence les leurs. C'est un peu à cette réalité que cherche à répondre un jeu comme The Movies, qui propose entre autres choses un système de création « filmique » correspondant plus ou moins étroitement à la machine hollywoodienne. Que le programme échoue à satisfaire les attentes créatives les plus pointues ne constitue pas une surprise en soi, mais c'est une toute autre dimension qui en fait un objet d'intérêt particulier pour les cinéphiles. C'est en fait dans le non-dit que The Movies se montre le plus révélateur ; non pas de ses richesses, mais bien des limites intrinsèques et sans doute inconscientes de sa conception de l'art cinématographique.

Produit par le studio Lionhead de Peter Molyneux, The Movies correspond au modèle traditionnel du « god game », ou jeu de gestion totalitaire. Dire que Molyneux bénéficie d'une « légère » expérience dans le domaine serait tout le contraire d'une exagération; les séries Populous et Dungeon Keeper comptent en effet parmi les références définitives du genre, constamment citées au côté de Sim City ou de Civilization. Aussi est-il curieux de voir The Movies receler des éléments d'un amateurisme dérangeant, notamment en ce qui concerne la manipulation des bâtiments et des personnages. Le manque de poli s'avère particulièrement problématique dans la mesure où la portion « gestion » occupe une part considérable du temps de jeu, lui assurant une continuité et une mise en contexte pertinente. Il est cependant possible de pardonner certaines erreurs et de se réjouir de la prémisse, qui demeure tout à fait délicieuse.

Pour résumer rapidement, The Movies nous propose de réécrire l'histoire de Hollywood. Débutant avec un terrain vague et une filée de candidats à l'entretien et à la construction, le joueur est essentiellement laissé à lui-même pour démarrer son propre studio. Et comme de fait, les premières étapes de la fondation s'avèrent tout à fait plaisantes à traverser, facilitées par une aide abondante et une atmosphère décontractée. À ce titre, la dimension sonore contribue largement à l'intégration rapide du joueur, lui fournissant une quantité d'indices audibles accroissant le sentiment de progression et d'activité constante. La diffusion « radiophonique » permanente, composée d'excellentes pièces dans le style des époques et d'interventions à saveur parodique, est également un agent d'immersion puissant. Mais ce ne sont là que les éléments de mise en scène primaires d'un système nous orientant vers la production de ces objets complexes et protéiformes que sont les films.

Les premières oeuvres d'une partie sont réalisées automatiquement: scénarisées à la chaîne par des professionnels, mises en scène de façon rudimentaire par des tâcherons capricieux. Pratiquement aléatoires (ou reliés par la plus mince des logiques), les résultats sont généralement hilarants, pastichant de façon criarde les tics du cinéma primitif. Mais le joueur, moyennant une certaine performance dans sa gestion, a bientôt accès au « bureau de scénarisation avancée », ou plutôt aux outils de création de ses propres courts-métrages virtuels. Et c'est à ce moment que The Movies devient réellement intéressant (sur condition d'une imagination cinématographique minimale de la part de l'utilisateur). En effet, celui-ci se voit offrir un éventail considérable d'angles de caméra et d'animations pré-enregistrées ; sa tâche est de les visionner, laborieusement, au moyen d'une interface peu commode, et de trouver un moyen de les agencer en histoires. Quelque peu intimidant au départ, le jeu devient rapidement contagieux, à mesure que les vignettes insolites et apparemment inutilisables inspirent les prémisses pour des produits futurs, et que l'enthousiasme de réaliser le suivant devient le principal argument pour la poursuite de la partie. C'est ainsi que la phase «administrative» devient une part intégrante de la dimension « créative », inscrivant les oeuvres dans un cadre plus large comportant sa part de suspense et de petits drames.

En un sens, les petits films réalisés (aussi appelés « machinimae » en langage cybernétique) constituent une récompense en soi ; le joueur est libre d'apprécier ses accomplissements et de poursuivre sa démarche à sa guise. Cependant, le jeu introduit d'emblée un système d'évaluation qui ajoute une couche de sens particulièrement problématique à l'ensemble. En effet, chaque film produit se retrouve soumis, comme de raison, à l'opinion des critiques (que l'on sait souvent sans scrupules). Comiques au départ, traduisant une manière superficielle de concevoir les films comme il s'en trouve encore aujourd'hui, les fameux commentaires deviennent suspects lorsqu'il devient évident que les critères de jugement (ni leur formulation) n'évoluent pas avec les âges, et que ceux-ci ne concernent que les éléments stériles de rendement industriel et de concordance au goût du jour. L'expérience des techniciens, la nouveauté des décors, l'humeur quantifiable des vedettes... Voilà ce qui influe sur le grand ordre des choses dans The Movies, et qui incidemment déterminera l'affluence et la reconnaissance virtuelles des produits finis. Il en revient alors au joueur de savoir jouer le jeu, de gérer intelligemment les facteurs intra- et extrafilmiques, sous peine de s'enfoncer dans les difficultés les plus catastrophiques. Mais la question que soulève indirectement le jeu est la suivante: aurait-il pu en être autrement?

The Movies met en lumière certaines réalités qui ne nous apparaissent jamais aussi évidentes que lorsqu'elles nous sont rappelées involontairement. Il témoigne, d'une part, de l'incapacité absolue d'un ordinateur à juger des actes créatifs de l'être humain, c'est-à-dire autrement que par des barèmes absurdes qui n'en respectent aucunement les réelles qualités. D'autre part, il rappelle de toute évidence les limites de l'imagerie informatique en tant que substitut de la présence humaine ; sans être le fruit de la fine pointe de la technologie de l'époque ni d'une ambition artistique dépassant le divertissement sympathique, les modèles virtuels et les actes encapsulés de The Movies s'avèrent suffisamment expressifs pour en refléter à la fois le potentiel amusant et les handicaps graves. À ce titre, le présent rédacteur peut affirmer d'expérience qu'une tentative de fiction ''désertique'' à la manière d'Antonioni s'est avérée particulièrement loufoque...

Ces deux aspects d'un jeu interactif aux intentions modestes s'avèreraient bien innoffensifs... si celui-ci ne semblait pas renier catégoriquement le caractère évolutif du cinéma en tant que plate-forme d'expression. En effet, le système d'évaluation imposé par The Movies témoigne d'une vision du cinéma entièrement basée sur le progrès technologique, et infère une connotation diminutive du cinéma des premiers temps. Nous avons mentionné le caractère humoristique des premières productions d'une partie régulière ; malheureusement, ces modestes essais se voient attribués un nombre d'« étoiles de mérite » risible, là où les productions subséquentes ne cesseront de faire monter la barre. En ce sens, l'équipe de Molyneux échoue à traduire l'idée de standards changeants, et tend plutôt à dévaloriser les oeuvres « primitives » en les juxtaposant au lustre du cinéma « moderne », qui dans le contexte du jeu ne correspond qu'à une technique plus performante. Il est ainsi dommage de voir la progression du jeu menée par un regard diminutif, qui s'avère en fait une insulte à l'histoire du septième art.

Ceci étant dit, là où The Movies réussit sur toute la ligne, c'est dans son évocation subtilement humoristique, mais néanmoins tout à fait éclairée, de l'histoire culturelle américaine du XXe siècle (telle que vue par le prisme européen). Nous avons mentionné la radio perpétuelle modifiant son contenu au fil des ères, mais pas la manière dont les grands événements historiques engendraient des fluctuations dans l'enthousiasme collectif pour des genres spécifiques, traduisant finalement les changements de mentalité générale reflétés dans les commentaires des animateurs. De surcroît, si l'apparence du studio demeure strictement la même à travers les décennies (au-delà de son ampleur géographique), la manière dont Lionhead structure la course technologique au sein de l'industrie du cinéma s'avère uniformément convaincante, correspondant sensiblement à l'histoire réelle mais dépendant néanmoins de l'activité du joueur. Il résulte de l'ensemble de ce travail de reconstitution un formidable sentiment de continuité, perceptible à même les films produits, élargissant de plus en plus l'éventail de contenu possible et s'adaptant quelque peu aux moeurs des époques simulées.

En tant que jeu de gestion, The Movies n'accomplit rien d'extraordinaire. Son esthétique de surface reproduit de façon peu inventive celle de la série The Sims, tandis que l'entretien du terrain et du moral des vedettes impose une panoplie de corvées redondantes ne faisant appel à aucune intelligence. Mais comme nous l'avons suggéré plus haut, c'est le va-et-vient entre les deux modes d'interaction qui procure au jeu une certaine originalité, de même qu'un très haut risque de dépendance. Car s'il ne parvient pas à exprimer une vision constructive du cinéma et encourager la vertu artistique, The Movies n'en propose pas moins un défi des plus stimulants, à savoir de faire luire une étincelle de créativité au sein d'un environnement virtuel carrément hostile au concept. En luttant avec des commandes peu avenantes, le joueur finit par terrasser la machine et en extraire des objets qui sont bien le fruit de sa cogitation et de ses facultés de synthèse. Et au fond, n'est-ce pas là exactement ce en quoi consiste la réalisation cinématographique? Le jeu n'en propose peut-être qu'une distillation phantasmée, mais parvient contre vents et marées à évoquer le sentiment du combat de l'artiste face au colosse industriel. Que cette réussite soit volontaire ou non, c'est bien le moins qu'on pouvait lui demander.