DES SQUELETTES DANS LE CLAVIER : GRIM FANDANGO
Lundi 6 Avril 2009

Par Louis Filiatrault

Dans un monde parallèle, Tim Schafer serait devenu chef de projet chez Pixar ou aurait créé sa propre série de bandes dessinées. Mais l'histoire, dans une réjouissante tournure, en a voulu autrement, et vit plutôt l'Américain s'accrocher à son intérêt précoce pour les jeux primitifs et se lancer dans le domaine de l'informatique. Elle a ainsi donné au monde, plus qu'un excellent artisan parmi tant d'autres, l'un des seuls véritables auteurs du jeu vidéo commercial. Mais l'histoire ne s'écrit pas par elle-même, et il nous appartient de chercher les causes de tels phénomènes.

C'est un fait connu, le monde du jeu vidéo ne brille pas par son imagination. Si des pionniers comme Shigeru Miyamoto ont jeté les bases d'un imaginaire ludique partagé et respecté, force est d'admettre que c'est une forme de « clonage » de conventions qui continue d'alimenter la production industrielle de jeux fantaisistes, de même qu'un recyclage de lieux communs qui trace une ligne générique de Contra à Gears of War, en passant par l'inévitable Doom. De façon générale, le public ne s'en ressent aucunement, parfaitement satisfait par des expériences de jeu souvent très bien calibrées. Cependant, les choses n'ont pas toujours été ainsi, et il fut un temps où au moins un studio crût que la construction d'univers étonnants constituait une entreprise légitime. Ce studio était LucasArts, parrainé par George Lucas lui-même, mais encore affranchi dans les années 80 du poids d'une certaine franchise de science-fiction qui finirait par engloutir ses activités. C'est là que Tim Schafer, programmeur fraîchement formé, ferait son entrée.

L'histoire de l'ascension de Schafer rappelle étrangement celle de Woody Allen: d'abord assigné à des tâches subalternes, le jeune homme se fit rapidement remarquer pour les qualités de son écriture, et occuperait une place de plus en plus importante au fil des projets, au point de finir par diriger ses propres créations. Ce genre de récit semble trop beau pour être vrai, mais demeure envisageable dans le contexte d'une industrie ne s'étant pas encore embarquée dans la logique des méga-productions et de la gestion tentaculaire. Dirigée par Ron Gilbert, principal responsable de l'excellente série Monkey Island, l'équipe réduite du LucasArts de l'époque savait reconnaître à juste titre les talents de ses membres et les mettre à contribution pour le bénéfice de tous. C'est donc sa vision propre, mais aussi un environnement particulièrement propice à son épanouissement qui permit à Schafer de devenir l'icône que l'on connaît aujourd'hui.

Nous l'avons dit, l'imaginaire vidéo-ludique apparaît souvent déficient. En effet, nombre d'artistes oeuvrant dans le domaine (et même les meilleurs) semblent coincés dans les thématiques de fantaisie héroique ou de science-fiction qui ont fait les beaux jours du médium. Dans ce contexte, l'esprit à la fois délirant et profondément cohérent des créations de Tim Schafer apparaissent comme de véritables oasis de fraîcheur. Dès The Secret of Monkey Island, la patte du scénariste se laisse percevoir dans la façon d'établir les personnages en quelques phrases et de maintenir ces caractères au fil du déroulement. Dans Day of the Tentacle, des éléments de résolution qui ne devraient faire aucun sens trouvent une curieuse logique dans le contexte du jeu, s'amusant notamment avec les figures historiques. On observe finalement une évolution à la fois dans les référents et dans la présentation des jeux de l'auteur. En ce sens, c'est un véritable sens de la mise en scène qui dirige le traitement de Full Throttle, histoire de motards se démarquant par sa concision et son atmosphère cinématographique (tel que montré ci-dessous).

Ce qui nous amène, lentement mais sûrement, au cas particulier de Grim Fandango, l'une des créations les plus originales de l'histoire du jeu vidéo. Objet d'un véritable culte parmi les joueurs avertis, l'oeuvre mériterait déjà l'attention la plus vive si elle ne consistait qu'en un survol peu exhaustif de sa prémisse géniale: au Pays des Morts, les défunts rachètent les péchés de leur vivant en cherchant un passage vers le Neuvième Monde, lieu du présumé repos éternel. Certains ont la chance de s'y rendre sur-le-champ, d'autres exercent patiemment des services communautaires, et d'autres encore ont tout simplement abandonné tout espoir de quitter leur nouvelle patrie. Mais plutôt que d'en avoir tiré une expérience de jeu bancale et peu inventive, le génie de Schafer et de l'équipe de LucasArts est d'avoir développé cet univers insolite à son plein potentiel, s'adressant à des joueurs matures et pleinement engagés.

Les premières minutes de Grim Fandango sont inoubliables. Loquace et dynamique, l'introduction cinématique du jeu se démarque légèrement par sa qualité technique, mais surtout par l'assurance remarquable avec laquelle elle établit l'existence de son personnage principal au sein de ce monde encore inconnu. En quelques répliques bien composées, les principaux enjeux concernant l'ensemble des arrivants au Pays des Morts sont présentés, avant qu'un retour à l'intimité de Manny Calavera nous révèle toute la nature pathétique de son quotidien. Mais bien vite, les commandes sont remises au joueur, et l'exploration peut commencer.

C'est cette activité fondamentale du jeu vidéo, l'exploration, que Grim Fandango amène à un sommet rarement égalé. Structuré en une suite d'énigmes typiquement ardues, son gameplay demeure avant tout un prétexte à la découverte, à l'assouvissement de la pulsion de curiosité que bien des gamers finissent par se découvrir. Exerçant un contrôle direct sur son avatar (là où les jeux précédents de LucasArts lui faisaient interagir avec les divers éléments par l'entremise de la souris), le joueur a tout le loisir d'arpenter l'univers tridimensionnel, découpé en angles de caméra savamment calculés, recueillant une à une les observations de Manny sur les divers objets suscitant son intérêt. L'exploration se prolonge également dans les conversations avec les nombreux personnages, révélant à chaque réplique une part d'eux-mêmes et du monde qui les entoure. Et c'est précisément à cet égard que Grim Fandango trouve tout son intérêt: décodant à sa guise, à son rythme, l'univers virtuel qui lui est présenté, le joueur est convié à un travail de synthèse passionnant, assemblant une image mentale d'un ailleurs imaginaire aussi riche que ceux des plus belles créations littéraires.

C'est précisément la déficience en matière d'éléments évoquant le reste de la diégèse qui fait la faiblesse de certains passages plus tardifs, davantage centrés sur les développements de l'intrigue et campés en des lieux isolés. À l'inverse, c'est une étourdissante accumulation de données narratives très spécifiques qui fait la force du premier passage dans la ville de Rubacava, correspondant au deuxième quart du jeu. Plusieurs éléments font de cette séquence particulière un chef-d'œuvre de conception virtuelle: d'une part, la conception architecturale des lieux, exposés dans leur ensemble dès l'ouverture au moyen d'une stupéfiante plongée ; d'autre part, l'assemblage limpide de compositions musicales feutrées, uniformément excellentes à travers le jeu mais atteignant ici un paroxysme atmosphérique. Mais d'autres éléments plus subtils s'ajoutent à ces détails esthétiques déjà imposants: pour tout dire, les dialogues avec les personnages rencontrés à Rubacava sont si bien écrits qu'il en émerge un sentiment de communauté naturel et incroyablement convainquant. Paradoxalement, tandis que le héros cherche précisément un moyen de s'enfuir, le joueur souhaite mieux découvrir ce système complexe, tissé d'anecdotes et d'allusions appelant une temporalité antérieure à son intervention. Mais toute bonne chose ayant une fin, celui-ci doit bien se résigner à revenir à la triste réalité (celle du jeu d'aventures traditionnel, entendons-nous...).

En effet, la dimension narrative et exploratoire de Grim Fandango est tellement immersive et aboutie qu'elle en finit par diminuer la composante proprement active du gameplay, à savoir la résolution des énigmes. Plus ingénieuses que celles de la moyenne des jeux d'aventures, moins frustrantes que celles du précédent Full Throttle, celles-ci varient néanmoins en termes d'évidence et de vraisemblance, au point d'en être franchement obscures à l'occasion (voir le mystère de la « photo-finish », exigeant des capacités associatives pour le moins déconcertantes...). Dans le meilleur des cas, le franchissement des obstacles apparaîtra comme une extension logique de l'univers de jeu, tablant sur les nombreux indices laissés à travers les dialogues ; dans le pire, il laissera sentir la nature artificielle de certaines épreuves, entravant la progression du récit de façon arbitraire. Il s'agit là des limites, nécessaires en un sens, de l'institution générique dans laquelle Schafer inscrit consciemment son jeu: consacrant l'essentiel de son effort créatif à l'élaboration d'un monde qu'il sera intéressant de déchiffrer, l'auteur se doit de composer avec certains codes imposés, par son employeur comme par son public. Le résultat demeure inégal, compliqué à l'occasion par une interface rappelant celle des premiers Resident Evil, mais témoigne néanmoins d'une grande modernité de l'esprit, sollicitant une lecture stimulante plutôt qu'une interaction mécanique et vide de sens.

Sorti en 1998, cinq ans après que le phénomène Myst ait bouleversé le paysage du jeu d'aventures, Grim Fandango est fréquemment identifié, à tort ou à raison, comme étant le « dernier souffle » d'envergure du genre (ce qui s'avère étrangement de circonstance...). À un moment où l'ensemble des développeurs cherchaient par tous les moyens à intégrer la 3-D encore balbutiante à leurs produits, l'équipe de Tim Schafer l'a fait de manière élégante et intelligente: incrustant des figurines crues et dynamiques à des décors fixes et pré-rendus, Grim Fandango trouve un équilibre visuel magnifique, remplissant de façon équitable des fonctions esthétique (par la beauté de ses compositions), signifiante (par ce qu'elles révèlent d'un monde virtuel chargé) et fonctionnelle (en ce qu'elles orientent subtilement la navigation). D'un intérêt fluctuant, se concluant par ailleurs de façon quelque peu hâtive, le récit n'en demeure pas moins l'un des plus étoffés et captivants que les jeux vidéo aient produits, et ce malgré le développement peu convaincant de l'enjeu sentimental au centre de l'intrigue. Il est aussi intéressant de constater que Tim Schafer, avec le réjouissant Psychonauts, continuerait de renouveler sa manière de raconter: d'une part en expérimentant le modèle plus mouvementé du jeu de plate-formes, puis en empruntant un format épisodique constitué d'allers et de retours entre divers espaces mentaux.

En somme, aussi passionnant soit-il, Grim Fandango ne représente qu'une étape dans une démarche créative plus large, orientée vers un divertissement à la fois novateur et familier. Si, interrogé par IGN sur la sempiternelle question du potentiel artistique des jeux vidéo, Tim Schafer répond: « Ah, who cares anyway... », c'est parce qu'il a compris depuis longtemps que les préceptes d'une expérience ludique riche n'étaient pas hors d'atteinte pour les game designers d'aujourd'hui, mais qu'ils étaient inhérents au médium et qu'il suffisait de l'orienter de façon imaginative pour les révéler. Une perspective que Grim Fandango applique de façon imparfaite, mais néanmoins tout à fait splendide.