ENTRETIEN AVEC TALE OF TALES
Lundi 6 Avril 2009

Par Louis Filiatrault

La communauté de concepteurs de jeu indépendants est une chose éclatée caressant des idéaux multiples. C'est faute de nombre et de visibilité qu'on les regroupe sous la même bannière ; certains visent à proposer les meilleures expériences ludiques possibles, d'autres à dérouter, d'autre encore à épurer le jeu jusqu'au bord de l'abstraction. Mais même au sein de ce rassemblement disparate, le cas de Tale of Tales se démarque à part entière. Reconnus d'abord pour leurs oeuvres d'art Web (et ultimement lassés par le milieu de l'art actuel), les Belges Michaël Samyn et Auriea Harvey, à l'inverse de nombre de leurs pairs scandinaves et nord-américains, ont refusé le minimalisme à saveur rétro et choisi d'embrasser la technologie 3-D à son plein potentiel. C'est une vision artistique riche et articulée qui les distinguent parmi les auteurs de jeux vidéo d'aujourd'hui, et j'ai cru bon de m'adresser à la source afin de mieux dégager les tenants et aboutissants de leur conception du médium.


THE GRAVEYARD

Pano: Au premier contact de vos oeuvres interactives, il apparaît évident que vous cultivez un certain naturalisme, assez proche du cinéma dans le mouvement et le réalisme photographique des images. Pensez-vous être influencés d'une quelconque manière, au niveau esthétique ou thématique, par votre culture cinématographique? Je me souviens que le nom de Bergman était mentionné dans le document analysant le développement de The Graveyard...

ToT: Il est ironique que vous parliez de réalisme photographique dans le contexte de notre travail parce que nous avons toujours pris explicitement position contre cela, et en faveur d'un style esthétique qui exploiterait les aspects uniques de la technologie, plutôt que de copier les autres médias. Ceci étant dit, on retrouve sans doute un certain naturalisme dans notre oeuvre, en ce sens que nous voulons que l'expérience «transpire la réalité» (au lieu de simplement « paraître réelle »). Nous aimons nous définir en tant que « néo-paysagistes », dans le sens romantique où nous cherchons à évoquer ce que nous ressentons par rapport à un certain sujet, environnement, personnage, etc. Cela s'apparente souvent à une simulation, mais bien une simulation de quelque chose qui n'existe pas vraiment, une simulation ou une « réalisation » d'un souvenir, peut-être.

Notre travail ne constitue donc pas autant une objectivation du réalisme qu'une tentative de créer un moment approprié à l'immersion émotive du joueur dans un certain récit. Et c'est probablement sur ce point que nous ressentons des affinités avec certains films d'auteur (l'oeuvre d'Ingmar Bergman, mais également de Wong Kar Wai, Hal Hartley et même de Jean-Luc Godard, Perdo Almodovàr, Peter Greenaway ainsi que des animateurs Hayao Miyazaki et Michel Ocelot). Ces films ne sont pas réalistes, mais sont plutôt stylisés d'une manière permettant au public de vivre l'expérience des idées et des émotions plus directement. Le médium interactif nous permet d'avancer un peu plus loin dans cette direction parce que, en tant qu'auteurs, nous n'avons pas besoin de faire de choix explicites, de mener le spectateur le long d'un sentier linéaire. Nous pouvons créer un environnement dans lequel le joueur canalise les thèmes impliqués de son propre point de vue, beaucoup plus directement qu'il ne serait possible dans un médium linéaire, non-interactif comme le cinéma. Plutôt que de simplement montrer une image à quelqu'un et se croiser les doigts, nous pouvons inclure notre public et réagir à leurs mouvances et leurs sentiments.

Pano: À votre avis, que « doit » le médium interactif au cinéma? Quelles forces lui a-t-il transmises et quelles limites lui impose-t-il?

ToT: Beaucoup de gens, incluant beaucoup de développeurs de jeux, imaginent une relation beaucoup plus forte entre le cinéma et les jeux vidéo qu'il n'y en a en réalité. Les jeux puisent certainement de l'inspiration des films, en termes d'utilisation de la caméra et de jeu des acteurs par exemple, et travailler avec des scénaristes, réalisateurs ou acteurs d'Hollywood est très bon pour la promotion. Mais la tendance générale au sein des « connaisseurs » veut que la plupart des liens au cinéma soient mauvais. Les « vrais gamers » considèrent presque l'inclusion de scènes cinématiques non interactives comme un péché mortel (et il n'y a pas un seul jeu qui nous permet de les passer), et la linéarité est également boudée, en théorie -- même si, en pratique, la plupart des jeux demeurent hautement linéaires.

En fait, il semble qu'il y ait beaucoup plus d'influence ayant cours dans le sens inverse, à travers des films s'essayant à la non-linéarité, ou à la multi-linéarité, ainsi qu'une omniprésence des caméras « à la première personne », et ainsi de suite. Cela pourrait n'être qu'une coïncidence, bien sûr, car il se trouve que les médias interactifs s'avèrent beaucoup plus appropriés à l'expression du monde fracturé, ambigu et dissonant dans lequel nous vivons aujourd'hui. Peut-être, ainsi, que les auteurs de films répondent à cette réalité et non à son expression dans les jeux.

Dans notre propre travail, nous nous sommes toujours sentis plus près de la peinture, de la sculpture et de l'architecture que du cinéma. Car, si le résultat final s'avère similaire - une image mouvante bidimensionnelle sur une surface rectangulaire - la manière dont un jeu est conçu est entièrement différente de celle d'un film. Le cinéma a atteint une maîtrise admirable de l'écran bidimensionnel, mais les jeux, et ce dans une très large mesure, sont explorés en tant que mondes, en tant qu'environnements, en tant que lieux que nous pouvons visiter et corps que nous pouvons habiter. En tant que quelque chose à faire et non seulement à voir. Si le rectangle de l'écran de cinéma est une fenêtre à travers laquelle nous entrevoyons une partie du monde, peut-être alors que l'écran de jeu vidéo occupe une fonction de porte à travers laquelle nous pouvons entrer dans ce monde.

Tout cela ne signifie pas que les développeurs de jeux ne peuvent rien apprendre du cinéma. Nous devons simplement faire attention de ne pas considérer les jeux comme une forme améliorée (ou handicappée) de cinéma. Il s'agit en fait d'un médium très différent, même s'il reste peu expérimenté en regard de son potentiel artistique.


THE ENDLESS FOREST

Pano: Un minimum d'attention porté à vos oeuvres révèle effectivement un soin du détail aussi raffiné que le permet la technologie à votre disposition, et s'apparente bel et bien au travail sculptural et pictural ; je pense à la subtilité des animations «pré-enregistrées» de The Endless Forest, à la limpidité de l'éclairage dynamique... Il en va de même de la conception sonore, que vos collaborateurs élaborent avec la plus grande finesse. Mais il me semble, sous toutes réserves, que ces éléments demeurent beaucoup plus simples à réaliser que l'animation crédible d'un visage humain, par exemple. À cet égard, que pensez-vous des efforts d'un studio comme Quantic Dream (producteur de Indigo Prophecy, concevant présentement Heavy Rain), dont les recherches en animation numérique aspirent à simuler le visage de la façon la plus réaliste possible (et surtout en temps réel)? Estimez-vous que les accomplissements d'un artiste comme Takayoshi Sato (directeur de l'animation des cinématiques de Silent Hill 2, que vous avez déjà interviewé) parvenaient déjà à traduire suffisamment bien l'expression humaine?

ToT: Nous sommes en fait plus intéressés par les expériences de Quantic Dream sur l'interactivité et la narration que par leur quête du réalisme photographique. Celui-ci sera peut-être atteint un jour dans les jeux informatiques, mais il exige encore un bon jeu d'acteurs... Sans parler d'une bonne histoire. Présentement, le réalisme photographique représente le dernier de nos soucis. En fait, nous sommes plus intéressés à rechercher d'autres possibilités esthétiques offertes par le médium.

Pourquoi simuler un visage quand on peut évoquer l'émotion de toucher ce visage? Les jeux informatiques ne consistent pas qu'en des expériences rétiniennes, ils constituent des expériences multi-sensorielles engageant tout le corps. En somme: les jeux concernent l'« être », et non seulement le « voir ». À notre avis, la « suspension d'incrédulité » ['' suspension of disbelief ''] qu'une animation faciale « irréaliste » exige est un prix minime à payer.

Le talent d'artistes comme Takayoshi Sato réside dans la stylisation. Pas simplement en raison de la simplicité de son style ; il change un visage et une expression en poème, en choisissant soigneusement les éléments qu'il désire y inclure et ceux qu'il préfère laisser de côté. Son travail est peut-être plus près de la confection de masques africains que de la sculpture grecque. Mais il n'en est pas moins expressif ; il est tout aussi expressif, mais d'une façon différente. Et peut-être qu'il peut exprimer des choses différentes.

Nous sommes d'accord que l'expression faciale humaine dans la plupart des jeux se situe sous les standards. Mais nous pensons aussi que cet aspect de la représentation est beaucoup moins important dans l'art interactif qu'il ne l'est au cinéma, dans lequel tout s'érige ou s'écroule en fonction de la prestation de l'acteur. Dans les jeux, à l'inverse, tout s'érige ou s'écroule en fonction de la prestation du joueur! Et il s'agit d'une immense variable. Ce qui explique en partie pourquoi cette technologie apparaît si excitante en tant que médium artistique.

Pano: Revenons à la question plus large de la « simulation ». À votre avis, comment une promenade virtuelle peut-elle rivaliser avec son homologue réelle? Plus concrètement, croyez-vous que l'effort grandissant derrière la conception d'univers vastes et détaillés (comme ceux de Fallout ou de Grand Theft Auto, par exemple) en vaut réellement la peine?

ToT: Notre réponse à votre première question est très simple. Avez-vous déjà rencontré un crocodile lors d'une de vos promenades réelles? Avez-vous déjà rencontré un crocodile bleu, long de dix mètres, qui portait un chapeau? Et si c'était le cas, pourriez-vous simplement lui parler au lieu d'être dévoré? Les environnements virtuels peuvent offrir des expériences que l'on ne pourrait jamais connaître dans la vraie vie. Elles n'ont même pas besoin d'être aussi extrêmes que la rencontre d'un crocodile parlant. Elles peuvent être aussi simples que de ressentir la beauté d'une forêt romantique ; un endroit qui n'existe que dans les rêves et les phantasmes parce que les vraies forêts sont remplies de moustiques et d'autres animaux désagréables. Et souvent elles empestent...

C'est une erreur de croire que la simulation rendue possible par la technologie interactive est limitée par les contraintes du vrai monde. La seule raison de prendre en compte ces limites est de donner à l'utilisateur une réalité à laquelle il peut adhérer. Si les objets tombent dans un jeu et se cassent en heurtant le sol, c'est parce que le concepteur a décidé qu'il en était ainsi. Il n'y a pas de lois physiques auxquelles doit souscrire un modèle informatique. Il n'y a aucune raison pour laquelle une personne doit avoir deux jambes et non trois ou cent, outre les choix artistiques faits par le créateur.

Le fait que beaucoup de jeux prennent place dans des univers qui nous sont familiers, qu'il s'agisse de mondes inspirés de la vraie vie ou de la fiction, en dit plus sur les désirs intimes de l'humanité que sur le médium interactif en tant que tel. Les humains semblent éprouver un besoin d'explorer le familier, ou le quasi-familier. L'une des fonctions du jeu durant l'enfance, ou peut-être même de l'art lui-même durant le reste de nos vies, est d'offrir une façon d'apprivoiser le monde - et notre place en lui - à un niveau émotif, instinctif ; à travers l'expérience vécue, plutôt que par la seule raison.


THE PATH

Pano: Pour conclure, j'aimerais connaître votre opinion sur la complexité inhérente à la conception de jeux. Dans ses conférences données l'année dernière, Jonathan Blow (auteur du fameux Braid) a insisté sur l'énorme expertise technique requise pour la création vidéo-ludique, et affirmait que cette « barrière à l'entrée » très élevée expliquait au moins en partie la difficulté qu'éprouvait l'industrie à se raffiner, à défricher de nouvelles avenues. Selon vous, quelle est la meilleure façon, pour les auteurs de jeu, de composer avec cet obstacle?

ToT: À mesure que les ordinateurs deviendront plus rapides et que des interfaces de programmation de haut niveau feront leur apparition, la technologie ludique se fera de plus en plus accessible. Selon notre expérience, le plus grand problème pour les artistes travaillant avec les jeux vidéo n'est pas la complexité de la logique impliquée dans la création de l'oeuvre interactive, mais la difficulté de communiquer avec l'ordinateur. Les ordinateurs sont encore beaucoup trop lents pour quoi que ce soit que nous voudrions réaliser et ils parlent un langage qui ne facilite pas l'expression de concepts artistiques. Mais les machines deviendront inévitablement plus rapides ainsi que, espérons-le, plus « intelligentes ». La meilleure façon pour les auteurs de jeu de composer avec ces limites est donc la patience.

Cela ne veut pas dire pour autant qu'ils devraient s'asseoir sur leurs lauriers et attendre que la technologie devienne suffisamment puissante et accessible. Un travail énorme peut déjà être accompli. Nous devrions simplement rester modestes dans nos ambitions et viser les poèmes plutôt que les romans, les « courts-métrages » plutôt que les blockbusters.

Nous sommes aussi de forts défenseurs d'une attitude « punk », non seulement chez les auteurs mais aussi parmi le public. Notre travail ne se doit pas d'être techniquement impeccable ; cela est trop dispendieux (et nous ne devrions pas trop nous soucier des questions financières). Nous devrions simplement poser des gestes amples et rapides, « griffonner » numériquement, et ne pas trop s'inquiéter des détails ou des erreurs de programmation. Et le public devrait également faire un pas dans notre direction, et travailler dans le sens du logiciel et non contre lui. Écartez vos conceptions d'un cyber-espace lisse et embrassez le monde crasseux du codage erroné et des pixels sales. Car c'est là que les diamants se trouvent!

En termes cinématographiques, nous avons besoin de Pasolini et de Paradjanov, non de Lucas ou de Spielberg.

(The Endless Forest, jeu multi-joueurs en ligne, est disponible gratuitement sur le site de Tale of Tales. The Graveyard, dans ses versions partielle et complète, est également disponible sur le site officiel ainsi que sur certains portails de distribution numérique. C'est aussi le cas de The Path, le plus récent jeu du studio, qui a récemment causé beaucoup d'agitation sur le Web. Surveillez ma critique de l'oeuvre en question dans les semaines à venir.)