UN RONGEUR DANS L'ENGRENAGE : CONKER'S BAD FUR DAY
Lundi 6 Avril 2009

Par Louis Filiatrault

Il ne faut pas se le cacher: Conker's Bad Fur Day est une chose vulgaire, puérile et abjecte. Son amoralité apparaît gratuite ; l'esprit de son humour, minime. S'il était question d'animation ou de bande dessinée (desquels se rapproche son esthétique), il est probable que cette oeuvre blasphématoire ne se mériterait qu'un intérêt très limité. Considérant ces facteurs somme toute peu négligeables, pourquoi donc se risquer à lui consacrer quelques paragraphes? Probablement parce que le jeu, conçu par le studio Rare pour la console Nintendo 64 et paru en 2001 (déjà...), accomplit quelque chose d'unique en son genre, et qu'il demeure à ce jour souverain dans sa catégorie.

Il est possible que peu de gens soient familiers avec Bad Fur Day, si ce n'est dans sa version rehaussée pour la Xbox de Microsoft (sous-titrée Live & Reloaded). Mais si cette adaptation s'avère fidèle sur le plan du récit et de la jouabilité, le contexte originel de la production demeure indispensable à sa signification. Forte du succès de Banjo-Kazooie (trésor inestimable regorgeant de trouvailles comiques et ludiques), Rare poursuivait la production d'un autre jeu d'aventures mignon, qui aurait pour héros un écureuil roux. Mais la maison faisait alors déjà figure de chouchou auprès de Nintendo, et entretenait cette confiance en gérant plusieurs projets à la fois (projets qui, au final, se révélèrent tous excellents). Aussi le producteur Chris Seaver estima-t-il qu'un peu de sel dans la recette, pour s'amuser un peu, ne ferait de mal à personne. Et c'est ainsi que quelque part en 1999, Twelve Tales: Conker 64 prit le virage que l'on connaît aujourd'hui: un splendide pied-de-nez à l'industrie et à son bon goût manufacturé.

Nous l'avons dit, la facture humoristique de Bad Fur Day ne vole pas toujours très haut. L'impulsion réactionnaire qui inspira Seaver et le compositeur Robin Beanland dans l'écriture de leur scénario sans queue ni tête s'y laisse deviner pour le meilleur et pour le pire: de savants jeux de mots et de savoureuses références à la culture populaire côtoient des passages d'une obscénité tellement outrancière qu'elle n'a de quoi amuser que les esprits les plus vicieux (tels que le présent rédacteur). L'exécution des gags s'avère aussi inégale, souvent freinée par la technologie datée de la N64 (que le jeu pousse à ses limites). Mais dans le cadre de l'industrie du jeu vidéo, cependant, le fait même de cette prise de liberté représente un acte de défi indéniable ; mis en forme par des dizaines de participants et devant rencontrer des exigences commerciales strictes, le commun des produits est habituellement formaté de façon à dissiper toute trace de « signature », si ce n'est la compétence technique associée à son équipe de conception. Dans les dernières années, seuls l'insolite Killer7 (autorisé par Capcom suite au succès de Resident Evil 4) et la série Metal Gear Solid (à laquelle Konami donna le feu vert pour... Dieu sait quelle raison) ont permis un tel degré de laissez-aller à leurs auteurs atypiques. Le cas de Tim Schafer, lui, est une toute autre histoire.

L'esprit de provocation vaguement anarchique de Conker's Bad Fur Day fait donc déjà figure de rareté dans le paysage. Il aurait cependant pu ne pas dépasser le statut de «pétard mouillé» s'il avait été servi selon des règles de jeu convenues et redondantes, comme ce fut le cas du Alice dirigé par American McGee (aussi en 2001). Fort heureusement, l'appel au délire semble avoir rejoint l'équipe de production au grand complet, et se traduisit en passionnante déconstruction des codes du jeu de plate-formes, voire du jeu vidéo à proprement dit. C'est pour cette raison que, encore aujourd'hui, le travail de Rare, pourtant connus pour leur maîtrise absolue des formules, étonne par son audace.

Lorsque l'utilisateur prend le contrôle du jeu pour la première fois, le héros Conker se trouve en état d'ébriété. Son déplacement est lent et pénible ; sa première tâche est de se revigorer au moyen d'une capsule d'Alka-Seltzer. Laborieusement, il se remémorera comment gérer les sauts avec adresse ; il apprendra également le maniement d'une poêle à frire qui ne lui servira tout au plus qu'une douzaine de fois en autant d'heures. Face à la complexité grandissante des jeux 3-D depuis Super Mario 64, la forme de retour aux sources de Bad Fur Day fait du bien (et ce malgré quelques maladresses dans sa manipulation). Le parti pris de simplicité est par ailleurs explicité sans aucune forme de déguisement: le recours peu subtil à des ampoules s'illuminant au-dessus de la tête du héros, et surtout à des gigantesques socles figurant la lettre «B», ouvre la porte à un emploi souple et ubiquitaire du bouton en question. C'est ce choix de design maintenant célèbre, d'une ironie suprême, qui s'avère en fait la clé de la réussite du jeu.

En effet, en s'appuyant sur un système de navigation simple et sur un recours multi-fonctionnel (ou « context sensitive ») à une touche connue de tous depuis les premières consoles domestiques, Rare ne s'impose littéralement aucune contrainte sur le plan narratif. Car il ne faut pas oublier qu'avant de mettre des mots dans la bouche de personnages ou d'organiser une suite d'événements programmés, un jeu vidéo relate avant tout les actions effectuées par son utilisateur dans le but de progresser. Et le génie de Conker's Bad Fur Day est précisément de bousculer constamment le joueur, de façon néanmoins fluide et sensée, dans sa manière d'appréhender l'univers virtuel: d'une minute à l'autre, celui-ci se voit chevaucher un dinosaure, naviguer des tunnels sous-marins, prendre la forme d'une chauve-souris, transporter une bombe, négocier avec un taureau, ou uriner sur les danseurs d'une boîte de nuit. Lors des épisodes plus tardifs, citant Bram Stoker's Dracula, Saving Private Ryan et The Matrix, au système ouvert se greffent des mécanismes de tir très appréciables, moyennant un peu d'indulgence et de bonne volonté. Cette variété de situations interactives était déjà présente dans un jeu comme Banjo-Kazooie, mais c'est la manière dont l'équipe de Rare les enchaîne pour articuler un récit continu, plutôt qu'un réseau de segments autonomes, qui rend son application particulièrement admirable.

Mais justement, que raconte Bad Fur Day au-delà d'une suite d'actions hétéroclites? Essentiellement l'histoire d'un individu cupide et grincheux, abouti par mégarde au milieu d'un Pays des Merveilles détraqué, puis contraint d'accomplir les quatre volontés d'un assortiment de spécimens farfelus qu'il méprise tous profondément. Le fameux prologue, pastichant celui du Clockwork Orange de Kubrick, donne le ton de manière étonnamment juste: du début à la fin du jeu, sous la surface colorée des décors (qui vont d'ailleurs en s'assombrissant) et le dessin naïf des personnages, flotte en effet le fond de misanthropie et de pulsion destructive qui habite le protagoniste. Et s'il ne s'épargne pas quelques écarts ou excès dans le développement de son caractère, le jeu parvient néanmoins, de façon tout à fait surprenante, à transmettre l'exaspération croissante de Conker, personnage assez complexe, face à une faune unidimensionnelle et encore plus détestable que lui. Il offre également quelques figures pathétiques ou attachantes, comme une fourche suicidaire ou Rodent le soldat maladroit, qui allègent un instant ce monde de fous tout en stimulant le gameplay le temps de quelques séquences. Le tout est relié par un complot parfaitement débile qu'il ne servirait à rien de détailler, mais qui demeure un plaisir à voir évoluer par le biais de scènes cinématiques particulièrement élaborées.

Conker's Bad Fur Day est célèbre pour plusieurs éléments distinctifs, et le moindre de ceux-ci n'est certainement pas sa conclusion tranchante et absolument hors du commun. Après avoir en quelque sorte mis le héros (et donc le joueur) face à la vacuïté de son désir suprême (devenir millionaire), après l'avoir débarrassé de l'être capricieux mais chéri qui représentait sa principale raison de vivre, les concepteurs concluent d'une manière ingénieusement comique un affrontement final qui de toute façon ne promettait pas de meilleurs lendemains. Lors de cette longue séquence finale où sont dosés intelligemment les passages interactifs et non interactifs, l'esprit subversif de la production s'expose sous son meilleur jour: les attentes victorieuses du joueur sont mises à mal, celui-ci est pris au dépourvu et se retrouve forcé d'admettre que l'aliénante traversée dans laquelle il fut entraîné n'aurait sans doute pas pu se conclure de façon plus logique. Provoquant un malaise réel quant au sort d'un protagoniste pourtant haïssable, l'épilogue de Bad Fur Day est l'un des moments les plus forts, sur le plan dramatique, de l'histoire du jeu vidéo, de même que l'un des plus indicatifs d'un rapport singulier existant entre l'utilisateur et son partenaire virtuel. Même le générique et le petit segment qui le suit ne flanchent pas et tiennent le ton jusqu'au bout, ce qui en soi relève de l'exploit.

Ultimement, ce dernier jeu produit par Rare sous la gouverne de Nintendo souffrira et bénéficiera également de sa place dans l'histoire. Sorti à un moment où la population avait plus que jamais déserté le territoire de la compagnie japonaise (la GameCube n'étant même pas encore lancée), pratiquement renié par celle-ci, il représente néanmoins l'accomplissement technique suprême de la console N64. Il en affiche également les criantes limites: l'imagerie de Bad Fur Day consiste en effet en un curieux mélange de polygones lisses, d'éclairages sophistiqués et de textures brouillonnes, jaugeant inéquitablement le net et le flou en une sorte de bouillie souvent indigeste (des imperfections qui seront bien sûr éliminées de la version Xbox, ramenant sa facture au niveau de standards les plus banals). Mais la réussite des concepteurs visuels est d'avoir su donner l'impression d'un univers vaste et vivant, couvrant un éventail de teintes et de motifs et peuplé de créatures au mouvement fluide et constant. Et c'est encore sans parler d'une conception sonore et musicale dont la richesse et le registre dépassent l'entendement. En somme, Conker's Bad Fur Day apparaît encore comme une oeuvre remarquablement unie et concertée, accordant autant de soin à sa forme qu'à sa proposition ludique et narrative, et ce malgré le caractère schizophrénique de ses innombrables ruptures dans le ton et la jouabilité. Ce sont ces qualités précises, plus que ses vertus humoristiques approximatives, qui continuent de faire de cet objet unique un modèle de cohérence et de polyvalence du médium interactif, à défaut de donner encore dans la pertinence.