ENTREVUE AVEC RODRIGUE JEAN
Samedi 26 Septembre 2009

Par Mathieu Li-Goyette et Clara Ortiz Marier

Rencontré à l'occasion de la sortie de son dernier long-métrage Hommes à louer, Rodrigue Jean nous a généreusement accordé un entretien en faisant le point sur sa carrière jusqu'à présent tout en évoquant ses projets futurs. Dans le cadre d'une rétrospective Rodrigue Jean conduite par Panorama-cinéma, nous revenons sur la carrière d'un grand cinéaste d'ici (pas tout à fait puisqu'il est originaire d'Acadie) en sa compagnie dans l'espoir de vous offrir une perspective des plus pertinentes sur une oeuvre dont le parcours sinueux, mais toujours épatant atteint progressivement la notoriété qu'elle aurait dû se mériter depuis belle lurette.

Panorama : Vous aviez étudiez en biologie... Comment on passe d'un diplôme en bio à la réalisation d'un premier long-métrage comme Full Blast?

Rodrigue Jean : Vous allez croire que j'ai 100 ans, mais à l'époque, les sciences c'était l'avenir et lorsque tu voulais réussir réellement, tu te dirigeais vers les sciences. Je ne pensais pas qu'il y avait d'autres possibilités pour moi et lorsque tu viens d'un petit milieu très éloigné, tu ne penses pas que le cinéma c'est quelque chose de possible. Ça l'air inaccessible... c'est comme si je vous disais que vous alliez devenir ingénieur nucléaire, ça semble hors de portée lorsqu'on est issu d'un petit milieu comme le mien.

Panorama : Et quel a été le déclic?

Rodrigue Jean : Quand je suis arrivé à l'université de Moncton, il y avait une cinémathèque - les universités étaient très dynamiques particulièrement à cette époque - assez particulière où les premiers films que j'ai vu c'étaient des films vraiment edges comme le cinéma japonais, Jodorowsky... Dès que j'ai eu accès au cinéma, ce fut par le biais de films très rigoureux, très demandant. D'emblée, des films comme ceux de Pasolini m'ont beaucoup marqué. Plus tard, lorsque je suis arrivé à Montréal, je me suis mis à travailler dans le milieu du cinéma comme technicien pour payer mes études et mon loyer. J'ai toujours été très clair: je ne voulais pas étudier en cinéma. J'ai étudié en sociologie et ensuite en lettres tout en étant technicien et je n'ai jamais eu un cours de cinéma parce que j'ai toujours eu l'intuition que c'était une technique que t'apprenais au fil du temps. Je me suis tellement fâché à la longue à voir des réalisateurs mal travailler et ça me donnait presque de l'énergie pour dire: « vous allez voir ce que j'vais faire! » (rires). Et c'est vrai! C'est tellement frustrant de voir des gens de son âge sur le plateau qui ne sont pas réellement intéressés par ce qu'ils font et que ce sont eux qui ont accès aux plus gros budgets le plus souvent sans être rigoureux.

Panorama : Est-ce que c'est le succès de Full Blast - tout de même considérable - qui vous a permis de poursuivre ensuite avec Yellowknife?

Rodrigue Jean : En fait tout ça a commencé avant. Au moment où j'étudiais à Montréal, j'étais danseur et chorégraphe... les études je ne les faisais que pour les prêts et bourses! En fait, mon premier film appelé La Déroute est une chance que j'ai eu avec ma compagnie de danse (à l'époque le genre du film de danse prenait de l'ampleur) et j'ai fais une fiction avec des danseurs qui dansent au lieu de parler. C'était un film muet que j'ai fait pendant que je possédais la compagnie de danse et le film a bien fait un peu partout dans le monde et c'est à cause de ce film là que j'ai pu poursuivre d'autres projets. C'était un film en 35mm noir et blanc tourné sur le bord de la mer au Nouveau-Brunswick... Et on m'a volé mon titre à l'UQAM avec Paul Tana, le vrai La Déroute, c'est le mien! (rires) J'avais déjà fait d'autres courts-métrages après mon retour d'Angleterre (j'y ai passé 10 ans), dont un qui s'appelait La Mémoire de l'eau qui faisait 12 minutes et qui a lui aussi été projeté un peu partout dans le monde et ce sont les prix qu'il m'a rapportés qui m'ont permis ensuite de faire Full Blast. C'est quand même vraiment chiant puisque c'est du hasard tout ça. Si mon film n'avait pas été chanceux et n'avait pas gagné parmi tous ces autres concurrents, je ne serais pas ici à vous parler. En cinéma, c'est comme s'il y avait un truc très pervers, un entonnoir où si tu ne gagnes pas de prix, tu ne pourras plus tourner. Au contraire, si tu parviens à recevoir quelque chose, on te permettra de continuer. Je ne suis pas nécessairement le meilleur, il y a beaucoup de chances dans tout ça. C'est en bout de ligne vraiment à cause de ce dernier film que je suis parvenu à lancer ma carrière dans le long-métrage.

Panorama : Est-ce que ces films, La Déroute et La Mémoire de l'eau, sont disponibles?

Rodrigue Jean : Oui! Chez Vidéographe et vous pouvez accéder à leur catalogue en ligne (http://videographe.qc.ca/html/distribution/catalogue.php).

Panorama : Qu'est-ce qui a été votre inspiration première pour Yellowknife et par rapport aussi à Full Blast et Lost Song?

Rodrigue Jean : Tous mes films de fiction (Full Blast, Yellowknife, Lost Song) forment une trilogie, ils ouvrent et ferment quelque chose. Ce que j'ai toujours dit par rapport à ça, et la raison pour laquelle j'ai toujours souhaité faire des longs-métrages de fiction, c'est parce que je me questionnais sur une façon d'être au monde acadienne. C'était mon projet, de représenter cette façon d'être dans la vie. Tous les personnages de ces trois films, je les connais. Ce n'est pas des documentaires, ni des transpositions, mais c'est des gens que je connais et qui ont vécu des histoires semblables.

Panorama : Quant à Hommes à louer, comment a été le premier contact avec les jeunes hommes? Cette idée qui aurait très bien pu être pour vous un long-métrage de fiction, comment en est-elle venue au documentaire?

Rodrigue Jean : En fait, je suis présentement en train de faire un projet de fiction avec ces gars-là. C'est eux qui l'ont demandé. En faisant le documentaire, ils ont dit: « on devrait faire de la fiction, non? » alors j'ai dis oui et c'est avec eux que le projet va se faire.

Panorama : Avec les intervenants qu'on voit dans le documentaire?

Rodrigue Jean : Avec ceux qui sont encore dans ce milieu, oui.


HOMMES À LOUER de Rodrigue Jean

Panorama : Quelles étaient les premières étapes de votre démarche? Est-ce qu'il y a eu des auditions pour faire votre sélection de 12?

Rodrigue Jean
: Pour le documentaire, on a rencontré environ 40 personnes et au moins une trentaine régulièrement et pourquoi il en reste 12 c'est parce que l'on souhaitait faire un portrait du milieu qui soit représentatif avec différentes sortes de personnalités ainsi que d'autre critères comme la compréhension par exemple. Au départ, j'avais tenté de faire ce film en Angleterre puisque j'ai travaillé comme bénévole pour un centre d'aide aux travailleurs de la rue pendant plus de 4 ans là-bas. J'enregistrais les conversations et je filmais en vidéo parfois aussi les histoires de vie que les gens me racontaient. Les gens qui allaient produire le film voulaient avoir le contrôle du montage (BBC et Channel 4) et je n'ai jamais voulu le donner et le film ne s'est pas fait. Ici, à l'ONF, un producteur m'a offert de faire un film avec lui et j'y ai réfléchi longuement (parce que c'est le genre de projets qui, lorsque t'embarques, tu ne sais jamais quand est-ce que tu vas pouvoir en sortir). J'y ai pensé comme il faut et je me suis mis à regarder tous les documentaires et films de fiction sur le milieu de la prostitution qui venaient de partout à travers le monde. J'ai fais de la recherche pendant 15 ans sur le film et puis j'ai voulu recommencé et j'ai entamé le projet avec l'ONF.

Il y a un centre à Montréal qui s'appelle Séro Zéro (http://www.sero-zero.qc.ca/) qui est un organisme qui a été mis sur pied pour la prévention du VIH pas longtemps après la sensibilisation qu'on a eu pour la maladie au début des années 80. Ils ont plusieurs projets et un de leurs projets est pour les jeunes travailleurs du sexe. J'ai pris contact avec eux pour avoir un espèce de cadre éthique à l'intérieur du projet. L'échange a ainsi commencé et ça s'est fait aussi en rencontrant les gars dans la rue et en les invitant à venir participer au film.

Panorama : Il y a certains moments dans votre film où les gens se livrent très librement. Est-ce que ce genre de révélations se sont faites au fil des mois où dès le premier contact il y a avait déjà un bon sentiment de collaboration?

Rodrigue Jean : Ce qui arrive, c'est que ces jeunes ont toujours eu affaire depuis l'enfance à des travailleurs sociaux, à la police, les gens de la DPJ, les gardiens de prison... Tous les dispositifs du pouvoir, bref. Comme ils savaient que l'assistant avec qui je travaillais et moi-même on avait travaillé longtemps dans ce milieu d'intervention, nous avons rapidement eu un rapport assez simple et assez amical. Les jeunes savent que l'on connait déjà ce milieu et ça règle beaucoup de problèmes le fait de ne pas arriver là-bas en touriste. Surtout lorsqu'on pense que la plupart des gens viennent chercher un peu la même chose avec les clichés, mais lorsqu'on ne s'impressionne pas mutuellement et lorsqu'on est capable de tenir une conversation, le tournage se passe facilement, ce ne sont pas des bêtes sauvages, c'est des gens comme vous et moi! En fait, dès que j'ai quitté la campagne et que j'ai mis les pieds à Montréal, j'ai appris à connaître des gens de ce milieu et la raison pour laquelle j'ai fini par m'y intéresser de façon plus théorique en tant que réalisateur, c'est parce qu'ils faisaient état de beaucoup de vérités par rapport au monde et à la société. Eux-mêmes le disent, le sexe c'est une besoin primaire, un manque affectif de base et leur perspective sur le monde est souvent très juste et c'est pour ça finalement que j'ai voulu faire un film sur ce sujet.

Panorama : Donc, il n'y a pas eu une longue période entre la première rencontre et le premier plan de caméra...

Rodrigue Jean : En fait c'était toujours la même journée et c'est pour ça que j'ai voulu que le film dure aussi longtemps, car je voulais que l'on apprenne tous à se connaître en même temps (eux, moi, les spectateurs). C'est sûr que le film est la pointe de l'iceberg.

Panorama : En parlant de longueur, est-ce que c'est la version définitive du film?

Rodrigue Jean : Oui. Il y a eu une lutte qui a duré des années et le film a été stoppé pendant 2 ans à cause de ça. J'ai tenu absolument à ce que le film soit en intégral parce que s'il avait été plus court, ça l'aurait passé pour une suite choquante de segments enligné un en arrière de l'autre pour être bancable. Je voulais laissé de l'espace aux gens pour qu'ils puissent se défendre.

Panorama : Et c'est un film qui porte définitivement à débat. Il est assez long pour être exhaustif (si on peut l'être pour un sujet de la sorte) et donner matière à alimenter le débat et se rendre compte, en en parlant, que ces gens-là sont prisonniers d'un certain système géré par certaines personnes.

Rodrigue Jean : C'est très vrai. Au début, c'est sûr que c'était un peu plus personnel, mais au fil du temps, le film se politise de lui-même. Pourquoi une société comme celle-ci (la nôtre) décide d'abandonner ainsi une partie de son « enfance ». Si on est prêt à les abandonner comme ça, c'est évident que nous sommes aussi prêts à aller en Afghanistan tuer les enfants des autres, on est prêt à aller en Palestine faire la même chose. C'est une question de nature politique ce pourquoi l'on peut décider d'abandonner ou de tuer les autres en se disant que c'est « correct ».

Panorama : Un moment qui m'avait beaucoup touché, c'est lorsqu'un des intervenants annonce qu'il s'apprête à faire un « long voyage ». Pour un cinéaste, lorsqu'on est devant ce genre de situations, est-ce qu'on arrête la caméra et on essaie de parler à la personne? Est-ce que le documentaire prend le bord?

Rodrigue Jean : En fait, c'est un film sur la parole donc même dans les situations difficiles j'ai essayé de faire parler les gens pour les faire décanter. Dans cette scène, je continue de parler avec l'homme et je continue de le questionner et alors il se remet à parler et à parler. La communication lui permet de survivre et c'est bon de se rappeler que lorsqu'on fait un documentaire en tant que cinéaste, on doit devenir humble et se remettre à notre place très souvent. Cette humilité là est obligatoire pour entretenir le dialogue avec chaleur, garder un lien avec les gens.

Panorama : D'ailleurs, est-ce que vous avez encore des liens avec ces personnes?

Rodrigue Jean : Quand les films sont présentés, ils viennent parfois et la conversation continue là où on l'avait laissée, c'est tout. Lorsque tu parles avec quelqu'un pendant 1 an et demi, c'est évident que tu essaies de rester en contact.

Panorama : Et ce passage au documentaire...

Rodrigue Jean : En fait, j'ai fais trois documentaires en tout en alternance avec mes trois films de fiction plus connus. Un film qui s'appelle La Voix des rivières qui est aussi sur la mort et j'interviewais des gens en Acadie qui avaient perdu des gens dans une rivière. C'était mon cadre pour faire un film sur le deuil et j'ai trouvé toutes les personnes en Acadie qui avaient perdu un proche dans une rivière... un autre film joyeux (rires). Ensuite, l'ONF m'avait proposé de faire un film sur un poète acadien qui était sur le point de mourir alors on m'a demandé de faire un film sur Gérald Leblanc. Donc trois longs-métrages documentaires en parallèle avec trois de fictions, j'ai l'impression d'avoir toujours eu cette pratique et j'aimerais continuer de la même façon. Comme je disais, faire du documentaire ça te met sur le terrain, tu deviens technicien en plus de redevenir toi. Ça nous redonne confiance en la réalité et ça nous oblige à se plier à elle, nous n'avons plus le droit de la manipuler, il faut qu'elle s'exprime d'elle-même.