LE CINÉMA ARRACHÉ AU VOYEURISME
Mercredi 23 Septembre 2009
Par Mathieu Li-Goyette
Cet article est largement inspiré d'une soirée de
micro-cinéma YouTube organisée dans le cadre d'une levée
de fonds pour le Festival Pop Montréal qui prendra son envol
le 30 septembre prochain et s'étendra jusqu'au 5 octobre 2009.
Les citations et liens ont été évitées pour
alléger le texte et permettre au lecteur une exploration subjective
de la « kinomathèque » YouTube tout en désamorçant
l'obligation d'y insérer des citations exhaustives. Dans un autre
ordre d'idées, l'édition 2009 du Festival du Nouveau Cinéma
présentera dans le cadre de la 3e édition de son Lab une
foule de conférences et de performances reliées de près
aux problématiques abordées dans l'article ci-dessous.
Pour plus de détails sur le FNC Lab, surveillez de près
notre prochain éditorial et nos dossiers qui se pencheront sur
la question des nouveaux médias lors du FNC 2009 (et au cours
des prochaines années: il faut bien faire acte des paroles).
Depuis 4 ans, YouTube fait la joie des internautes en tout genre. Vidéos
familiaux ou d'exploits dangereux, vidéoclips, collages, courts-métrages,
longs-métrages fragmentés, etc. le phénomène
s'est propagé à la grandeur de la toile au point où
ses vidéos se voient régulièrement citées
dans les bulletins d'information télévisuels. Plaie de
l'image, ce petit écran à l'intérieur de cet autre
petit écran d'ordinateur est pourtant relatif à son utilisateur
et au discours théorique qui, mine de rien, s'abreuve continuellement
de sa présence incessante d' « images » représentant
la « réalité » et semble alimenter systématiquement
les dernières théories du postmodernisme. En ce sens une
nouvelle fenêtre sur le monde, YouTube (comme Facebook ou Twitter
de façon d'autant plus perverse) marque la fin d'un voyeurisme
enclenché originellement, par prolongement, dans cette fameuse
caverne de Platon. Aujourd'hui désinstallé de toute structure,
l'ubiquité du sujet et du spectateur participe au désamorçage
d'un voyeurisme dont Bazin parlait comme nécessaire et justement
distinctif de l'art de la scène théâtrale. Cette
scission entre l'écran immatériel, ses fantômes
de lumière et une salle baignée dans l'obscurité
peuplée de gens que l'on ne connaît pour la plus part que
très peu, mais pourtant dont on se sent souvent coupable d'assister
avec eux à un acte sexuel ou à un malaise dramatique provoqué
par le film, est jugée essentielle à l'expérience
cinématographique. Au même titre où l'on regarde
son compagnon de sofa lors d'une comédie, au même titre
que l'on acclame le même film d'horreur au sein d'une salle survoltée,
le fait « voyeur » du cinéma est une expérience
de groupe sur laquelle notre vision se nourrit intrinsèquement
de son contexte d'interdit et où notre rapport au signifié
épié se rapporte ponctuellement à un signifiant
qui protège.
Pourtant, avec YouTube, la popularité des vidéos d'humiliation
s'accroît. Les collages de « résumé de film
en deux minutes » deviennent une nouvelle forme d'expression cinématographique
tout comme la démocratisation des systèmes de distribution
qui permettent aujourd'hui aux plus minuscules communautés de
partager leur talent ou leur culture à travers un espace «
complètement libre » (faux puisqu'il est géré
par les codes d'éthiques en ligne largement dominés par
les Américains) et où la popularité du vidéo
se juge en nombre de visionnements - le box-office youtubien.
Propagé par un bouche à oreille et par les divers partenariats
que la compagnie a su développés depuis sa création
(Google, Facebook, etc.), la plateforme de diffusion est désormais
omniprésente et s'avère à la fois le lieu par excellence
de la bêtise humaine, la meilleure compagnie de distribution jamais
créée, mais paradoxalement aussi la matière à
penser d'une nouvelle phase du cinéma postmoderne. En ce sens
qu'en cette ère du post-11 septembre où le monde aura
croulé en direct sous les yeux de la télévision
internationale, la multiplicité des perspectives s'est emparée
d'un cinéma américain soumis à une nouvelle continuité
accélérée tout en se devant de satisfaire le relativisme
de l'image perçue. Renaissance des théories du complot,
essor des strates de réalités au cinéma (un exemple
commercial assez révélateur demeure Vantage Point:
le président subit une tentative d'assassinat dans un complot
gouvernemental tandis que le crime est capté par huit sources
différentes et huit technologies différentes à
partir desquelles l'enquête sera menée), l'innocence de
la linéarité du cinéma classique déjà
fracassée depuis plus d'un demi-siècle par les modernes
s'avère aujourd'hui coincée entre le nouveau discours
théorique postmoderne et l'intermédialité dont
il profite (ou souffre, faites votre choix) envers la bande dessinée
et les jeux vidéo pour ne nommer que ses nouveaux partenaires.
VANTAGE POINT de Pete Travis
C'est-à-dire qu'il est de plus en plus pernicieux pour le consommateur,
critique, historien et théoricien de parler de « cinéma
». Celui-ci, depuis la légitimation que l'on doit grandement
aux premiers théoriciens du milieu (Eisenstein, Balázs,
Bazin), ne cesse de se regarder et d'éliminer une par une les
discordances de la question: « qu'est-ce que le cinéma?
». Bien posons-la la question. « Qu'est-ce que le cinéma?
» à l'ère du cinéma kino, à l'ère
des vidéos amateurs vulgairement conçus, mais qui par
des signes communs et rassembleurs attirent plus de regards que l'oeuvre
réfléchie, planifiée et tournée «
à l'ancienne » (pellicule, numérique ou vidéo,
je parle bien ici de la plateforme de diffusion) qui pourrit à
l'intérieur des cinémathèques du monde? Ainsi,
une vidéo de deux jeunes demoiselles dansant le hip-hop dans
leur salon de Californie récolte plus de trois millions de lectures.
Un jeune noir s'adonnant au air sex et alimentant certains
discours opportunistes sur les théories féminines et queer
reçoit plus de 4 millions de lectures. Ces chiffres, additionnés
aux innombrables segments vidéos faisant état d'une certaine
condition humaine demeurent cependant un témoignage ineffable
de l'expression individuelle et de sa certaine liberté. Qui sont
les théoriciens et critiques pour démentir la portée
d'un tel cas de document anthropologique? Pour la postérité,
« pour la suite du monde » comme l'on disait ici à
une autre époque, ces innombrables manifestations culturelles
désacralisent cependant certainement un certain fait du cinéma.
Ce fait n'est pas mise en scène, ni montage (puisque les outils
du cinéma appartiennent au domaine de la prise de vue plus qu'à
celui du septième art), il est plutôt celui du voyeurisme
et de l'exclusion du sujet filmé grâce à l'«
illusion de réalité ».
Déterminé comme factice, le sujet du cinéma de
fiction (et celui du cinéma documentaire dans la mesure où
il conserve encore aujourd'hui sa caractéristique d'artéfact
et de « ruine » du réel) s'élabore bien autour
de sa propre image du réel à laquelle il n'est que projection
dans l'esprit d'un spectateur à la fois bercé dans le
rêve et la nostalgie (ce qu'on nomme parfois un peu naïvement
« magie du cinéma »). À l'opposé, le
phénomène YouTube et sa kinographie (au risque de prêter
au concept québécois Kino des allégeances trop
peu artistiques) s'inscrit dans une captation de l'instantanéité,
du reportage et de la nouvelle « disponible 24 heures sur 24 ».
Que l'on recherche un vidéoclip ou le vidéo amateur d'une
catastrophe naturelle, la facilité du média introduit
de nouvelles données dans l'expérience visuelle de l'internaute.
Premièrement parce que son expérience dépend d'un
lien intrinsèquement médiatique (la « kinographie
» s'inscrit alors dans la lignée de la radio et de l'Internet,
pas de la photographie et du cinéma) et ensuite parce qu'elle
permet une « invincibilité » du regardant envers
son sujet complètement malléable. À cette malléabilité,
il faut évoquer un important dévoilement de ficelles par
lequel l'utilisateur type a lui aussi téléchargé
des vidéos en ligne et est aussi parvenu à décoder
les tenants de la mise en ligne du cinéma (publicité virale,
fonctionnalités spécifiques à chaque espace d'exploitation
vidéo, etc.). À la fois créateur et consommateur,
le voyeur d'autrefois est le voyant d'aujourd'hui et accomplit cette
bien lointaine prophétie platonicienne en passant de sa caverne
à l'extérieur sans choc puisqu'il y possédait déjà
toute la lucidité requise pour comprendre le monde dans lequel
il se préparait à pénétrer.
AU HASARD BALTHAZAR de Robert Bresson
Pour parvenir à aborder cette nouvelle forme de communication,
il faudra certainement développer un nouveau discours critique
qui s'attaquera d'abord à la division arbitraire des sphères
artistiques. Ce qui différencie la séquences vidéo
d'un jeu vidéo d'un film d'animation subissant l'exploitation
en salles est très mince. Celle qui différencie le storyboard
cinématographique de celui de la bande dessinée est aussi,
de façon conceptuelle, difficilement séparable. Il reste
que ces formes d'expression sont maintenant réunis sous la même
bannière qu'est celle de la toile internet. Si la consommation
de la bande dessinée web et du jeu en ligne (pas celui qui se
joue en ligne, mais bien celui qui se trouve en ligne et qu'on ne peut
emporter avec soi) n'ont pas encore eu droit à un réel
discours théorique, le cinéma et le discours critique
qui s'en rapproche est tout aussi figé, car prisonnier des perspectives
postmodernistes; il ne s'est pas encore attaqué à la consommation
de son art. Là où le jeu vidéo web tel que je l'entendais
« appartient » à l'internet - une drôle d'entité
qui attend d'être anthropomorphisée - le cinéma
diffusé sur internet et conçu pour internet appartient
lui aussi à ce bien vaste espace public. Du billet dans une salle
(d'un voyeurisme perfectionné) jusqu'à la location ou
à l'achat pour un usage personnel et fétichiste, le cinéma
est tout à coup mis les nerfs à vif et détaché
(de façon directe et non indirecte) de ses contraintes commerciales.
Tout à coup une expression qui n'a plus nécessairement
besoin d'être rentable parce qu'elle devient expression libre,
la remise en contexte du « cinéma du futur » provoque
un certain vertige alors que les fondations du classicismes et de l'institutionnalisation
de ses grands canons sont amenés à être comparés
au premier venu. La dernière scène du Au hasard Balthazar
de Bresson est aussi visible que le premier documentaire animalier sur
les ânes et leur domestication. La hiérarchie de la théorie
des auteurs, celle du système hollywoodien et celle sur laquelle
se base le recyclage postmoderniste (puisque systématiquement
inspiré de ces deux premiers champs) s'effrite au fil du temps
et ne laisse derrière elle qu'une impression amère: l'impression
d'avoir été berné par une belle et grande illusion
qui se compare par milliers d'exemples et à tout heure du jour
aux millions d'exemples qui sert aujourd'hui à l'homme pour communiquer
à tous ses prochains. Le scandale est là, il l'a toujours
été, l'abondance de l'image ne fait peut-être que
commencer à soulever son voile.
Ainsi, sans autre prétention que d'offrir ma bien petite opinion
sur un sujet qui mériterait les travaux de plusieurs chercheurs
échelonnés sur plusieurs années, j'espère
avoir participé à l'ouverture d'une brèche sur
le discours critique contemporain et sur l'analyse qualitative du cinéma.
Parce que la critique se doit d'être qualitative pour se distancier
du discours théorique ou savant, il est selon moi du devoir des
«écrivains de cinéma» de remettre en cause
systématiquement la qualité des récentes oeuvres
(qu'elles portent l'étiquette Michael Bay, Abbas Kiarostami ou
Philippe Falardeau) et de les apposer à une production qui évolue
non pas en marge (comme le cinéma expérimental ou underground
y a été et est encore contraint), mais bien en périphérie;
prête à bondir sur le cinéma, une théorisation
de la kinographie a cela d'intéressant qu'elle remettrait en
question les valeurs économiques et structurales de l'industrie
cinématographique tout en remettant dangereusement en cause la
portée sociale de l'objet filmique. Probablement trop horrifiant
pour les penseurs que de travailler en faveur de la mort du cinéma,
il sera par ailleurs nécessaire que les discours critiques à
venir réorientent leurs perspectives en se mettant aussi à
questionner les cinémas « nécessaires » (documentaires,
humanistes, nationaux) maintenant abondant de partout et en toutes qualités.
Sans faire l'apologie d'un laissez-aller et d'un n'importe quoi généralisé,
il en incombera finalement et simplement au travail du critique de prendre
ses responsabilités envers un champ de visionnement démultiplié
et dans lequel l'idée hégémonique d'auteur ne fait
du sens que pour une arrière-garde bornée à délimiter
les modes d'expression cinématographiques à des questions
de styles et de propos (« un monde moderne sauvé par l'artiste
» vantait Nietzsche). Devant faire fit de cette pensée
réductrice totalement arbitraire (qui est auteur?), nous devrons
faire confiance à l'imaginaire collectif et aux vecteurs de tensions
qui gèrent la carte géopolitique mondiale pour édifier
un cinéma à venir. Nous devrons graduellement mettre à
terre le discours théorétique du cinéma et l'orienter
vers un sens qui dépasse celui de l'expression d'un unique individu.
En arrachant au cinéma le voyeurisme qui demeurait son plus fidèle
mécanisme de défense, les nouveaux médias s'apprêtent
depuis peu à lui lancer un ultimatum contre lequel sa survie
semble affronter un compte à rebours dont le tempo dépend
de l'audace à venir de la critique cinématographique.
Osons.