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SANTA SANGRE (1989)
Alejandro Jodorowsky

Par Pierre-Louis Prégent

La légendaire famille Argento aura indéniablement marqué le cinéma d’horreur italien des années 1970 et 1980 en réussissant à donner un certain charme à des giallos qui, par définition, étaient plus souvent qu’autrement voués à l’échec. Bien que les qualités filmiques de ces thrillers gore soient assez rudimentaires, le suspense créé dans certaines scènes de meurtre constituera une signature reconnue à travers le monde et appréciée de plusieurs, malgré sa forme rappelant une version simpliste et moins empreinte de virtuosité que celle d’Hitchcock.

Puis, sur un continent différent, à la même époque, un autre cinéaste percutait les auditoires un peu crédules amateurs d'étrangeté de par ses images au surréalisme mâtiné de symbolisme. Il s’agit d’Alejandro Jodorowsky, qui fut renommé pour le très mystérieux film El Topo. Cinéaste très peu prolifique (il n’a fait que sept films depuis le début de sa carrière, soit depuis 1957), Jodorowsky a toujours eu énormément de difficulté à obtenir du financement pour ses projets. Un beau jour, un membre de la tribu Argento (Claudio, non Dario) fit une offre à Jodorowsky, lui proposant 787 000$ pour faire un film. Une seule condition s’appliquait: le film devait tourner autour d’un tueur en série qui tue de nombreuses femmes. On reconnaît ici le scénario classique du giallo italien, qui à parler franchement, est plutôt dépourvu d’intérêt. Claudio Argento fut tout de même audacieux de demander à un auteur aussi imprévisible de réaliser un tel film, sachant très bien que le résultat différerait de la recette quelque peu usée formant la charpente de l’histoire. Cependant, l’écriture du scénario fut confiée à Jodorowsky, qui en profita pour ajouter des touches personnelles à cette histoire sordide et (qui aurait pu être) conventionnelle. Bref, autour de cette entente entre les deux hommes bouillonnait la promesse de renouveler un genre populaire qui connaissait à ce moment une période particulièrement dure de son déclin.

Le film fut bel et bien réalisé sans trop d’anicroches et le résultat en surprit plusieurs. En effet, les diverses thématiques abordées dans Santa Sangre en font un mélange fort prometteur, une exploration du milieu du cirque rappelant la sublime vision onirique qu’a Fellini du sujet: des personnages marqués par des complexes freudiens, des images surréalistes à la Buñuel, un univers symbolique et une complémentarité fataliste des personnages à la sauce Jodorowsky, et finalement, des scènes d’horreur sanglantes à faire saliver les fanatiques de Dario Argento.

Ce qui devait, à priori, constituer un simple giallo au protagoniste misogyne subit une métamorphose qui le complexifia énormément. Santa Sangre raconte l’histoire d’un jeune garçon, Fenix, qui travaille avec sa famille dans un cirque où personnages farfelus et grotesques ne manquent pas. Entre les étranges rites initiatiques que lui fait subir son entourage, il fréquente une jeune fille muette. Sa mère, affectueuse mais déboussolée par la secte dont elle fait partie (la secte Santa Sangre, qui signifie « sang sacré »), a beaucoup d’emprise sur lui. Son père, un lanceur de couteaux alcoolique, est un jour surpris au lit par son épouse avec une femme tatouée de la tête aux pieds. Question de se venger, la cocue projette de l’acide au califourchon de son mari pour ensuite en subir la riposte. Celui-ci lui coupe les deux bras, puis s’ouvre la gorge devant les yeux traumatisés de leur fils. Des années plus tard, on retrouve Fenix dans un hôpital psychiatrique. Lors d’une sortie de groupe, sa mère refait surface pour l’emmener avec elle loin de l’institution où il a été enfermé pendant plus d’une décennie. Afin de subsister, ils offriront au public un spectacle duo hallucinant où Fenix deviendra littéralement les bras manquants de sa mère. Cependant, cette emprise psychologique qu’a la femme sur son fils donnera naissance à second duo où ce dernier sera les bras meurtriers qui exauceront les désirs morbides du cerveau dérangé de la femme. Mais attention, car dans ce monde illusoire, qui rappelons-le, fut engendré par l’illusionniste Jodorowsky, ce qu’on croit percevoir n’est peut-être pas la réalité. Et la finale du film, tout à fait déconcertante et qui redirige le film vers une certaine sémantique freudienne, montre bel et bien le revers de l’illusion. D’ailleurs, la métaphore diégétique du cirque avec cette fin est tout bonnement brillante.

La réalisation m’a impressionné, même si elle n'a rien de réellement extraordianire. J’avais déjà vu El Topo dans lequel le rôle de la caméra n’est pas très raffiné, alors je ne m’attendais pas à des plans fabuleux de la part de Jodorowsky. J’ai été surpris de constater que l’iconoclaste cinéaste a évolué à ce niveau. Même si la redondance de plans trop larges devient quelquefois agaçante, en revanche, le réalisateur fait preuve d’une certaine inventivité lors de plusieurs scènes. Je pense notamment à cette scène qui représente un rituel funéraire où le décédé est en fait un éléphant ou encore à la scène où la mère est mutilée par le père, où l’angularité s’avère assez audacieuse. Il y a également la première scène de meurtre, où la caméra est une ocularisation interne du meurtrier, qui constitue un véritable hommage aux films d’horreurs italiens des années 70 et 80. De plus, même si la réalisation n’est pas toujours à la hauteur des images représentées, celles-ci captent parfois l’attention à un point tel où l’on oublie complètement les quelques défauts de la caméra. Je tiens toutefois à préciser que de nombreux plans sont fort bien composés et que, dans l’ensemble, la réalisation reste adéquate malgré quelques points qui auraient pu être améliorés.

Côté interprétation, les choses se gâtent quelque peu. Le protagoniste, qu’il soit enfant ou adulte, est interprété par l’un des fils du réalisateur. Adan et Axel Jodorowsky ne sont évidemment pas des professionnels, aussi insignifiant ce dernier terme puisse sembler. Leur jeu manque souvent de subtilité. Le même problème s’impose avec pas mal tout le reste de la distribution qui souffre aussi d’excès de jeu. Cependant, et encore une fois, les personnages (particulièrement l’image qu’ils projettent) l’emportent par leur étrangeté et réussissent quelque peu (mais pas entièrement, je vous avertis!) à masquer le manque de talent et de crédibilité dont les interprètes font preuve. Pensons à cette femme complètement tatouée, à ces nains débonnaires, ces trisomiques (qui sont d’ailleurs les plus convaincants de toute la distribution) et ces clowns qui ponctuent les lieux souvent oniriques…on a droit à un spectacle visuel coloré, laissez-moi vous le dire.

Par contre, bien que jusqu’à maintenant, les défauts contenus dans les divers aspects de Santa Sangre soient relativement bien dissimulés, l’un d’eux n’échappera à personne, et malheureusement, son ampleur est considérable et vient quelque peu ruiner la si prometteuse globalité du film. Il s’agit du scénario qui, même s’il tient sur une base d’excellentes idées, connaît d’importantes inégalités au niveau du rythme. Aussi étrange cela puisse-t-il paraître, le film débute avec un enchaînement trop rapide de lentes séquences dont la continuité est précipitée et boiteuse. Puis, on poursuit avec des événements entremêlés, brusquement enchaînés qui finissent par perdre de leur cohérence. On se rattrape ensuite avec un troisième quart qui laisse le temps de respirer pour terminer avec un dénouement brillant, mais mal exploité. Voilà le problème majeur de Santa Sangre. Les idées sont merveilleuses mais mal développées. De plus, certaines scènes semblent incohérentes et inutiles, à part peut-être pour apporter certains éléments symboliques qui sont l’habituelle gracieuseté de Jodorowsky et qui, ici, semblent avoir été parfois distribués aléatoirement au cours du film.

Malgré tout, Santa Sangre reste un bon film. Plusieurs compareront ses thèmes à ceux abordés par Freud, Fellini, Buñuel, Argento (et Jodorowsky, évidemment). La comparaison se fait, certes, mais il n’en reste pas moins que Santa Sangre, en mélangeant tant d’ingrédients, ne réussit pas à les exploiter avec autant de dévotion que leurs auteurs originaux. Même Jodorowsky ne réussit pas à conserver toute l’intégrité de son propre style et de ses propres thèmes, puisqu’il s’attarde à trop de choses à la fois et que celles-ci finissent un peu par s’entremêler. Cependant, les idées de base étant excellentes, le produit est loin d’être complètement gâché et offre de nombreux moments fort intéressants. Le film de Jodorowsky, si on le regarde d’un certain œil, réinvente et ajoute de la substance au giallo tout en y rendant hommage. Il s’agit donc d’un film unique, tant pour ses qualités que pour ses défauts.

Le magicien Jodorowsky offre ici l’un de ses tours les plus originaux…et quand l’illusion est dévoilée, on peut facilement penser qu’un certain David Fincher a pu s’en influencer directement pour son Fight Club.




Version française : -
Scénario : Alejandro Jodorowsky, Claudio Argento, Roberto Leoni
Distribution : Axel Jodorowsky, Blanca Guerra, Guy Stockwell
Durée : 123 minutes
Origine : Mexique

Publiée le : 19 Avril 2004