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OUR DAILY BREAD (2005)
Nikolaus Geyrhalter

Par Louis Filiatrault

Il est de ces oeuvres qui, presque sans médiation, nous font réfléchir sur l'état général du monde. Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, par le truchement de son imagerie universelle, en est un exemple ; certains films de Godard ou de Chris Marker, connotant à leur guise des matériaux glanés à gauche et à droite, en sont d'autres. De tels efforts poursuivent la démarche pionnière de Dziga Vertov, selon qui la juxtaposition dynamique d'images avait la faculté d'évoquer le rythme de la société ainsi que sa logique interne. Mais qu'advient-il lorsque le montage est réduit à sa plus simple expression, ne donnant plus à contempler que des fragments de réalité brute et laide? Notre pain quotidien de Nikolaus Geyrhalter fournit une réponse des plus impressionnantes, confrontant avec mesure une réalité moderne troublante à laquelle chacun réagira à sa manière. D'une originalité profonde, ce documentaire sur l'industrie agroalimentaire européenne transcende un sujet délicat en en faisant la radiographie d'un monde fantôme où l'humanité s'est prise au piège.

Christian Metz écrivait que « le spectacle filmé, naturel ou agencé, [a] déjà son expressivité propre, puisqu'il [est] en somme un morceau du monde et que ce dernier a toujours un sens. »* Il n'en revient ainsi qu'aux cinéastes à les orienter pour les rendre magnétiques, résonantes, émouvantes. C'est l'efficacité avec laquelle Geyrhalter effectue ce retour aux sources du travail de réalisation qui, dans une large mesure, rend son film aussi fascinant. En effet, aucune image de Notre pain quotidien ne pourrait être confondue avec les enregistrements quelconques d'une caméra de surveillance ; chaque plan correspond ici à une mise en scène de l'espace, à des choix esthétiques précis qui organisent les objets afin de nous les graver en mémoire. Ici ce sera en accentuant les lignes de fuite visibles, là en comprimant les échelles diverses, là encore en soulignant la symétrie des lieux ou en la perturbant subtilement (par un objet en avant-plan, une ligne oblique à l'arrière)... Le génie de cette mise en images recherchée est en effet de s'être approprié un espace que l'on croirait plutôt résistant aux entreprises esthétiques et d'en avoir exposé la rigueur géométrique, à la limite carcérale (et ce jusqu'en extérieur), de même que le mouvement froid, calculé, qui en régit le quotidien.

Dans son film La vie moderne de 2008, Raymond Depardon visitait des paysans (identifiés comme les derniers représentants d'une époque révolue), les écoutait, les observait dans leurs cuisines et parfois au travail, en compagnie de leurs machines. Dans Notre pain quotidien (qui, bien que tourné en vidéo, partage avec ce film une photographie longuement étudiée), la donne est pratiquement inversée: la machinerie occupe le premier plan, filmée dans son étrangeté, côtoyée par les humains qui l'alimentent et épousent sa cadence au détriment de leur propre identité. Le constat que fait Geyrhalter est celui de la déshumanisation méthodique qui est devenue, paradoxalement, essentielle à l'entretien de la vie telle que nous la connaissons aujourd'hui. Les mises à bas sauvages en plein désert que filmait le kazakh Sergei Dvortsevoy dans Tulpan sont bien éloignées ; les opérations sont ici bien réglées, les animaux sont bien morts ou en passe de l'être, et c'est l'image d'une domination absolue de l'homme sur la nature qui est transmise. Par les pauses-repas et les tâches aliénantes sur lesquelles il insiste (le tri des poussins, la castration manuelle des porcelets...), le film documente sans condescendance le sacrifice ordinaire des techniciens que la civilisation a convertis à son rythme, et sans qui nous serions sans doute bien moins nourris que nous le sommes.

Il convient de souligner que Notre pain quotidien est un film composé de silences, ou plutôt des bruits naturels (et souvent surnaturels) de ses environnements pris sur le vif. Enchaînant les plans fixes ou au mouvement très contrôlé, il nous fait également glisser sans un mot d'une sphère à l'autre de l'activité industrielle, de façon quelque peu arbitraire (à ce titre, certaines parenthèses, comme celle de la mine de sel, s'avèrent d'un intérêt un peu moindre). Mais si ces deux aspects de la production risquent de rebuter certains spectateurs moins dévoués, ceux-ci lui font rejoindre et compléter certaines des recherches esthétiques les plus pertinentes de l'histoire du cinéma: on pense notamment aux environnements sonores et plastiques soigneusement calculés de Jacques Tati (Playtime), aux processions silencieuses d'Alain Cavalier (Libera me), ou plus récemment aux peintures angoissantes et surréelles de Roy Andersson (Chansons du deuxième étage). En extrapolant un peu, le contenu de Notre pain quotidien pourrait être lu comme le reflet mécanique et rationnel du spleen vécu par les personnages de Jia Zhang-ke ou Tsaï Ming-Liang à l'autre bout de la Terre; que le film de Geyrhalter s'ouvre à ce type d'associations et distille le langage cinématographique sans négliger de poser un regard documentaire pénétrant sur un sujet important est ce qui fait sa grande valeur. Il s'avère ainsi le complément parfait au Monde selon Monsanto de Marie-Monique Robin, film pour le moins agressif qui échouait cependant à fournir une image du monde accordée à ses propos, ainsi qu'une oeuvre majeure du documentaire contemporain.

*Christian Metz, « Le cinéma, langue ou langage? », dans Essais sur la signification cinématographique, Tome 1 et 2, Klincksieck, Paris, 2003, p. 39 à 93.




Version française : Notre Pain Quotidien
Version originale : Unser täglich Brot
Scénario : Nikolaus Geyrhalter, Wolfgang Widerhofer
Distribution : Claus Hansen Petz, Arkadiusz Rydellek, Barbara Hinz, Renata Wypchlo
Durée : 92 minutes
Origine : Autriche, Allemagne

Publiée le : 3 Avril 2009