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HEAVY TRAFFIC (1973)
Ralph Bakshi

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Malgré sa prolifération au cours de la dernière décennie, au petit écran notamment où elle s'est imposée en tant que créneau extrêmement lucratif grâce à des séries telles que South Park ou The Simpsons, l'animation dite « pour adultes » demeure un phénomène relativement récent. En fait, on attribue généralement sa genèse au début des années soixante-dix, période durant laquelle elle se développa en parallèle au mouvement de la bande dessinée underground. S'imposant par son style vulgaire et son goût pour la provocation, Ralph Bakshi devint grâce à des films tels que Fritz the Cat et Heavy Traffic le premier « auteur » reconnu du genre et se tailla une place dans les livres d'histoire en réalisant le premier film d'animation classé X aux États-Unis. Mais, en rétrospective, son accomplissement dépasse de loin le simple fait d'avoir avant d'autres montré des seins dessinés et un chat copulant frénétiquement au grand public américain. Son cinéma - exubérant, chaotique et criard - s'impose comme témoignage évocateur d'une période d'incertitude sociale et politique en Amérique. Fritz the Cat, adaptation cynique d'une oeuvre phare de l'incontournable Robert Crumb, relatait la déchéance des différentes utopies des années soixante tandis que sa suite logique Heavy Traffic nous présente un jeune protagoniste tentant de trouver sa place parmi les ruines de ce rêve et d'exorciser un paysage urbain aliénant, peuplé d'éclopés et déchiré par la violence, grâce à la création artistique.

Film plus personnel que son notoire prédécesseur, le second long-métrage de Bakshi s'avère aussi moins abouti parce qu'il s'engage dans plusieurs directions à la fois: satire sociale, chronique autobiographique, réflexion sur le processus créatif, ode décalée à la ville de New York et à son riche héritage culturel. Heavy Traffic tient à la fois de la symphonie urbaine et de l'hallucination intime, ces deux visions se croisant finalement pour dresser un portrait à la fois cru et affectueux de la sauvage métropole et de ses habitants. Véritable foire où se croisent les freaks de tout acabit, le Brooklyn de Bakshi bouillonne d'une énergie qui s'empare du crayon de son auteur et lui dicte son trait outrancier, sa grossièreté assumée, son humour ordurier. Son dessin caricature les excès de cette jungle, s'amusant avec les stéréotypes raciaux pour créer une version complètement déjantée du melting-pot culturel où les vieux mythes du land of opportunity en prennent pour leur rhume. Fantasme simultanément suffocant et libérateur, Heavy Traffic s'inscrit - dans une veine distinctement plus légère - dans la lignée de Taxi Driver ou même de A Clockwork Orange; de violents relâchements d'une pression sociale accumulée, où les protagonistes réagissent au conformisme ambiant en laissant libre cours à leurs pulsions les plus sombres.

À la nuance près qu'Heavy Traffic se déroule uniquement entre les deux oreilles de son héros Michael, jeune bédéiste d'origines juives et italiennes imaginant ces aventures en s'inspirant du quartier qu'il habite et de la vie qu'il mène. La forme du film est éclatée, marquée par de multiples mises en abîme et par des ruptures de ton dans l'illustration qui appuient cette idée d'un esprit s'évadant et s'enfonçant progressivement dans ses propres méandres: les personnages de ce rêve éveillé en viennent eux-mêmes à se perdre dans leurs pensées, à s'imaginer commettant des actes violents pour répliquer à un univers qui l'est tout autant. Et, par extension, c'est l'imaginaire de Bakshi lui-même qui se met en scène: on reconnaît déjà des éléments du remarquable Wizards de 1977 dans la fable fantastique que raconte Michael à un vieux producteur de cinéma gâteux, littéralement terrassé par le caractère profane du conte. Avec cette séquence, le cinéaste se permet un commentaire sur la conception encore sclérosée de l'animation qui règne à l'époque; son film, au contraire, se veut une démonstration du potentiel encore inexploré de cette forme d'art. Aux naïvetés bucoliques de Walt Disney, Bakshi oppose une fantaisie urbaine puisant son inspiration dans le même milieu qui donnera vie au Mean Streets de Martin Scorsese la même année. L'animation, affirme Bakshi, est en mesure d'affronter le monde réel.

Ce projet, que Bakshi revendiquera plus furieusement encore avec son long-métrage suivant Coonskin, demeure une sorte d'utopie de l'animation contemporaine. Car, bien qu'une industrie de l'animation pour adulte se soit développée depuis, celle-ci demeure régie par une logique mercantile tout aussi forte que celle de l'animation familiale ici répudiée de manière réactionnaire, au nom d'une liberté créative encore précaire. À défaut d'être parfaitement accompli, Heavy Traffic a le mérite de poursuivre ses ambitions démesurées jusqu'au bout et de repousser les limites du compromis. S'il fonctionne mieux en fragments qu'en tant qu'ensemble, et s'il glisse parfois du côté de la provocation gratuite, ce film débraillé demeure d'abord et avant tout honnête et enthousiaste. Le concept même de cinéma d'animation « d'auteur » reste fragile, ses défenseurs demeurant aujourd'hui encore l'exception plutôt que la règle. L'oeuvre osée et exaltée de Bakshi a défriché la voie pour des artistes tels que Bill Plympton et John Kricfalusi; et même une oeuvre aussi raffinée que le Persepolis de Marjane Satrapi doit une fière chandelle à cet ancêtre des bas-fonds, aux manières rudes mais au coeur pur, qui le premier a dynamité ce préjugé que l'animation n'était pas en mesure d'aborder des questions sérieuses et de faire face à la controverse.




Version française : -
Scénario : Ralph Bakshi
Distribution : Joseph Kaufmann, Beverly Hope Atkinson, Frank DeKova, Terri Haven
Durée : 77 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 29 Août 2008