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LA CHINOISE (1967)
Jean-Luc Godard

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Dans Sympathy For The Devil, un personnage affirme à propos de celui aspirant à devenir un révolutionnaire intellectuel qu'il doit d'abord cesser d'être un intellectuel pour atteindre ce but. Si l'étrange collage expérimental qu'avait monté Godard autour d'une période d'enregistrement des Rolling Stones effleurait brièvement cette idée, La Chinoise l'explore pour sa part de fond en comble. À cheval entre la Nouvelle Vague et la période révolutionnaire de sa carrière, le réalisateur français est ici en pleine période de mutation. Ce qui pourra tout d'abord ressembler à une célébration de l'esprit révolté d'une génération s'impose finalement comme une critique en règle des failles de son approche de la révolution. Les jeunes communistes rencontrés dans La Chinoise se substituent à l'opinion publique. Ils font la révolution au nom du peuple, mais sans l'appui du peuple. En ce sens, ces jeunes intellectuels de gauche provenant de la bourgeoisie - à l'instar d'ailleurs de Godard - perpétuent la mentalité élitiste qu'ils combattent. Autocritique sévère et sérieux exercice de remise en question pour son auteur, La Chinoise entame une nouvelle phase dans la réflexion de Godard sur la politique. Un intertitre met les choses au clair dès le début : nous avons affaire à « un film en train de se faire ».

Esthétiquement, La Chinoise s'avère un essai des plus inspirés. Très proche du pop-art, il s'agit d'un montage exemplaire mettant en application toutes les théories visuelles de Godard. Nous sommes dans un film, chose que le réalisateur n'hésite pas à souligner à maintes reprises. Surtout, nous nous trouvons devant une oeuvre d'art visuellement aboutie ; l'imagerie politique d'une époque est déconstruite et ses couleurs se répandent sur le canevas défini par Godard. Le cinéma de celui-ci n'a jamais été aussi proche de la peinture et du théâtre auparavant. Les plans, souvent fixes, sont composés tels des tableaux et les scènes qui se déroulent généralement dans l'appartement fusionnent le théâtre au documentaire. Les idées de Bertolt Brecht se sont imprégnées à même la manière dont Jean-Luc Godard filme. À l'instar du dramaturge allemand qu'il vénère, le réalisateur français force le spectateur à poser un regard critique sur ce qui lui est présenté. Il souligne les mécanismes du cinéma afin de créer une distanciation entre le film et le spectateur.

Sans se trouver sur le même territoire surréaliste exploré dans Week End, nous nous approchons sérieusement du huis clos social que proposera Tout va bien en 1972. Là, nous trouverons les ouvriers d'une usine en grève perpétuant la tradition de mai 68. Ici, un groupe d'étudiants discutant dans son appartement des idées de Mao un petit livre rouge tatoué sur le coeur précède les événements de mai 68 de près d'un an. Avec candeur, Godard s'amuse à souligner les failles de leur raisonnement tout en s'attaquant à la société répugnante. En ce sens, La Chinoise est loin d'être un film définitif. C'est une brique permettant l'édification d'une réflexion plus grande. Il n'est donc pas surprenant que le personnage de Jean-Pierre Léaud fasse une apparition dans Week End, en portant le même costume qu'à la fin de ce film-ci.

L'éclatement des films ultérieurs de Godard n'est pas encore égalé. Pourtant, le réalisateur se détache déjà des contraintes de la narration. Le propos a définitivement pris le dessus sur l'histoire, même si certains fragments de ce principe demeurent. Nos marxistes planifient l'assassinat d'un ministre soviétique en visite en France. Mais leur routine et leurs idées accaparent toute l'attention de la caméra. Des entrevues remplacent l'aparté si important au théâtre. Des vignettes humoristiques éclatent sans crier gare. Les décors couverts de phrases et de mots servent d'intertitres et de pistes de réflexions. Le montage est traversé d'images fixes allant de la photo de journal coloriée à la main aux affiches de propagande de l'époque. Parfois, les personnages eux-mêmes se retrouvent dans des décors satiriques à souhait. La réalité cède le pas à une étrange vision critique de celle-ci.

À une époque où l'art politisé des années 60 et l'imagerie de propagande puissante d'une époque sont réduits par plusieurs en courant esthétique vaguement kitsch, un film comme La Chinoise peut sembler légèrement anachronique. Pourtant, quiconque se penchera sur le propos du film de Godard et comprendra son style visuel vif pour ce qu'il est - c'est-à-dire une intelligente remise en question des archétypes et des icônes de son époque - ne pourra nier que tant à titre de penseur que d'artiste Jean-Luc Godard était l'un des réalisateurs les plus révolutionnaires et avant-gardistes de son époque. Rarement un film politique aura-t-il été aussi divertissant et coloré tout en étant aussi éclairé et nuancé. Avec La Chinoise, un réalisateur refuse de devenir une commodité et devient par le fait même un authentique révolutionnaire intellectuel. Mais la grande marche ne fait que commencer...




Version française : -
Scénario : Jean-Luc Godard
Distribution : Anne Wiazemsky, Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Michel Semeniako
Durée : 99 minutes
Origine : France

Publiée le : 9 Juin 2006