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CHERRY BLOSSOMS (2008)
Doris Dörrie

Par Louis Filiatrault

Par-delà les distances technologiques, temporelles, géographiques et sociales, certaines oeuvres semblent condamnées à rester pertinentes ; tout en restant indissociables de leur contexte d'origine, celles-ci continueraient à communiquer des aspects de la vie humaine (endurant) au passage des générations, vieillissant en surface mais non en âme. Du côté du cinéma, l'une de ces oeuvres indispensables serait le film Voyage à Tokyo (mieux connu sous le titre Tokyo Story): sorti en 1953, le chef-d'oeuvre de Yasujiro Ozu nous fournit encore une image éloquente des moeurs et valeurs spécifiques du Japon d'après-guerre, tout en explorant le thème des rapports familiaux avec une intelligence et une simplicité (lui méritant pleinement l'appellation «universel»). Aussi était-il naturel pour les amateurs de ce film au statut intouchable d'appréhender la dernière aventure de la réalisatrice allemande Doris Dörrie, à savoir de s'approprier consciemment la thématique de Voyage à Tokyo et de l'adapter à une époque nouvelle et à l'idéologie occidentale. « Voyage » en deux temps et à deux niveaux, le résultat montre deux faces: se prêtant avec un bonheur total et une sensibilité hors du commun à l'exercice de la citation et de la recontextualisation, Cherry Blossoms flanche éventuellement dans sa visite littérale du territoire japonais. C'est un manque de tenue et de concision qui vient retirer à un effort autrement intense et très senti, au point de succomber à ses propres phantasmes culturels.

Sur le seul plan de l'efficacité dramatique, la première partie de Cherry Blossoms est un véritable coup de maître. De la première minute du film à la fin de ce qui en constitue à peu près le tiers, les développements s'enchaînent à un rythme prenant, avec un goût dans la mise en scène et une imperturbable force des effets. Mais au-delà de cette mécanique bien huilée, c'est la qualité plus subtile de l'écriture filmique, et plus spécifiquement de son hommage à Ozu, qui mérite l'attention. Sans aller jusqu'à reprendre de façon grossière les figures les plus reconnaissables du cinéaste japonais (à commencer par la « caméra tatami »), Dörrie adopte un style de narration elliptique, des plans de transition « anodins », des scènes courtes et intimistes qui, implicitement, attribuent à son film de notables réminiscences nippones. Reprenant au cours de cette première partie la trame narrative de Voyage à Tokyo - la visite des aînés chez leur progéniture en grand centre urbain - le film conserve une manière d'isoler les générations (les enfants collés à leurs Game Boy, les adultes à leurs verres de vin...), d'approfondir de façon dialectique l'inconfort occasionné par l'arrivée des parents, qui rejoint également le traitement de la problématique familiale jadis proposé par Ozu.

Tout ceci étant dit, les points de rencontre sont au moins aussi intéressants que les divergences, et la réalisatrice injecte à son hommage manifeste une sensibilité moderne des plus convaincantes: à commencer par un filmage souple et des étrangetés de montage bien dosées (voir la scène courte et belle de la photo familiale), Cherry Blossoms prend des airs étonnamment vigoureux pour un film à la thématique aussi austère, en plus de réserver une place de choix aux nouvelles configurations urbaines et à des phénomènes sociaux tels que l'homosexualité. Mais surtout, là où le film d'Ozu progressait dans le calme jusqu'à un développement pour le moins surprenant, Dörrie choisit de faire planer sur Cherry Blossoms une fatalité complice entre le public et un personnage important. C'est d'ailleurs un brillant jeu sur le secret en question qui donne à ce premier acte une conclusion puissante, mais néanmoins résolue discrètement, à la manière du vieux maître.

Tandis que le film d'Ozu s'achevait sur le deuil d'un personnage survivant, c'est à partir de cette émotion que Cherry Blossoms prend son véritable envol. En fait, avec le recul, il devient clair que toute la force du premier acte relativement agité ne constituait qu'un long préambule au véritable intérêt de la réalisatrice, à savoir son propre « voyage à Tokyo », canalisé par un protagoniste. Bien qu'évoqués à quelques reprises au fil des développements, les personnages et les espaces pourtant bien dessinés de la première partie sont abandonnés au profit d'un exil total, si ce n'est de la présence flottante d'un fils quelque peu antipathique. Pour ce faire, Doris Dörrie adopte sans se gêner une liberté esthétique suggérée au préalable, mais ici moins soignée, et résolument plus aventureuse. Le portrait de Tokyo en résultant, moins extraterrestre que celui de Lost in Translation, conserve un aspect hétéroclite fascinant, mis en valeur par des belles trouvailles de montage poétique.

Malheureusement, ce que Cherry Blossoms gagne en valeur documentaire, voire ethnographique, il le perd en rigueur narrative et surtout en cohérence psychologique. D'abord présenté comme une personne taciturne et sans véritable curiosité, le héros de la seconde partie réalise par son voyage le rêve de sa défunte moitié, et cherche par le fait même à comprendre une passion qu'il n'a jamais partagée. Cependant, l'exécution de cette prémisse des plus intrigantes rencontre des obstacles témoignant d'un certain manque de sérieux de la part de l'auteure, dont l'engagement personnel ne fait pourtant aucun doute. Pour tout dire, c'est l'absence de repères psychologiques nets qui obscurcit l'évolution du protagoniste au fil de ses errances tantôt érotiques, tantôt alcoolisées, tantôt contemplatives. Dans la mesure où la cinéaste a voulu faire partager au spectateur la confusion d'un individu en territoire étranger, on pourrait lui concéder une certaine réussite ; mais dans la mesure où l'on voudrait en retirer des observations pertinentes concernant les comportements d'un être en soudaine détresse affective, Cherry Blossoms demeure trop éparpillé pour s'avérer d'une assistance particulière, et s'égare davantage à chaque nouvelle excursion. C'est plutôt l'abandon à l'insolite spiritualité japonaise que l'on en retient principalement, de façon moyennement convaincante.

En effet, Cherry Blossoms s'achève sur une séquence très belle, mais également trop peu probable, en regard des antécédents du protagoniste, pour frapper de plein fouet. Elle représente en fait une tendance du film à épuiser tranquillement ses bonnes idées au fur de sa lente progression: intégrée de façon touchante à la première partie du film et occasionnant certaines de ses scènes les plus inspirées, l'énigmatique danse Butô, en devenant un intérêt grandissant du personnage restant, semble perdre peu à peu de son attrait mystérieux. Tout se déroule ainsi comme si les composantes du « rêve » titulaire, en se rapprochant de leur concrétisation, se recouvraient d'un voile de plus en plus banal, allant jusqu'à réunir autour d'un générique assez racoleur ses traits les moins subtils. Ce qui ne met aucunement en cause la sincérité de la réalisatrice, ni l'implication intense des comédiens ; à ce titre, la participation de la jeune Aya Irizuki, malgré son introduction trop tardive, s'avère l'un des éléments les plus mémorables du film, lui redonnant vie et direction lors d'une période de flottement. Mais toutes les bonnes intentions et toute l'intelligence accordée à un hommage filmique parfaitement réussi ne sauraient excuser pleinement certaines indulgences retirant de la portée à ce drame n'accomplissant qu'une mince part de son grand potentiel.




Version française : Cherry Blossoms : Un rêve japonais
Version originale : Kirschblüten - Hanami
Scénario : Doris Dörrie
Distribution : Elmar Wepper, Hannelore Elsner, Aya Irizuki, Nadja Uhl
Durée : 127 minutes
Origine : Allemagne, France

Publiée le : 27 Mai 2008