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THE BACKWOODS (2006)
Koldo Serra

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Un premier film est pour le cinéaste débutant une occasion d'expérimenter et de gagner une certaine expérience; il est donc toujours étonnant d'en découvrir un qui soit, à l'instar de The Backwoods du jeune réalisateur espagnol Koldo Serra, parfaitement assuré et sans failles apparentes. Inspiré d'un certain cinéma des années 60 et 70 qui avait fait de la violence sa principale substance et l'enjeu central de sa réflexion sur l'humanité - celui des Peckinpah et Leone qui fait encore avec raison l’admiration de bon nombre de cinéphiles -, ce puissant thriller à saveur de survie élémentaire saisit le spectateur à la gorge tout en assénant avec une formidable cohérence formelle une poignante critique de nos instincts primaires, de l'intolérance et de la xénophobie. Voilà déjà tout un programme pour un film qui, de surcroît, s'intéresse aux archétypes de la virilité et aux relations de pouvoir entre les hommes avec une carnassière cruauté. Heureusement, Serra arrive à rassembler ses diverses idées en un tout qui évite l'éparpillement et, bien qu'il répète cette vieille maxime qu'il n'y a dans la vie que des proies et des prédateurs, offre en guise de conclusion une tournure morale très pertinente à un amas de références cinématographiques particulièrement stimulant.

Deux couples anglais s'évadent vers un chalet isolé, en plein coeur du Pays Basque: Lucy (Virginie Ledoyen) et Norman (Paddy Considine) veulent sauver leur union précaire, Isabel (Aitana Sachez-Gijon) espère se reposer et Paul (Gary Oldman) se ressourcer. Lors d'une partie de chasse, Norman et Paul découvrent dans une cambuse en ruines une jeune fille abandonnée, sale et déformée, qu'ils décident avec empressement de remettre entre les mains des autorités locales. En direction du poste de police le plus proche, leur véhicule quitte toutefois la route et ils doivent retourner de force au chalet. Le lendemain, quelques villageois inquiétants cognent à la porte. Ils sont à la recherche d'une fillette qui a disparu le jour précédent...

À partir de cette intrigue somme toute classique, Serra signe un film féroce - stylisé sans pour autant sembler tendancieux - qui s'avère l'héritier spirituel de ses inspirations plutôt qu'un simple renvoi post-moderne à leur surface qu'il réplique habilement; la décision, éclairée, de situer l'intrigue dans les années 70 ne fait que renforcer l'unicité de ton entre le fond et la forme. Mais le propos même du film n'est pour sa part aucunement rétrograde et indique au contraire par ses entorses aux codes conventionnels que cette histoire de choc des cultures est applicable à un contexte contemporain. Chose certaine, l'emploi en guise de prologue et d'épilogue de la chanson There Is a War de Leonard Cohen - qui tient du génie - confère une sorte d'universalité à l'épisode raconté; et la conclusion tendue faisant référence, boîte à musique à l'appui, au morceau d'anthologie qu'est celle de For A Few Dollars More réinvente la portée éthique du duel. Le bain de sang doit cesser, affirme Serra lorsqu'il tente de désamorcer les mécanismes de la violence une fois atteint leur traditionnel point culminant.

Avec The Backwoods, Koldo Serra cherche à distiller l'essence véritable de l'homme moderne et cultivé - par rapport à l'étranger, par rapport à l'autre sexe, par rapport aux autres hommes - en le plaçant dans un contexte où ses instincts reprennent le dessus. Le film dresse d'emblée une mise en garde contre le fait de juger une culture par l'entremise d'un système de valeurs qui lui est extérieur, leçon rendue explicite par les terribles déraillements de la principale trame narrative. Mais au-delà de l'opposition entre les villageois et les étrangers s'élève celle qui nourrit la relation complexe entre Norman et Paul, à mi-chemin entre l'autorité et l'amitié. Entre ces deux définitions de la masculinité va d'ailleurs s'opérer au fil du film une sorte de passation des pouvoirs, comme si le modèle viril classique incarné par le personnage orgueilleux d'Oldman était devenu un dangereux anachronisme; et Norman ne pourra régler le conflit qu'en renonçant à la méfiance naturelle qui lui a été inculquée.

En ce sens, l'autre pôle directeur du film - le désaccord entre hommes et femmes quant à l'attitude à adopter face à la situation dans laquelle ils sont plongés - est intrinsèquement lié à cette idée de passage d'un modèle à un autre, voire d'une ère à une autre. Les personnages féminins, prisonniers d'un univers mâle, vont peu à peu s'affirmer; leur implication est psychologique d'un côté, emboîtant le pas à la progression morale de cette allégorie, historique de l'autre, reflétant les transformations culturelles d'une décennie. L'exercice est mené avec un doigté admirable, sans tomber dans le piège des raccourcis, sans s'égarer vers le territoire précaire de la violence gratuite. Chaque scène du film sert son propos, le suspense et la violence s'avérant saisissants quoique bien soupesés; mais c'est l'admirable dextérité avec laquelle Serra jongle à la fois avec son discours central sur la tolérance et avec la politique sexuelle de son sous-texte qui impressionne le plus. De ce point de vue, son film est exemplaire. Le propos est à la fois limpide et nuancé.

Le tour de force formel mérite par ailleurs lui aussi d'être souligné: les images crues et l'emploi de la musique, limité au strict minimum, confèrent à The Backwoods un impact viscéral et immédiat, dépourvu d'artifices. Gary Oldman livre une prestation sensationnelle, dont l'étourdissante robustesse fournit un contrepoids à la fragilité du jeu de Virginie Ledoyen et à l'ambiguïté du rôle de Paddy Considine. En bref, Koldo Serra signe un parfait premier film à la fois percutant et intelligent. Son esprit de synthèse est frappant, tant au niveau thématique qu'à un degré purement cinématographique. Dans l'optique où il réévalue notre manière de voir l'homme et la violence au grand écran, son travail s'apparente à celui au demeurant plus classique de Clint Eastwood. Mais, déjà, ce thriller succinct et remarquablement dense confirme l'émergence d'un auteur à part entière.




Version française : -
Version originale : Bosque de sombras
Scénario : Jon Sagalá, Koldo Serra
Distribution : Gary Oldman, Paddy Considine, Viriginie Ledoyen, Lluís Homar
Durée : 98 minutes
Origine : Espagne, Royaume-Uni, France

Publiée le : 24 Juillet 2007