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BABEL (2006)
Alejandro Gonzalez Iñàrritu

Par Alexandre Fontaine Rousseau

L'expression «film choral» est employée à toutes les sauces depuis quelques années; à en croire certains critiques, il ne faut plus que deux personnages aux destins parallèles pour que soit entonné en choeur un hymne cinématographique au genre humain. Si cette appellation est en vogue à l'heure actuelle, c'est en grande partie parce que le cinéma d'Alejandro González Iñárritu a, en quelques films à peine, remis au goût du jour la multiplication des récits caractérisant cette forme dont Robert Altman demeure l'un des pionniers populaires. La recette, rapidement institutionnalisée par Hollywood au tournant du millénaire, est déjà synonyme de reconnaissance académique: le correct Crash l'a confirmé en raflant l'Oscar du meilleur film pour la cuvée 2005. Pourtant, aucun de ses contemporains n'a su égaler en élégance ou en éloquence le travail du cinéaste mexicain et du scénariste Guillermo Arriaga, auteur du somptueux The Three Burials of Melchiades Estrada de Tommy Lee Jones, duquel il semble inséparable. Si le féroce Amores Perros proposait une structure narrative somme toute linéaire en enchaînant ses récits de manière ordonnée, 21 Grams brouillait les cartes en permettant aux histoires de se chevaucher. Cet entrelacement réitérait l'unes des principales visées du cinéma d'Iñárritu, à savoir cette vision très humaniste d'une inévitable communion entre les individus. C'est autour de ce fondement moral central bien intégré à même le vocabulaire du réalisateur que s'élève aujourd'hui Babel, oeuvre forte sur l'isolation et l'épreuve dosant avec justesse intériorité et universalisme.

Une fois de plus, le duo Iñárritu/Arriaga pose au coeur de ses intrigues un événement-pivot qui servira d'intersection entre les vies de divers protagonistes provenant de milieux diamétralement opposés. La jointure, cette fois, est un coup de feu tiré innocemment par deux jeunes Marocains s'amusant avec la carabine que vient de se procurer leur père; la balle perdue ira se loger dans l'épaule d'une touriste américaine de passage pour provoquer une réaction enchaîne que le film nous présente dans un désordre merveilleusement orchestré. En Amérique, la nounou en charge des deux enfants de la victime tente de traverser la frontière mexicaine pour se rendre au mariage de son fils. Au Japon, la fille sourde-muette d'un ancien propriétaire de l'arme employée est à la recherche d'un peu d'affection malgré sa condition. Alors que le reste du monde suivra le déroulement des événements à la télévision, ces êtres placés en situation de crise en vivront d'une manière directe ou indirecte les conséquences.

Par le fait même, Iñárritu renoue donc ici avec un schéma thématique qu'il a déjà utilisé à bon escient dans ses deux long-métrages précédents selon lequel une occurrence donnée aura des répercussions sur un ensemble imprévisible de vies. Se délestant de certains clichés associés à cette affirmation, à savoir cette lecture urbaine du modèle avec laquelle la ville devient un forum où les gens se croisent constamment sans jamais «connecter». Babel inscrit sa réflexion dans un contexte d'actualité autrement moins simpliste où les limitations d'ordre géopolitique participent à l'isolement des mentalités. Faisant fi des frontières, ses raccords privilégient le rassemblent des corps et l'union des âmes; le film d'Iñárritu est une invitation à l'ouverture sur l'autre, même si la plupart de ses protagonistes en viennent à souffrir pour leurs choix. Aux considérations spirituelles de 21 Grams, Babel substitue une réflexion un peu plus pragmatique mais fondamentalement humaniste sur des questions d'ordre implicitement politique.

Tout en s'acquittant des obligations d'une certaine forme «spectaculaire» de cinéma, Iñárritu propose ainsi un film où des enjeux dramatiques hors-du-commun sont investis d'une résonance très intime. Si d'un côté les humains réapprennent à communiquer face à l'adversité, ils sont de l'autre confrontés aux difficultés de vivre avec l'autre. En ce sens, le volet japonais quelque peu en retrait par rapport aux autres viendra servir de métaphore à cette quête d'intégration qu'ont en commun tous les personnages de Babel. Dans cette chaîne de hasard et de coïncidences où la responsabilité finale ne peut incomber à aucun maillon, ils sont irrémédiablement liés les uns aux autres au-delà d'une certaine matérialité passagère; dans cette optique, la nature très relative du temps dans Babel gagne un sens tout autre. La dissolution du squelette temporel conventionnel gagne un sens moral, plaçant le spectateur dans un univers étranger où ses préjugés sont aptes à s'effondrer.

Au-delà d'un parallélisme superficiel des récits, Babel propose par le fait même une véritable unisson entre diverses voix à première vue dissonantes. Cette communion formelle nouvelle s'accomplit dans l'espoir d'abattre ces frontières que les récents scénarios de Guillermo Arriaga investissent à la fois d'un sens mythologique américain, en rapport à la mentalité de la Frontière, et d'un caractère purement pratique. Entre réalisme cru et poésie onirique, cette riche allégorie aux préoccupations globales bien assumées arrive à poser les jalons d'une sérieuse remise en question: chaque geste comporte son lot de conséquences, les distances tendent à se résorber d'elles-mêmes et le monde semble soudainement bien plus petit. Cette réalité propre à une planète où l'évolution des communications redéfinit à un rythme hallucinant la notion d'espace, le film d'Iñárritu la pense et l'illustre d'une manière aussi pertinente que sensible. Certains reprocheront certes à Babel sa charge émotive sans relâche, à la limite un peu lourde; mais peu de films sont arrivés à résumer avec une telle lucidité les enjeux et les inquiétudes de notre époque trouble. Iñárritu et Arriaga confèrent ainsi au cinéma le rôle de symphonie du doute et, finalement, de la réconciliation.




Version française : Babel
Scénario : Guillermo Arriaga
Distribution : Brad Pitt, Cate Blanchett, Mohamed Akhzam, Peter Wright
Durée : 142 minutes
Origine : États-Unis, Mexique

Publiée le : 14 Janvier 2007