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ARARAT (2002)
Atom Egoyan

Par Louis Filiatrault

C'est en décomposant des réalités complexes avec rigueur qu'Atom Egoyan s'est imposé dans les premiers rangs du cinéma mondial au cours des années 90. Tristes et subtilement insolites, des films comme The Adjuster, Exotica et The Sweet Hereafter témoignaient déjà d'un talent extraordinaire pour les portraits de communautés secrètes au bord de l'implosion. On remarque cependant que le thème spécifique de l'identité ethnique n'y était abordé que par allusions discrètes ; absorbés par les problèmes de leur quotidien, ces êtres peuplant un Canada fictionnel avaient d'autres préoccupations que les détails de leurs origines. Le cinéaste rompra cette constance pour de bon en 2002 avec le superbe Ararat, dont le sujet principal sera la mémoire culturelle. Exilé de naissance, Egoyan aurait passé sa vie à se construire une image mentale d'événements qu'il n'a jamais connus de son vivant, et c'est cette quête qui lui aurait inspiré cette oeuvre d'une densité passionnante. Plaidoyer pour le souvenir d'un massacre ethnique jamais officialisé, Ararat dépasse néanmoins la simple intention pamphlétaire et prolonge à merveille les réflexions de l'auteur sur la difficulté de la communication dans le contexte contemporain.

« Qui se souvient de l'extermination des Arméniens? », aurait demandé Hitler à ses officiers afin de les convaincre de procéder aux tristes opérations que l'on connaît. C'est du moins ce que tente de nous faire croire Egoyan lors d'une scène-clé, qui entraîna une certaine controverse concernant l'authenticité de la citation. Mais quelle qu'en soit l'exactitude, cette question provocante mérite bel et bien d'être posée: qui se souvient, en effet, de l'extermination arménienne de 1915, sous la tutelle du général turc Jevdet Bey? « Seuls les Arméniens, semble-t-il », postule le film à travers le récit fragmenté d'une opération de reconstitution prenant plusieurs aspects. Celle-ci prend d'abord la forme du grand film historique entrepris par un scénariste et un cinéaste (Eric Bogosian et Charles Aznavour) concernés par la préservation du souvenir ; elle s'effectue aussi à travers les efforts continus d'une historienne de l'art (la splendide Arsinée Khanjian) à promouvoir l'importance du peintre Arschile Gorky, exilé après le massacre ; elle revêt finalement les traits d'un interrogatoire entre un douanier consciencieux (Christopher Plummer) et un jeune métis (le magnétique David Alpay, dans son premier rôle), revenant de Turquie chargé de contenants suspects. Des liens familiaux ou professionnels entre les divers personnages enrichissent ces intrigues de couches de sens additionnelles, tandis que des symboles particuliers (tels que la pomme-grenade, porteuse de chance pour le personnage d'Aznavour) définissent leur psychologie tout en approfondissant leur rapport personnel aux racines culturelles.

« Je me méfie de ce qui cherche à éveiller en moi des sentiments précis », déclare à un certain moment le jeune métis à l'acteur d'ascendance turque (Elias Koteas) tenant le rôle du général Bey dans le film fictif. C'est la même attitude que semble épouser Atom Egoyan, qui de toute façon ne s'est jamais spécialisé dans les émotions faciles. Aussi a-t-il cru bon de mélanger les cartes et de proposer au spectateur un véritable casse-tête narratif, similaire à ce qu'il avait déjà expérimenté dans Exotica. Mais là où ce genre d'exercice aurait pu s'avérer frustrant et inutilement obscur, le cinéaste parvient à stimuler des rencontres et des associations fascinantes, procurant à son oeuvre un sens dialectique remarquable. Tout comme dans le plus récent Adoration, les fragments s'éclairent les uns les autres et révèlent des niveaux de sens insoupçonnés au premier abord: les bonnes intentions des cinéastes se butent aux remarques de l'historienne, recrutée comme consultante, concernant les « libertés poétiques » de leur reconstitution ; les premières images de ladite reconstitution, vaguement spectaculaires mais assez peu enlevantes à regarder, sont éventuellement affirmées comme telles, privilégiant le contenu sur l'émotivité ; la quête de vérité du fils égaré, quant à elle, prend des dimensions psychologiques prenantes, celui-ci en arrivant à s'expliquer à lui-même autant qu'à son interlocuteur les motivations derrière son voyage spirituel. À travers toutes ses strates, la volonté des personnages de trouver un terrain d'entente, de mettre les choses au clair avec précision, demeure constante. Un sentiment de perte et d'amertume, renforcé par le motif du père absent ou aliéné, justifie encore davantage leur propension à questionner les termes de la discussion, à confronter les opposants, sans jamais nier pour autant la nature à la fois personnelle et collective de la justice qu'ils poursuivent.

Tout ceci est livré par Atom Egoyan à travers un style dépouillé à la photographie très soignée, ainsi qu'une direction d'acteurs de première qualité. Très centrée sur les personnages, la réalisation affiche néanmoins le contrôle très particulier du cinéaste sur l'intonation et le débit de ses comédiens, conférant à son film une atmosphère propice à l'introspection. Car si la densité de l'information ainsi que les développements pour le moins discrets d'un scénario essentiellement composé d'échanges d'idées risque d'éprouver la patience de certains spectateurs, jamais cette confusion ne pourrait être attribuée à un traitement d'ensemble qui demeure élégant, modeste et cohérent. De la distribution remarquable, seule Marie-Josée Croze détonne, accusant un jeu forcé dans une langue mal maîtrisée. Du contenu lui-même, seules peut-être une insistance sur la signification d'un certain tableau d'Arschile Gorky, la romance plus ou moins crédible entre deux demi-frères, ainsi que certaines soliloques sorties de nulle part (celle de Bruce Greenwood, habité par son rôle de médecin, éclatant subitement sur le plateau de tournage...), font légèrement grincer des dents. Pour le reste, Egoyan parvient surtout à investir des circonstances peu probables d'une logique interne et d'une rhétorique imparables. Son approche narrative prolonge le mal-être fondateur du comportement de ses personnages, tout en continuant d'affirmer (voire même d'incarner) la difficulté de la communication entre les êtres, ainsi que l'importance cruciale de ce même dialogue. Car s'il s'avère assez pauvre en instants d'émotion libérateurs, Ararat débouche au final sur un profond sentiment d'ouverture et de fraternité. Aussi ardu que puisse être le chemin pour l'atteindre, et aussi provisoire que soit sa durée, cela semble un objectif bien noble à poursuivre.




Version française : Ararat
Scénario : Atom Egoyan
Distribution : Simon Abkarian, Charles Aznavour, Christopher Plummer, David Alpay
Durée : 115 minutes
Origine : Canada, France

Publiée le : 7 Juillet 2009