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Thérèse Desqueyroux (2012)
Claude Miller

La bonne façon de conter

Par Mathieu Li-Goyette
Claude Miller n'est plus. Le dernier plan de sa carrière prestigieuse aura été celui d'Audrey Tautou, l'allure sûre et paisible, s'approchant de la caméra jusqu'à quitter le cadre. Cet air se remarque d'autant plus qu'il n'est pas celui que prend Thérèse dans le roman éponyme de François Mauriac. Mais comme le cinéaste semblait vouloir finir sur une bonne note avec Tautou comme sa dernière héroïne, sa dernière effrontée, la corde sensible aura été celle de la réconciliation et non de la perdition. Dans une carrière qui compta de nombreuses actrices à avoir su laisser leur marque sous la direction sensible de Miller, Tautou ne se saurait aussi bien accrochée au rôle désespéré de Thérèse, celui machiavélique d'une femme qui, portée ainsi à l'écran, est plus une victime qu'un personnage à deux visages. Un demi-siècle après l'adaptation de Georges Franju (plus tordue, plus avenante), Miller se terre dans les réseaux de relations complexes qu'il savait tisser entre des personnages qui n'auraient jamais dû s'approcher en premier lieu (soit par convention sociale - L'effrontée, La bonne façon de marcher -, soit parce qu'ils n'allaient pouvoir que se détruire à force d'amour - La petite voleuse, maintenant Thérèse Desqueyroux).

Et pourtant, Miller n'est pas étranger aux adaptations de scénarios - il a déjà adapté Truffaut - ou de romans - la liste est longue -, mais il faut dire qu'en démantelant ainsi la structure narrative de Mauriac, le metteur en scène semble omettre les qualités premières de l'écrivain à qui il rend un hommage pictural impressionnant, mais sans plus. Raconté comme le meilleur des polars, Thérèse Desqueyroux commence par un mystère : pourquoi cette femme de la bourgeoisie des Landes françaises aurait-elle voulu assassiner son mari? Pourquoi, une fois la tentative ratée, cet homme dont la famille traîne dans la politique présidentielle, ira-t-il à la défense de sa femme? Pourquoi la protégera-t-il des tabloïds et des regards indiscrets? Mauriac manie la phrase comme peu d'écrivains de son temps (les années 20), sait divertir en peu de pages tout comme il sait tisser une ambivalence troublante entre le péché et la raison en nous faisant douter, à chaque saut de ligne, à chaque espace, des vertus du mensonge comme de la pesanteur de la sentimentalité.

En prenant une scène minuscule (une femme sort de la cour, nous ne connaissons ni sa famille ni son mobile) comme premier chapitre, il fait se succéder les événements sous le rythme et l'ordre d'un hasard contrôlé. Le mal est fait, Thérèse est officieusement coupable, officiellement graciée et c'est au lecteur que viendra le devoir de recoudre cette courte pointe émiettée. Passé lointain, anecdote insignifiante, Mauriac nous plonge dans un désert de souvenirs apparemment oubliables (il écrit bel et bien son roman dans les années Proust) qui s'assemblent en une intrigue où l'émotion est plus millimétrée que le geste ayant empoisonné le mari.
D'abord l'apparence, ensuite le sentiment, les alibis, le coeur et ses raisons.

Mais Miller, lui, visiblement accablé par le médium, veut rendre les choses claires et semble n'avoir qu'une peur : et si le public pensait Thérèse coupable de son crime? Or, son inquiétude paralyse l'effluve romanesque qui s'échappe de ses plans. Prisonnière de cette imagerie, incapable de la quitter comme si elle était déçue du scénario qui la bordait, la poésie de Mauriac s'enferme dans le livre, voire dans le film de Franju, alors que le cinéaste maintient une succession bêtement chronologique complètement borné, enfilant les séquences dans l'ordre et comble l'anti-lyrisme de dates systématiquement inscrites dans le coin des premiers plans de chacune de ses séquences. Sous l'apparence d'un faux journal intime trahissant une fois de plus la narration omnisciente de Mauriac, Miller échoue à transposer l'adaptation et ne s'essaie pas plus à la déjouer, à user du fait que le cinéma, au moins autant que la littérature, permet une valse temporelle faite d'allers et de retours qui sont pourtant le propre d'un certain cinéma français à la littérarité assumée.

Il n'en demeure pas moins que la douceur émanant de Tautou saura en convaincre plus d'un, tout comme le jeu tout en retenue de Gilles Lellouche s'avère épatant. Tout est dans le ton, tout est aux limites de l'académisme qui ne semble pas assez grandiloquent pour que l'on croit à la critique antibourgeoise ni assez conceptuelle pour qu'on puisse y voir une immersion lyrique dans la France des années 20 : ce que l'histoire de Thérèse Desqueyroux avait à dire a déjà été dit et ce n'est pas Miller qui sera parvenu à faire parler la plume ensevelie de Mauriac.

Alors pourquoi? Pourquoi s'entêter? Peut-être parce qu'il en était à son dernier film, parce qu'il voulait voir à l'écran la manière dont il avait toujours imaginé cette femme prise au dépourvu, prise les mains liées dans une tour de verre. Alors que le roman en rend moins compte (car il se concentre sur le poids d'une tare, chose moins choquante au XXIe siècle), le film parvient au moins à retranscrire une ressemblance troublante : que ce soit avant ou après le meurtre et son isolation, le chagrin de Thérèse subsiste. Sans pouvoir échapper à cette tristesse que l'on assimile ici à sa vie conjugale scellée au nom d'une alliance de familles influentes, la femme d'après le procès est aussi affable que celle qui précéda le crime. D'enquête psychologique, le roman devient tragédie à l'écran, tourmente d'une femme qui, comme l'écrit Mauriac, a vécu sa vie avant « sa vraie vie », une femme qui n'aura été que fille, jamais femme.

« Elle perçut soudain ce néant autour de quoi elle avait créé un univers de douleurs vagues et de vagues joies; elle découvrit, l'espace de quelques secondes, une disproportion infinie entre ces forces obscures de son coeur et la gentille figure barbouillée de poudre », écrit-il en traçant ce contraste troublant entre l'apparence et le coeur de Thérèse. Sans jamais se porter garant des actes de son héroïne, Mauriac refuse le sentimentalisme que provoque Tautou - nécessairement bonne et généreuse - dans un film qui échoue précisément à faire dans le contraste et dans la rencontre entre une lumière et une obscurité, d'autant plus pertinente qu'elle servait originalement à dénoncer la politique nationale française d'après-guerre.

Claude Miller nous laisse, content de sa finale magnifique et - l'exception confirme la règle - plus belle que celle du roman. Embourbé dans l'adaptation qu'il a toujours voulu faire, parti rejoindre les autres grands réalisateurs français (Rohmer, Chabrol et Corneau) qui étaient autant, sinon plus, de bons lecteurs que de bons cinéastes, il réitère l'amour français pour l'adaptation, pour la grande culture finement maîtrisée et exposée, pour l'art de raconter la condition féminine et les instants d'innocence. Dommage qu'il n'est su répéter les exploits du passé, dommage qu'en remplaçant l'innocence par la culpabilité, il n'est su, lui-même, s'adapter.
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Critique publiée le 5 décembre 2012.