WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Prisoner of Shark Island, The (1936)
John Ford

Noir sur blanc en noir et blanc

Par Mathieu Li-Goyette
Un promoteur du Nord est entouré de Noirs. Lincoln vient d'être assassiné, le pays unifié et l'homme, hypocrite, propose à ses auditeurs de venir travailler pour lui, d'être libérés de leurs chaînes pour lesquelles la nation s'était si durement scindée. Le patron, docteur Mudd, naïf et pur homme du Sud, passe à travers la scène et somme ses employés de jeter en dehors de ses terres le charlatan. Ce dernier répondra : « Hommes noirs, ne touchez pas un homme blanc! ». Le plan d'ouverture sur la masse agitée, le comique de la scène aux limites du burlesque (l'orateur est écarté à coup de pied au postérieur), la nuance de celle-ci ,(le sudiste règne sur ses employés noirs, mais les respecte tandis que le nordiste tente de les fourvoyer), tout Ford et toute sa vision de l'Amérique semble y être, cristallisée en trois petites minutes. Une vision limpide, drôle, mais grandiose dans ses mouvements de masse qu'il a su maîtriser depuis Iron Horse pour écrire une Histoire nationale gravée par le poids de l'unité et du nombre. Toujours fêtard, notre auteur fait « fêter » ses scènes de foule, crée du mouvement exagéré pour animer un cadre sinon toujours d'une stabilité d'airain. Le fait est que The Prisoner of Shark Island est une saga américaine comme il en existe peu et que de cette scène à la l'assassinat du président jusqu'à la libération dudit prisonnier s'écoule et se déroule un ensemble de contradictions patriotiques dont Ford est l'un des plus grands chantres, mais aussi l'un des plus fins analystes.
 
Condamné par son pays pour avoir aidé l'assassin d'Abraham Lincoln, John Wilkes Booth – la scène du crime rappellera pour plus d'une coupe au montage la vision du Birth of a Nation de D. W. Griffith – , Mudd, comme son nom l'indique, traînera dans la boue de son pays pour avoir soigné la jambe d'un homme qu'il n'avait jamais connu. Accusé à tort et à travers, notre héros est détenu à la prison de Fort Jefferson, île entourée de requins et isolée au sud de la Floride. On le condamne à perpétuité, on lui promet qu'il ne reverra ni sa fille, ni sa femme et son beau-père, vétéran des confédérés et personnage comique typiquement fordien; moustachu jusqu'aux rebords, ses yeux globuleux s'expriment plus que le visage et ses vieilles rengaines en font un grognon parfait. Le calvaire du prisonnier maltraité par des gardes croyant torturer le complice de l'assassinat occupe la majeure partie du film qui s'évertue à cloisonner le héros derrière les murs de la prison, à rendre tout espoir vain et à creuser sa thèse sur l'Amérique en pleine désillusion. Mudd se fait même surnommer « Judas » et doit se défendre d'être comploteur d'une affaire à laquelle il est, au fond, relié parce qu'il est sudiste.
 
Mais si Mudd est Judas, Lincoln doit être le Christ. Ainsi va la mythologie américano-fordienne où le le 16e président américain, celui l'ayant toujours obsédé, plane au-dessus du film, de son premier à son dernier plan. Dès la mort du président, cet instant où le cadre est recouvert par un voile de dentelle noir, véritable voile de Véronique à travers lequel on imprimera comme sur la pellicule le visage du défunt, l'auteur érige une élégie à son idole, une fable et qu'elle soit vraie – elle l'est – ou non importera peu. Car notre bon docteur est amené à côtoyer des Noirs et des Blancs, à voir comment la cruauté de l'homme n'est pas celle d'un drapeau, mais bien d'un esprit mal tourné. Un personnage nuancé visite une situation qui ne l'est pas assez. Pour l'auteur, c'est un peu comme ça que l'Histoire s'écrit. 
 
Tellement moraliste, The Prisoner of Shark Island ne pourrait se terminer avant de laisser à son protagoniste l'occasion de prouver sa valeur. Sans cesse malmené, Mudd est une victime. Cela dit, Ford n'aime pas les martyrs et, pour cette bonne et unique raison, il prolongera le film d'une vingtaine de minutes alors que le sort semble être jeté. Vient donc une épidémie qui s'abat – un « fléau », pour reprendre le sobriquet judéo-chrétien – et contraint les quelque trois mille hommes de l'île à craindre son prochain. Une fois le médecin de service abattu par la maladie, le général responsable de la prison (Harry Carey, fidèle compagnon du cinéaste depuis les années 10) se verra obligé d'avoir recours aux services du plus tristement célèbre de ses détenus. 
 
Gracié par son acte héroïque, Mudd n'aura pas a finir ses jours en prison et s'élèvera au-dessus des stéréotypes comme exemple à suivre d'une réconciliation entre le Nord et le Sud. La prophétie annoncée par Lincoln en début de film lorsqu'il demande à ses hommes d'entonner Dixie (chant patriotique confédéré) s'accomplit et l'Amérique en ressort plus forte, puisqu'elle s'unit malgré l'adversité.
 
La dichotomie, adversaire habituel du cinéma de Ford, s'expliciterait dans l'éclairage expressionniste. Sept ans après le départ prématuré de Murnau, le cinéaste ne s'est toujours pas remis de l'esthétique de l'Allemand et demande au talentueux chef opérateur Bert Glennon (rapidement reconnu pour les clairs-obscurs que Josef von Sternberg lui aura souvent commandés) de reprendre un style non loin de celui de Three Bad Men (1928), voire de The Informer (1935). Lors de la première fuite de Budd, on croira revoir non seulement le dédale rectangulaire du M de Fritz Lang, mais l'on prédira aussi la dernière fuite de The Third Man de Carol Reed. Cerné par le décor plutôt que par des gardes, notre héros se frappe à des douches de lumière, à des recoins humides où se dissimulent requins comme larbins. À la prison de Fort Jefferson se superpose enfin l'aliénation étasunienne qui, comme on aura dit de l'expressionnisme allemand des années 20, suit de près la grande dépression, appréhende le grand conflit européen et questionne, une fois de plus, la foi en l'idéal américain. 
 
Nul ne sera donc surpris de voir Abraham Lincoln parmi les préoccupations les plus urgentes de John Ford. Repris par lui comme il sera repris par Capra dans Mr. Smith Goes To Washington, on se réfère, dans les temps de crises, à « Old Abe » comme on se réfère à Dieu et à la vierge Marie lors de la peste – preuve en est, la peste de l'île sera chassée par un sacrifié de la cause « Lincoln », Mudd lui-même. L'esthétique du film renverrait à cette dichotomie dangereuse entre le blanc et le noir, entre la lumière et l'obscurité du style prononcé de l'oeuvre. Pour fendre la division, pour la mêler et la réorganiser, il n'y a que le héros, celui capable d'aller d'un pôle à l'autre, celui qui n'est pas fixe, qui ignore l'immuabilité du style comme des étiquettes et qui injecte de l'humain dans un monde de symboles (politiques comme esthétiques). L'homme en question, le fameux prisonnier de Shark Island, marque aux côtés de The Informer, une étape décisive dans l'évolution du conte fordien et de son personnage type. Politisé, ce dernier ne reviendra jamais sur ses pas; en plus de la défense de son foyer et de sa famille, de sa patrie il sera dès lors toujours question.
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Critique publiée le 13 novembre 2012.