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Leviathan (2012)
Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel

BOUCANIERS DE L’ENFER

Par Ariel Esteban Cayer
Remarquable essai visuel à mi-chemin entre film d’abstraction et fresque écologique poignante, Leviathan, réponse melvillienne à Franju et son Sang des bêtes, plonge aussitôt dans un monde cauchemardesque d’une noirceur d’encre des plus déstabilisantes. Sur un gigantesque bateau sur lequel les filets, jetés à l’eau, prennent immédiatement l’apparence d'énormes serpents de mer, l’horizon et les eaux mouvementées sont sens dessus dessous. Les chaînes deviennent tentaculaires et les hommes y sont anonymes et menaçants. On nous lance au milieu d’un carnage nocturne, sans repères, et lorsqu’on croira observer une scène à partir du point de vu d’un pêcheur hissant de la machinerie lourde à bord de l’abattoir, on se retrouvera soudainement à la mer, au milieu des vagues, des carcasses et des goélands affamés. La perspective de l’homme et celle de sa proie sont confondues, malaxées, englouties par la bête elle-même, devenue flux d’images intemporelles grâce au montage habile des deux documentaristes.
 
Décrire Leviathan ne rend évidemment pas justice à l’expérience viscérale et immersive, voire épuisante, que l'oeuvre propose. Rares sont les films qui exploitent si pleinement le potentiel de la photographie digitale, et celui-ci est l’un d’eux. Les possibilités d’abstraction que ces caméras permettent à travers leurs failles techniques et leurs pixels grossiers sont mises de l’avant, tout comme leurs capacités à être balancées, accrochées, traînées dans l’eau comme dans le sang, aux limites de ce qui peut-être capturé, aux limites de ce qui est habituellement vu au cinéma – où la perspective conventionnelle est résolument humaine, donc sujette à des raccords permettant de s'y repérer rapidement. Leviathan, inversement, c’est l’abandon de la terre pour la mer et ses caprices imprévisibles, c'est l'abandon de notre point de vu. Penchés sur la pêche industrielle, Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, documentaristes et anthropologues issus du Sensory Ethnography Lab de l'Université Harvard dressent un portrait purement imagé d’un milieu capturé grâce à une douzaine de minuscules caméras digitales visiblement malmenées. Disant vouloir rester neutre en n’apportant aucun commentaire autre que l’observation ethnographique de la rencontre entre des hommes, des machines et l’animal, Castaing-Taylor et Paravel, construisent leurs images autour d’une mission esthétique et sensorielle indéniable visant à répliquer la tourbillonnante expérience de pêche-industrie et parvenant à communiquer une thèse puissante et claire.
 
Souvent nocturnes, toujours glauques, les plans de Leviathan s’accumulent pour former une évocation hallucinée d’un lieu précis qui aurait pu être abordé de mille et une façons. En refusant de commenter autrement que par un simple passage du livre de Job décrivant le Leviathan en question, les deux documentaristes entraînent leur spectateur dans un univers parallèle propre au fantastique, aux références bibliques et donc, au répertoire imagé de l’Enfer. Les micros incompétents de ces petites caméras rendent nécessaire un mixage sonore amplifiant le réel, le rendant à la fois impressionniste et abstrait. Le montage des images ainsi que les méthodes extrêmes et expérimentales avec lesquelles celles-ci ont été tournées mènent Leviathan bien loin du cinéma direct avec lequel on pourrait le méprendre. En effet, c’est dans un choix formel précis encourageant le chaos et l’horreur que Castaing-Taylor et Paravel nous dressent un portait de l’industrie comme étant barbare, sanguinolente, violente et puissante. Les yeux exorbités de centaines de poissons, asphyxiés, broyés, déchiquetés auprès des magnifiques raies tranchées impunément à coups de machettes, nous regardent – autant de hantises, d’images-chocs pour le spectateur enveloppé dans un contexte de film de pure horreur présenté sous l'apparence d'un simple gagne-pain impersonnel, celui du pêcheur qui s'y fait à la fois protagoniste et vilain. S’éloignant à d’autres moments du massacre, Castaing-Taylor et Paravel enrichissent l’expérience avec des prises de vues mystifiantes, jouant dans leur juxtaposition de noirceur et de lumière, d’eau et de sang, de la houle et de l’acier dans une alchimie des forces élémentaires. Les séquences les plus contemplatives montrent des vagues frappant la proue, des vagues devenant frénétiques, malmenant la caméra submergée qui changera à nouveau les perspectives. De la mort du poisson, nous retournons à celle de l’homme, soudainement plongé dans un cosmos où le ciel étoilé surplombe l'océan de tous les cadavres. La noyade devient un motif et ces diverses excursions dans l’eau trouveront tout leur sens à la toute fin alors que Castaing-Taylor et Paravel offrent une dédicace finale aux pêcheurs ayant perdu la vie lors de leur travail.
 
Et quoique cela puisse paraître contradictoire, on ne retrouve que très peu d’humanité dans Leviathan. On y retrouve simplement l’emprise de la mer sur l’homme et la férocité de l’homme face à sa proie, deux dynamiques de pouvoir en collisions l’une avec l’autre, formant une étude quelque peu répétitive, néanmoins envoutante; un documentaire agissant plus en termes émotifs et sensibles qu’en termes informatifs, discursifs. Au générique, les poissons et les hommes sont même crédités sur un pied d’égalité – dernière touche d’ironie et de rigueur zoologique renforçant les proportions majestueuses et naturelles des événements observés. Replacés ainsi dans le grand cycle violent de la nature, l’Homme et l’Animal ne semblent jouer que leurs parts respectives, tandis que nous, nous demeurons toujours ébahis du privilège d’en avoir été le témoin.
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Critique publiée le 4 avril 2013.