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Chained (2012)
Jennifer Chambers Lynch

L'image, cette excroissance

Par Mathieu Li-Goyette
Mal-aimée depuis son premier film (Boxing Helena, 1993), toujours incomprise depuis son retour derrière la caméra (Surveillance, 2007), Jennifer Lynch, fille prodigue de David, accumule les échecs injustes, les pieds de nez populaires et critiques. En évoluant dans l’ombre de son père, elle s’attire les comparaisons forcées, les coups de coude salauds et, à l’âge où d’autres se laissent emporter par le succès, force est d’admettre que sa plus grande percée demeure l’écriture du Diary of Laura Palmer, un produit dérivé édité entre la première et la deuxième saison de Twin Peaks, sorte de bonbon pour les fans qui goûtaient pour la première fois à son style probablement lynchien, mais certainement plus viscéral, brutal.

Or, c’est un euphémisme que de décrire le cinéma de Jennifer Lynch comme « brutal ». Violent, déjanté, tordu, pervers, son art a tout de celui de Sade, mais avec un sens aiguë pour la morale. Mère avant d’être cinéaste, sa maternité se transpose dans un cinéma qui aime voir le récit se dérouler sous les yeux d’un enfant, degré zéro de la moralité humaine, petit être dont le libre arbitre est encore une histoire d'expériences bénignes et de pureté. En ce sens, les deux derniers films de Jennifer Lynch se penchent sur les origines de la violence dans notre société.

Dans Boxing Helena, la violence naissait d’un trouble obsessionnel compulsif à l’égard d’un corps féminin parfait, une Hélène mi-divine, mi-humaine. Dans Surveillance, deux tueurs prennent plaisir à faire de la fiction, à jouer les Mulder et Scully dans un X-Files chassant le redneck au lieu des Ovnis et où la volonté de puissance des personnages suit le désir de se calquer sur la culture des images. Ici, dans Chained, on retombe sur terre dans une histoire incestueuse alors que Bob (Vincent D’Onofrio) est un chauffeur de taxi enlevant une mère et son fils. Tuant la femme, il soumet ensuite son garçon à un esclavage tordu des années durant dans une maison isolée d’un coin perdu de l’Amérique.

La violence de Bob lui a été inculquée par un père qui le força à faire l’amour à sa mère. Atteint de graves problèmes de comportement, le tueur est avant tout un détraqué presque émouvant qui ne perçoit les femmes – sa mère y comprise – que comme des objets sexuels. N’ayant jamais eu l’attention d’un amour maternel, la bonté lui fait défaut et c’est cette vision machiste du monde qu’il tentera de transmettre à son héritier renommé Rabbit (son second baptême vise à lui prélever de force ce qu’il avait acquis d’humanité lors des neuf premières années de sa vie). Fils chéri d’une famille sans torts, Rabbit ne grandira pourtant pas dans les traces de son geôlier et refusera, des années plus tard, à se faire le meurtrier de jeunes femmes qu’on le forcera à violer et à assassiner. L'adolescent demeuré enfant résistera à la sauvagerie, s’accrochera à un bon sens que lui avait inculqué sa mère.

Chained fait ainsi écho aux films précédents de Lynch tout en prolongeant leurs discours dans un huis clos presque parfait. Sa caméra a peur de l’extérieur, de ses paysages au ciel si grand qu’il pèse sur les épaules des personnages qui oseraient s’y perdre. S’enfuir de la maison vétuste du tueur n’est plus une option pour Rabbit, car depuis une dizaine d’années, la chaîne qui le retient attaché à un lit de camp n’a fait que restreindre son monde à une réalité qui est tout autre. Ce n’est qu’après avoir soi-disant poignardé sa première victime qu’il aura droit à une chaise, à de nouveaux vêtements. Dans ce monde alternatif, microcosme de toute une société où la violence des images lévite dans un imaginaire collectif aux préférences inquiétantes - alors que la torture porn règne, où sont aujourd’hui les films d’horreur aux discours pertinents? -, le poids des mots comme le poids des actes atteint des disproportions troublantes et la récente curiosité à visionner les vidéos signées Magnotta en est la preuve la plus probante.

Chained se défend aussi d’être un film d’horreur naïf. Alors que le tueur serait habituellement un homme aux moyens démesurés (Hostel) ou à l’agenda mégalomane (Saw), Lynch offre un Bob un peu niais, touchant par sa brutalité animale dissimulant un enfant tourmenté. Enchaîné tout autant que Rabbit à un passé qui le hante et détermine ses actions au quotidien, il n’est pas le fou de la torture porn qui espérerait trouver dans la souffrance de soi et des autres un salut inespéré (Martyrs), ni un sadique qui imaginerait des situations horriblement maniérées où l’ambition de la mise en scène à créer du malaise se confronte à la vraisemblance du récit (Captivity).

Dans un climat où la mise en scène cherche à mettre de l’avant des protagonistes dont la psychologie est le coeur de la diégèse, D’Onofrio est terrifiant parce qu’il l’est d’abord dans l’esprit de Rabbit, parce qu’il est imprévisible et qu’il obéit à un code personnel qui ne nous est jamais dévoilé. Son apanage de règles obsessionnelles le rend fascinant, car il répond d’une logique interne au récit. Existant sur un plan d'ordre moral et psychologique, il n’incarne jamais la main sadique d’une cinéaste qui prendrait plaisir à se venger de son mal-être sur ses personnages sans défense. Cet immense respect pour ses victimes rend à Chained sa légitimité à prétendre être un regard sérieux sur la violence.

Somme toute, cette lucidité, c'est bien ce qu'elle peut tenir de son père. Ici comme dans ses deux films précédents, le paysage pue la normalité – le quotidien des personnages est rétro, vintage, nous projette dans une atmosphère de banlieue plus que parfaite où le moindre détail anodin laisse présager la peur d'une corruption inhérente au monde des Lynch. Est louche ce qui est innocent, insignifiant, car cette ambiance immaculée cache en elle un mal qui guette. Il prend finalement l'apparence d'un proche dont on n'attendait plus la trahison, mais qui confirme cependant ce que nous avions à craindre d'un tel monde où les incohérences (des agents de Surveillance jusqu'au cowboy de Mulholland Dr.) ne sont que la pointe de l'iceberg d'une menace enfouie sous nos pieds, malsaine et prête à émerger en plein jour (des maisonnées de Blue Velvet au taxi de Bob portant l'écriteau « Comfort »).

Ironie du sort que, depuis le silence de David en 2006, ce soit sa fille, revenue de nulle part, qui poursuit ce cinéma de l'absurdité collective. Ils provoquent un rire nerveux devant l'incompréhension chronique de leurs images, un rictus soudain agissant comme la mesure sismique de ce monde souterrain. Ce rire, il vient amplifier les difformités de notre système (voir les deux policiers de Surveillance), il réussit à révéler des excroissances timides (presque tout Lynch) ou incomprises (Elephant Man) ou encore les désirs sadiques et voyeurs des citoyens les plus inoffensifs (le docteur obsédé de Boxing Helena). Avec Chained, Jennifer Lynch crée une autre excroissance incarnée par son tueur tourmenté. Elle exagère cette protubérance qui se cache en nous pour mieux nous l'amputer de sa scie rouillée. Elle la coupe, nous la montre et s'en va comme si elle n'était jamais intervenue en premier lieu. Poétesse furtive et sans pitié, elle confirme aujourd'hui sa digne place aux côtés de son père et des auteurs à surveiller.
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Critique publiée le 13 août 2012.