WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Poulet aux prunes (2011)
Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi

Animer l'inanimé

Par Mathieu Li-Goyette
Depuis qu’elle a vraisemblablement abandonné ses planches et son encrier, Marjane Satrapi accumule les projets au cinéma, des projets qui, en filiation directe avec ses œuvres de bandes dessinées, confirment le talent de l’artiste pluridisciplinaire tout comme l’universalité de son discours. Comme dans Persepolis, c’est une plongée dans le monde iranien qu’on nous propose en suivant les derniers jours de la vie de Nasser-Ali (Mathieu Amalric), un violoniste talentueux qui a perdu, du jour au lendemain, toute envie de jouer. Cherchant un nouvel instrument chez le luthier de son quartier, il en ressort déçu et croira trop aveuglément les conseils de son frère communiste venu lui refiler l’adresse du propriétaire (Jamel Debbouze) d’un Stradivarius ayant appartenu à Bach lui-même. Sorte de fantasme cliché du musicien classique, le violon ne fera rien pour remettre sur pied Nasser-Ali, père de deux enfants et mari fidèle d’une femme qu’il n’a jamais aimé (Maria de Medeiros). D’emblée, Poulet aux prunes s’inscrit dans la veine sensible de l'auteure et révèle son goût pour les récits de vie ambitieux par leur densité, mais jamais dans leur longueur (1 heure 25 minutes, c’est peu pour 20 ans).
 
Ce qu’on retiendra de Poulet aux prunes le film par rapport à Poulet aux prunes la bédé, c’est bien entendu sa fidélité, mais surtout son choix d’incruster des acteurs filmés en prise de vue réelle dans un paysage souvent dessiné, sinon animé par des techniques dont la plasticité ne sont pas sans rappeler une oeuvre d’animation papier ou, plus littéralement, ces livres pour enfants qui se déplient et font des illustrations de complexes formes de carton s’emboîtant, se dévoilant sous nos yeux. 
 
En fait, Satrapi emprunte à ces albums leur fluidité avec son goût pour les travellings et les fondus répétés, ces outils de la mise en scène servant si bien un récit fait dans l’artificialité du langage posé de ses personnages, dans sa voix off sortie de nulle part, sinon du papier et de sa manière de tisser des réseaux complexes de relation entre ses protagonistes d’un simple tour de montage. Elle et Winshluss (de son vrai nom Vincent Paronnaud), son complice de Persepolis, poursuivent donc là où ils s’étaient arrêtés. Tellement que si le choix n’avait pas été fait d’avoir recours à des interprètes pour restituer aux personnages cette émotion si facile à ingurgiter (le visage éberlué d’Amalric – acteur génial, à défaut de radoter – est plus cartoonesque qu’un cartoon), on aurait senti un surplace, de la répétition à traiter encore des difficultés qu’à un individu à se tracer un chemin de vie dans une société façonnée dans la contrainte. Aux droits pour les femmes on aurait substitué la quête de l’inspiration, aux policiers on échangerait une mère et des enfants d’un mariage arrangé, au violon brisé du musicien, ce petit objet qui le rend prisonnier autant qu’il le définit, on aurait pensé au voile. 
 
C’est-à-dire qu’en troquant son héroïne contre un héros, Satrapi ne fait pas plus un film apolitique. Elle se mouille comme elle le fait toujours et tente plutôt, en adaptant son chef-d’œuvre de 2004 (plus que ne pouvait l’être la série Persepolis qui la fit tant connaître), de faire confiance à la cohérence de son histoire pour se concentrer à fignoler sa mise en scène et sa direction d’acteur. À eux deux, les bédéistes donnent ainsi une grande leçon de jeu exagéré, de parodie sérieuse où les visages deviennent dessins à gros traits et où les décors perdent leur cachet réaliste pour se fondre dans l’univers de la bédé. Nuages aux couleurs extraordinaires, herbes multicolores, fumée de cigarette trop malléable, le monde prend vie pour rejoindre celle des personnages : en restituant acteurs et environnement au même degré esthétique, les cinéastes parviennent à un aplat judicieux, une zone grise où l’égalité entre l’un et l’autre rappelle celle du dessin où la peau comme la pierre partagent la même matérialité. En narrant la tumultueuse vie d'un musicien, c'est aussi la musique qui viendra donner vie à l'inanimé.
 
Le style ironique de Poulet aux prunes fonctionne si bien avec le drame qu’il raconte précisément parce que la structure narrative prend le pas sur tout le reste. Imaginé comme un récit d’enquête, le premier saut en arrière se fait à la mort de Nasser-Ali où nous remontons à huit jours avant son décès. La mort et rien d'autre nous pousse à comprendre un personnage plus ou moins antipathique. Ensuite, c’est jusqu’à vingt ans dans le passé qu’il faudra reculer pour comprendre comment un musicien prodigue en est arrivé au suicide. Forcé à un mariage qu’il n’a jamais désiré, il a laissé partir son amante dans les bras d’un général d’armée sans jamais la revoir. Confessant qu’il a toujours pensé à elle en exerçant de son instrument, qu’à chacune de ses envolées inspirées, il se souvenait en fait des quelques semaines passées avec elle, l’accumulation de ces souvenirs idéalisés lui a valu une vie de stress et de malheur à jouer dans l’espoir de retrouvailles. On comprend enfin que ce n’est pas tant la perte d’inspiration qui le mène dans les bras d’Azrael (ange de la mort qui lui rend visite dans une scène d’un surréalisme à mi-chemin entre Buñuel et Dreyer), mais bien une rencontre fortuite faite en plein milieu de la ville où, quelques jours avant sa mort, il aurait croisé sa promise sans qu’elle puisse se remémorer son visage. Alors, s’en était fait de Nasser-Ali, lui qui passa vingt ans à vivre un amour invisible, à espérer substituer sa passion par l’art qui le rendit si unique. 
 
Poulet aux prunes est un petit film d’exception, une courte fable animée sur la force de la dévotion aux choses, sur les motivations profondes de l’Homme dans un monde où il pourrait trop facilement tout considérer comme absurde; c’est bien de ça que meurt Nasser-Ali, la victoire de l’absurdité sur la confiance en l’humanité pleine de sentiments. Conclusion zigzaguant de part et d’autre d’une séquence muette de dix minutes – la plus magistrale du film, le valant peut-être à elle seule – elle est notre ration du condamné à mort, ce poulet aux prunes que mangera Nasser-Ali comme dernier repas, cette dernière gâterie de la vie, du récit, qui nous accompagnera jusqu’au tombeau du violoniste en bouclant la boucle, en faisant foi de la simplicité du cœur et des raisons d’un homme tué par le chagrin de l'espérance.
7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 8 juin 2012.