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Persepolis (2007)
Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi

Destin animé

Par Jean-François Vandeuren
Entre 2000 et 2003, Marjane Satrapi leva le voile sur sa vie d’une manière pour le moins inhabituelle. Ainsi, plutôt que de ne s’exprimer qu’avec des mots, l’artiste d’origine iranienne accorda également une importance particulière à l’image et publia tour à tour quatre romans dessinés dans lesquels elle relata d’une manière étrangement fantaisiste les événements les plus marquants de sa courte - mais ô combien trépidante - existence. Acclamé autant par le public que par la critique, ce n’était visiblement qu’une question de temps avant que Persepolis ne soit finalement adapté pour le grand écran. La bédéiste devenue cinéaste nous transporte donc une fois de plus à la fin des années 70, alors que l’Iran vit ses derniers jours sous le règne du chah Mohammad Reza Pahlavi. Marjane n’est alors âgée que de neuf ans. Fan inconditionnelle de Bruce Lee, la jeune fille est également fascinée par l’engagement politique des membres de sa famille, grâce auxquels elle développera au fil du temps un esprit critique acéré qui lui permettra de demeurer lucide face aux nombreux changements sociaux qui bouleverseront sa mère patrie durant les décennies à venir. Quelques années après la création de la république islamique, au plus fort de la Guerre imposée, Marjane sera envoyée à Vienne où elle y vivra son premier véritable contact avec l’Occident. Cette dernière devra d’ailleurs attendre jusqu’à la fin de son adolescence avant de pouvoir renouer avec le paysage morcelé de son pays natal, où les idéaux si ardemment défendus jadis par ses parents et amis auront été passablement affaiblis par une révolution qui n’aura jamais produit les effets escomptés.

Vue la forme de l’oeuvre originale, l’animation s’imposait évidemment comme un choix esthétique logique, mais aussi nécessaire. Le présent effort demeure d’ailleurs assez fidèle à la vision artistique que défendait Marjane Satrapi sur papier, récupérant la signature visuelle on ne peut plus minimaliste - et pourtant d’une richesse inouïe - de cette dernière avec tact, et surtout énormément de créativité. Les personnages et les environnements de Persepolis s’animent ainsi à l’écran sous les mêmes teintes de noir et de blanc qui dominaient les pages des quatre bouquins de l’artiste franco-iranienne tout en étant toujours définis par des traits tout ce qu’il y a de plus rudimentaires, lesquels donnent tout de même lieu à quelques élans plus abstraits flirtant majestueusement avec l’expressionnisme. Mais là où Satrapi et son acolyte Vincent Paronnaud jouent particulièrement de finesse, c’est dans la façon dont ils se servent de la simplicité volontaire des lignes et des différents jeux d’ombrage illustrant leur univers filmique pour créer une imagerie à la fois puissante et extrêmement évocatrice. En s’éloignant de la rigueur narrative et du souci de réalisme particulièrement rigide que réclame habituellement ce genre de prémisses, les deux cinéastes créèrent un parfait équilibre entre le drame et la comédie, n’atténuant jamais leur problématique de façon outrancière tout en proposant une vision moins virulente de celle-ci par le biais d’une approche beaucoup plus souple et authentique. L’emploi de l’animation prendra du coup tout son sens alors que celle-ci finira par conférer un caractère anonyme à ce Téhéran dépourvu de tout exotisme que nous pourrions facilement confondre avec n’importe quelle cité occidentale.

L’usage d’un tel médium permettra aussi à Satrapi et Paronnaud de prendre leurs distances de temps à autre avec la situation sociopolitique particulièrement ardue dont leur récit fait état, et ce, sans que la réponse émotionnelle qu’ils cherchent tant à susciter chez le spectateur n’en soit nécessairement affectée. Les deux cinéastes imprègneront d’ailleurs leur démarche d’une touche de naïveté tout ce qu’il y a de plus sentie en examinant les mutations pour le moins radicales ayant secoué la communauté iranienne au cours des dernières décennies à travers les yeux d’une gamine de neuf ans. Un regard bon enfant sur des événements pourtant lourds de conséquences que le duo affaiblira au fur et à mesure que Marjane vieillira alors que, parallèlement, le pays d’origine de cette dernière sera de plus en plus écrasé sous le poids des différentes doctrines instaurées par ses nouveaux dirigeants. Satrapi et Paronnaud font également preuve d’une adresse exceptionnelle dans la façon dont ils mêlent les épisodes relatant le passage à l’âge adulte de leur protagoniste aux grandes lignes de la création de la république islamique et du conflit Iran-Irak, ne se gênant pas pour effectuer de nombreux virages à 180 degrés afin d’octroyer un ton beaucoup plus tragique à certaines séquences. Mais si un tel scénario possède évidemment une résonance particulière vu l’état actuel de la scène politique internationale, Persepolis demeure néanmoins une oeuvre beaucoup plus personnelle que revendicatrice. Satrapi ne tente ainsi en aucun cas de faire de son film qu’un simple brûlot et s’évertue plutôt à rédiger une émouvante lettre d’amour aux membres de sa famille, dont elle souligne continuellement la bravoure et la force de caractère surhumaines.

Mais malgré cet hommage des plus élogieux, les personnages de Persepolis ne nous sont jamais présentés comme des figures héroïques (au sens large du terme). La détermination dont font preuve Marjane et ses proches ne se manifeste donc pas à travers les gestes qu’ils posent de façon concrète, mais plutôt dans la manière dont ces derniers réussirent à rester fidèles à leurs convictions malgré les événements insensés auxquels ils furent constamment confrontés. Le coup de maître des deux auteurs aura d’ailleurs été dans ce cas-ci de lier intrinsèquement leur discours à la progression - ou la détérioration - psychologique de leurs protagonistes tout en sachant poser les bonnes questions au bon moment, et surtout de la bonne façon. La réussite de Persepolis réside ainsi dans la manière on ne peut plus sincère dont Satrapi et Paronnaud capitalisent sur cette histoire universelle prônant une forme d’intégrité et de fierté personnelle allant bien au-delà de toute appartenance à n'importe quel régime politique, soulignant d’emblée que le plus grand danger, et ce, autant d’un point de vue individuel que collectif, sera toujours de finir par oublier qui nous sommes et d’où nous venons. Un constat que nous livrera une Marjane adulte - plongée dans ses souvenirs quelque part dans un aéroport français - prenant de nouveau conscience du lourd prix qu’elle aura dû payer pour jouir aujourd’hui d’une telle liberté. Cette idée sera aussi parfaitement exprimée lors d’une finale tout à fait déchirante qui viendra mettre un terme à un récit d’une remarquable sensibilité, lequel aura su faire honneur à sa source d’inspiration tout en s'imposant comme une oeuvre de marque au sein d'un genre que nous n’avons pas encore l’habitude de voir sous un jour aussi politisé.
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Critique publiée le 8 mai 2012.