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Il Posto (1961)
Ermanno Olmi

L'engrenage adulte

Par Alexandre Fontaine Rousseau
« Ici, tout le monde a la mauvaise habitude de penser que tout est urgent ». On pourrait dire que cette sage remarque, proférée par un vieux de la vieille à l'intention de Domenico, nouvellement engagé dans une grande entreprise milanaise qui restera anonyme, résume à elle seule le propos d'Il Posto. Film superbe, d'autant plus beau qu'il s'avère jusqu'au bout d'une incroyable simplicité, le deuxième long métrage d'Ermanno Olmi illustre en un seul regard désemparé la cruelle réalisation qu'il est trop tard pour reculer une fois que l'on a mis le doigt dans l'engrenage de l'âge adulte. Car si, dans le premier plan du film, Domenico est encore un adolescent habitant le domicile familial, il est bel et bien devenu un adulte, presque contre son gré, lorsque nous le quittons une heure trente plus tard. Ayant accepté de sacrifier ses rêves pour gagner sa vie, il s'installe un peu maladroitement derrière un bureau auquel nous le sentons dès lors condamné, enchaîné jusqu'à la fin de ses jours. Trop vite, sans vraiment se poser de questions, le jeune homme, trahi par des ambitions qui lui ont en quelque sorte été imposées, a accepté un triste avenir qu'on a su jusqu'à ce moment précis déguiser en « réussite » personnelle et professionnelle.

Ce déchirant plan final clôt brillamment un film sans fausse note, qui démontre par le biais de l'intime l'inhumanité d'un système s'efforçant d'assujettir les individus à sa logique implacable. Tour à tour tendre, drôle et mélancolique, Il Posto décortique par l'entremise d'une histoire classique de « coming of age » les raisons qui poussent l'homme à se compromettre, inexorablement, pour finalement abdiquer à l'ordre des choses : ce qui fait qu'au nom de ses aspirations l'individu renonce en fin de compte à celles-ci. Le choix de dédramatiser cette tragédie la rend d'autant plus insoutenable, d'autant plus horrible, qu'elle devient, de par son ancrage dans un quotidien habilement documenté, parfaitement ordinaire. Implicitement, le film nous laisse cette impression que chacun de ses personnages fut, à un certain moment de sa vie, à la place de Domenico. À commencer par ce vieil employé dont le trépas libère un poste et dont nous ne saurons au final pas grand-chose sinon qu'il écrivait, dans ses temps libres, un roman qui restera inachevé.

Ce que critique Il Posto, c'est l'absurdité d'une existence passée à désirer grimper les échelons pour arriver non pas au sommet mais simplement un peu plus haut dans la hiérarchie. Le monde du travail est ici décrit sur le mode de l'observation ironique : le ridicule de ces tests que l'on fait passer aux candidats avant de les embaucher, les employés s'activant nerveusement à des tâches que l'on ne comprend guère, cette atmosphère de compétition mesquine entre eux… Sous l'oeil attentif de la caméra, les humains multiplient les pirouettes insensées pour être acceptés, remarqués, choisis. Ainsi filmés, ils ressemblent à d'étranges bêtes, leurs pratiques sociales devenant tout naturellement des rites saugrenus à la fois grossièrement ordinaires et drôlement insolites. Il y a, dans cette manière de filmer les corps, quelque chose qui tient de la caricature. Chez Olmi, pourtant, la plaisanterie paraît toujours dosée, délicate. Son regard se situe à mi-chemin entre l'objectivité de l'attitude documentaire et la lucidité moqueuse du slapstick. Subtilement, il glisse d'un mode à l'autre, les entrelace à la recherche de l'équilibre parfait qui saura décrire avec justesse l'étrangeté du monde.

Il y a évidemment, au beau milieu de tout ça, cette histoire d'amour hésitante, ce vacillement incertain vers l'autre que le cinéaste capte nerveusement, avec une candeur illuminant un instant l'ensemble. Mais même ce vague espoir s'estompe progressivement dans la grisaille ambiante, étouffé par la morne réalité du travail, du quotidien, des horaires qui ne concordent pas, des hasards qui ne surviennent pas. On pense à cette scène du bal du jour de l'an où Domenico attend Antonietta, sans trop savoir si elle viendra - à cette attente qui se transforme lentement en découragement. Éloquemment, le portrait social prend alors le dessus sur l'histoire d'amour, comme si le romantisme était peu à peu absorbé par le réel et sa description scientifique. Héritier du néoréalisme, Olmi détourne le naturalisme caractérisant ce courant pour l'utiliser à des fins plus ouvertement romanesques. Le réalisateur trouvera le moyen de transcender cette tactique dès son film suivant, I Fidanzati, où le quotidien d'un ouvrier sert de point de départ à une réflexion sur le couple. Mais, déjà, Il Posto révèle pleinement le potentiel de sa méthode.

S'il était moins fin, moins sensible, on pourrait accuser Olmi d'exploiter ce réalisme - de le rendre accessoire au pathos afin de mieux manipuler le spectateur. Or, il n'en est rien. Le cinéaste italien, aussi doué pour la peinture de moeurs que pour la démonstration émotive, arrive à faire cohabiter harmonieusement ces deux éléments. Mieux encore, il propose un véritable modèle cinématographique où ces forces expressives s'accordent au service du discours sans être strictement auxiliaires de celui-ci. Entre ses mains, l'humour et la tragédie, l'intime et le social s'imbriquent et se répondent, de manière à restituer avec le plus d'honnêteté possible la complexité du monde, la cruauté parfois insoutenable de ses contradictions. Pour cette raison, Il Posto paraît éternel - même s'il est indéniablement ancré dans une époque précise, dans une réalité sociale spécifique dont la description s'avère soigneusement exacte. Car Olmi, sublime analyste de la condition humaine, sait mettre le doigt sur l'universel de son sujet; et son film, après cinquante ans, demeure pour cette raison tout bonnement bouleversant.
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Critique publiée le 28 mars 2012.