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All That Heaven Allows (1955)
Douglas Sirk

Sous la surface étincelante du Technicolor

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Rarement le mélodrame classique s'est-il avéré aussi riche qu'entre les mains de Douglas Sirk, passé maître dans l'art d'allier la plus délicate des nuances à la plus pompeuse des apparences. On détecte dans ce contraste entre la surface et le fond l'essence même du discours finement ironique de Sirk sur les moeurs et la société, les iniquités de sexes et de classes, ainsi que sur les tragiques souffrances que s'infligent les hommes et les femmes incapables de vivre selon les désirs de leur coeur. En ce sens, l'opulence caractérisant ce cinéma populaire est, au même titre que les anecdotes tumultueuses lui servant de prétexte, un faux-semblant : un vernis, qu'il ne s'agit pas pour le spectateur de gratter puisqu'il se corrode par lui-même, rongé de l'intérieur par ces passions agitées qui refusent de se laisser dompter par l'ordre ambiant. L'idée générale, chez Sirk, est déjà contenue dans le premier plan. All That Heaven Allows, son classique de 1955, débute par un travelling qui glisse d'un clocher surplombant une rue de banlieue, symbole d'une collectivité autoritaire et rangée, jusqu'à ces maisons trop propres, trop parfaites, où habitent les individus - victimes désignées du joug de la sacro-sainte « communauté ». Ce clocher se dresse tel un menaçant panoptique, dessinant l'ombre de ce jugement qui plane sur le monde dans lequel nous entrons.

Mélancolique, le cinéma de Sirk l'est jusque dans son romantisme - que l'on pressent d'emblée condamné à traverser les plus périlleuses épreuves. Son oeuvre est automnale, les couleurs vives d'un somptueux Technicolor ne pouvant jamais cacher très longtemps qu'elles sont aussi le signe d'un inévitable déclin. Ici, les plus nobles sentiments entraînent immanquablement les plus douloureuses épreuves; et si Sirk sait filmer le bonheur, c'est que la fatidique fragilité de celui-ci plane toujours, spectrale, en arrière-plan. Il en va ainsi dans All That Heaven Allows, où Jane Wyman et Rock Hudson (que l'on avait déjà pu voir ensemble, l'année précédente, dans le très beau Magnificent Obsession) se rencontrent, s'aiment et se butent au médiocre mépris d'une communauté étroite d'esprit voyant d'un mauvais oeil cette relation pourtant légitime entre une veuve aisée et un pauvre jeune homme idéaliste. Sacrifiant son amour pour ne pas contrarier ses propres enfants, Wyman découvrira progressivement que leur attachement à elle est lui-même éphémère-– lors d'une fête de Noël particulièrement désolante où ceux-ci lui offrent une télévision qui pourra meubler ce temps qu'au fond elle perd à ne pas vivre pleinement.

Cadrant le reflet de Wyman dans cet écran cathodique éteint, miroir révélateur des drames d'une société dans son ensemble, Sirk utilise le mélodrame à des fins subversives sans pour autant en compromettre la portée émotionnelle. La femme aperçoit son propre avenir dans le téléviseur, s'observe au présent dépérissant lentement dans un futur proche. Plus subtilement, le cinéaste nous fait déjà le coup qu'il refera un an plus tard avec l'introduction du splendide Written on the Wind : il bouscule le temps à l'intérieur du plan, s'amuse à jouer avec les limites logiques de la mise en scène classique. Mais ces tours de passe-passe formels demeurent des auxiliaires attentifs, soit du discours ou de l'histoire : même si son style est par définition excessif, jamais Sirk ne prêche par excès de style. L'excès, au fond, est sa manière de rendre criard le mode de vie qu'il décrit - jamais de se mettre en évidence en tant que metteur en scène. Ce qui l'intéresse et le révolte, c'est l'hypocrisie rampante de l'univers qu'il dépeint. Ainsi, même la fille éduquée et prétendument progressiste de Wyman se révèle au bout du compte récalcitrante à l'idée que sa mère déroge aux normes sociales établies. C'est donc à l'extérieur de cette société, du côté des « marginaux » qui, comme le personnage de Rock Hudson, vivent selon leurs désirs, que la critique cède le pas à la poésie.

Grand cinéaste, Douglas Sirk l'est parce qu'il fait de chaque moment fort de son film l'ultime scène dramatique de l'histoire du septième art. En grandes pompes de même que dans les menus détails, Sirk cultive affectueusement les émotions. Il exploite l'ombre et la lumière à des fins symboliques, certes, évidentes, mais déploie ses artifices de manière magistralement expressive. On pense à cette scène où Wyman, hésitante, quitte Hudson, brisant par accident cette théière qu'avec soin il avait restauré : à la silhouette d'Hudson, happée par l'ombre lorsque Wyman part, après que leurs corps aient baigné une courte éternité dans la douce lumière hivernale. Ces glorieux moments de mélodrame, orchestrés à la manière de grands opéras, ne font qu'un avec le sous-texte critique du film dans son ensemble. On peut même dire que l'un se nourrit de l'autre, que la tragédie des individus est amplifiée par les implications sociales et que les implications sociales sont plus tangibles parce qu'ancrées dans la tragédie de ces individus. Il y a donc deux systèmes à l'oeuvre chez Sirk, tous deux fondés sur l'interaction entre le fond et la forme. Il y a d'abord l'image, surface trompeuse qui devient révélatrice des pulsions secrètes, et ensuite le genre, faussement consensuel alors que le propos, lui, est au contraire finement séditieux. All That Heaven Allows, en ce sens, est exemplaire de cette manière particulière qu'a le cinéaste américain de transcender les limites du mélodrame tout en donnant au genre incompris ses lettres de noblesse.
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Critique publiée le 3 octobre 2011.