WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Coteau Rouge (2011)
André Forcier

Longueuil, ville du monde

Par Mathieu Li-Goyette
Coteau Rouge est l’un des films les plus réalistes d’André Forcier. L’un de ceux qui adhèrent le plus littéralement à une réalité - celle du quartier où il habite à Longueuil - comme si là, il ne ressentait pas le besoin de déformer ce qui est déjà aberrant. Seul élément magique, cette maman esturgeon que l'on ne voit jamais et qui hante le film par l’entremise de toute la descendance Blanchard qu'elle a laissée proliférer sur la Rive-Sud de Montréal. En fait, après Je me souviens, Forcier semble poursuivre l'écriture d'une culture plutôt que la mise en fable de celle-ci, soit se souvenir avant qu'il ne soit trop tard, filmer ces choses qui nous entourent, laisser une trace de son passage. Ses préoccupations se métamorphosent et ce changement d'intérêt en dit long sur un Québec filmé ici comme la trace d'un XXe siècle s'effaçant. « Je me souviens », c'était donc autant le titre d'un film qu'une pensée que l'auteur poursuit en faisant de Longueuil le microcosme d'un monde cerné par les dettes et le capitalisme sauvage. Coteau Rouge n'est pas seulement un film amusant. Ce n'est pas, en ce sens, un film innocent ou inoffensif puisque c'est bien l’oeuvre d'un homme ayant pointé sa caméra vers ses voisins en décidant de capter la manière de vivre d'un environnement précis avant que le changement ne balaie tout.

Quotidien idéalisé ou non, là n'est pas la question et c'est dans l'évolution de la famille sur quatre générations que se terre le discours de Forcier. L'arrière-grand-père (Paolo Noël), fils d'un immense poisson du fleuve Saint-Laurent gardant Coteau Rouge et l'Île-aux-Fesses, vit près de son fils (Gaston Lepage), propriétaire d'une station-service indépendante (servant aussi de terrain de pétanque), de son petit-fils (Mario Saint-Amand), ancien boxeur professionnel pris au chevet de sa femme mourante, et de son petit-fils (Maxime Desjardins-Tremblay, le petit homme du Ring), adolescent idéaliste en quête d'entreprenariat coopératif. La famille a ses problèmes et tente de se débrouiller avec Éric Miljours (Roy Dupuis) dans les parages, un riche investisseur immobilier proposant aux habitants de Coteau Rouge d'acheter leurs terrains et d'y bâtir des condos où ils pourront vivre gratuitement en échange de quelques services de conciergerie. Les citoyens, retraités ou sur l'aide sociale, acceptent et cohabitent avec les nombreux fortunés qui emplissent les poches de Miljours. La « condomination » du quartier, la famille Blanchard l'aura vue arriver de très loin et refusera de céder et de vendre son coin de terre si chèrement acquis depuis des générations. Le film trace le portrait d'une banlieue qui incorpore chacun de ses recoins et dénonce l’obsession tout comme la phobie de l'argent. De son côté, l'arrière-petit-fils dira : « ce n'est pas parce que tu fais de l'argent que t'essaies de fourrer le monde ». En effet, derrière sa petite entreprise d'entretien de pelouse et de cordes à linge à louer, l'héritier de la famille est en fait un militant d'une économie locale saine et favorable à l'environnement. Comme dans Les porteurs d'espoir de Fernand Dansereau, Forcier voit dans la nouvelle génération la promesse d'un avenir vert, d'un salut pour le capitalisme « à visage humain ».

À l'opposé, Miljours est un Ken en plastique, doté d'une coiffure parfaite, d'un sourire parfait et d'un costume parfait. Avec lui, il a entraîné Hélène Blanchard, la fille du pompiste, attirée par les bijoux qu’il lui a offerts et par cette vie de reine des condominiums. Ensemble, ils sont le couple de riches banlieusards pathétiques. Toujours trop bronzés, toujours trop maquillés, ils s'affairent à ne rien faire, à faire de l'argent à partir de rien et à absorber la région pour l'urbaniser dans un désert d'immeubles monolithiques et plats. Les banlieues sont grises - Simon Galiero en faisait déjà sa meilleure scène dans Nuages sur la ville - et sont l'aboutissement d'une province commercialisée, d'une population charmée par un rêve américain ayant pour seul et unique but de caser les citoyens dans les cases respectives d'un agenda politico-économique.

La beauté de Coteau Rouge, mis à part son accumulation de performances remarquables et sa mise en scène précise, c'est aussi de ne pas mêler les cartes et de garder une structure de conte où la filiation du sang paternel fait de la famille une entité solide, soit l'unique château fort possible de la fade modernité. Ce qui unit les deux clans et les sépare à la fois, c'est cette insémination artificielle qu'a acceptée la mère d'Hélène - elle accouchera du fils de Miljours et de sa fille, donc elle enfantera sa petite-fille. En faisant naître l'enfant de cette manière, le récit fait sauter d'une génération le sang familial, exclu en quelque sorte l'enfant à naître d'une lignée traditionnelle. De leur côté, le foyer des Miljours (présidé par le grand-père incarné par Donald Pilon) a choisi de gonfler le ventre d'Hélène d'un ballon. Le paraître avant l'être, la grossesse sans les vergetures ou les nausées, telle est leur devise. Et justement, des condominiums sont faits de paraître plutôt que d'être, de murs en béton et non de « 2 par 4 ». Le point de vue de Forcier, comme celui qu’adoptait Galiero, n'est pas le regard d'un réactionnaire, mais bien d'un cinéaste capable de remettre en perspective les aboutissants d'une économie marchande contemporaine. Coteau Rouge n'est pas un film nous disant que c'était mieux avant, mais plutôt comment c'est maintenant.

Puisque Miljours meurt dévoré par l'esturgeon, la communauté est saine et sauve, car l'étranger est avalé par la matriarche totémique : la filiation de la famille Blanchard vient du sang masculin et les femmes, si elles définissent leur mari par leur caractère, ont intégré la famille complètement et l’allaitent. Comme dans toute bonne communauté québécoise, celle-ci à son prêtre, l'arrière-grand-père détenteur de la légende qu'on ne verra jamais au bras d'une femme. Elle a aussi son sacrifice par le cancer, son héritage dans la station-service, son animal protecteur avec le poisson et cette communauté, plus que les maisons et les fortunes, devra être conservée. Le personnage de Céline Bonnier dit à la fin du film : « je vous redécouvre ». Sa redécouverte est celle de la citadine revenue dans sa famille, de la femme qui rêvait des États-Unis et qui revient dans son Longueuil natal, un endroit aux valeurs « vraies » et au ragoût de lapin cuit dans le lait de la grand-mère porteuse.

Ce qu'on a si souvent appelé le réalisme magique d'André Forcier se concrétise d'ailleurs dans ces petits moments et dans son poisson légendaire. Ouverture à l'imaginaire, l'animal nous fait poser la question : « et si seulement? » Et si seulement le poisson existait, il pourrait manger le vilain bourgeois. Et si seulement le poisson existait, la communauté serait sauvée. Si elle survit, c'est grâce au monstre marin, mais aussi grâce à la droiture des pères et au lait de la mère. Or, le poisson est une histoire inventée tout comme Coteau Rouge. Sans le poisson, sans cette dose de fantaisie, la communauté s'effacerait et une nouvelle organisation de l’espace prendrait le dessus, celle des condominiums. Dans le film, nous y échappons. Pourquoi? Parce que ce n'est que chez Forcier que le Québec se porte toujours bien.
7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 13 novembre 2013.